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Sortir de la souffrance au travail
Par Christophe Dejours, psychanalyste et psychiatre

La discordance s’accroît, en France, entre la souffrance qui continue de s’aggraver dans le monde du travail et le débat qui s’intensifie dans l’espace public cependant que des mouvements de protestation se manifestent de plus en plus bruyamment dans la cité. Cette discordance pose des problèmes sérieux à ceux qui sont préoccupés par l’action en vue d’expérimenter de nouvelles méthodes d’organisation du travail.

Des solutions existent en effet, mais elles se heurtent à des obstacles dont l’analyse est indispensable avant d’appeler à quelque action que ce soit. A supposer qu’on parvienne à lever ces obstacles, sur quels principes pourrait-on fonder une action visant la reconstruction des rapports entre le travail et la vie ?

Le débat dans l’espace public est devenu important depuis l’automne 2009, à la suite des suicides à France Télécom, grâce aux journalistes principalement, sur le fond d’une sensibilisation des esprits plus lente et plus discrète, mais peut-être aussi plus durable portée par le cinéma documentaire, les films de fiction, les pièces de théâtre et les oeuvres littéraires qui prennent le monde du travail pour sujet.

Ce ne sont pas seulement les médias qui entretiennent le débat, il est maintenant repris par des groupes et des commissions à l’Assemblée nationale et au Sénat, par certaines centrales syndicales et de nombreuses fédérations professionnelles, voire, timidement encore, par certains courants de partis politiques et, de façon encore mal organisée, par les mouvements et manifestations de la rue.

La fréquentation des comités de direction d’entreprises et des personnels d’encadrement révèle que parmi les dirigeants, certains ont des doutes sur la validité des méthodes de gestion et de management dont ils savent qu’elles sont en cause dans les ravages humains du travail auxquels on assiste aujourd’hui, sans omettre qu’eux aussi commencent à souffrir sérieusement de la déstructuration du vivre-ensemble à la tête des entreprises, des administrations et de l’Etat.

Il arrive qu’ici et là, se construisent des consensus pour chercher des alternatives à l’organisation actuelle du travail. Alors se pose la question du "comment agir ?".

L’obstacle actuel vient de ce que les dirigeants aujourd’hui aux commandes n’ont plus aucune connaissance des sciences du travail. Les sciences de l’ingénieur ont été détrônées au profit des sciences de la gestion, cependant qu’on affirmait à grand bruit la fin du travail, voire la disparition souhaitable du travail comme valeur. Non seulement il s’agit là d’un déni de réalité, mais c’est l’engagement dans un retournement ruineux du rapport humain au travail contre la vie dont il est pourtant facile de montrer que cette dernière est indissociable du besoin, du désir et de la volonté de s’impliquer individuellement et collectivement dans le travail.

Le tournant gestionnaire inauguré dans les années 1980 se traduit aujourd’hui par un découplage tragique entre le travail ordinaire et la culture. De ce fait, nous sommes bel et bien entrés dans une période de menace pour l’avenir du vivre-ensemble et de la cité. Car la culture est, et sera toujours, formée des oeuvres que les êtres humains produisent individuellement et collectivement par leur travail, pour honorer la vie.

Ne voulant rien savoir du "travailler" proprement dit, engagés dans une lutte sans merci avec le droit des gens de métier à faire entendre leurs objections contre les effets délétères du fanatisme gestionnaire, les dirigeants ne savent proposer que des méthodes supplémentaires de contrôle, qui portent le nom de "traçabilité", de "critères de qualité totale" et "d’évaluation des performances".

Incapables d’apporter la moindre assistance technique aux travailleurs qu’ils commandent, parce qu’ils n’ont aucune connaissance du travail concret, les gestionnaires s’en tiennent à fixer des objectifs toujours plus péremptoires, à miser sur la concurrence entre les travailleurs pour pouvoir se délester des responsabilités en matière d’allocation de moyens et à exiger toujours davantage de "reportings", c’est-à-dire d’informations venues des subordonnés sur l’avancement de leur travail pour suppléer à ce qu’ils sont incapables d’investiguer et de juger par eux-mêmes.

Parmi les outils de gestion, on a montré que le plus délétère de tous pour la santé mentale est l’évaluation individualisée des performances. Couplée à la menace sur l’emploi, cette méthode d’évaluation se mute en management par la menace. Elle introduit la peur comme méthode de gouvernement, et elle monte tous les travailleurs les uns contre les autres, déstructurant ainsi les solidarités et le vivre-ensemble. La solitude et la désolation se sont abattues sur le monde du travail, aboutissant à une détérioration tellement profonde des relations de travail que certains finissent par se suicider sur les lieux mêmes de leur activité.

En exaltant la performance individuelle, les nouvelles méthodes de gestion ont déstructuré le travail collectif. L’augmentation des pathologies de surcharge (burn-out, karôshi(mort par excès de travail), troubles musculo-squelettiques, dopage) montre que les gens travaillent de plus en plus, cependant que la productivité baisse. C’est que les ressorts de la coopération ont été systématiquement ignorés, alors que le capital de coopération accumulé par la culture a été pillé sans être renouvelé.

Reprendre la main sur cette orientation délétère passe par plusieurs mesures :

-  La réhabilitation du travail et de la valeur du travail au regard de la vie et de la culture constitue la condition sine qua non d’une action rationnelle.

-  Redonner à l’enseignement des sciences du travail une place prioritaire dans les écoles d’ingénieurs et de commerce et repenser les théories de la gestion à l’aune du travail réel est nécessaire pour outiller les dirigeants des instruments théoriques indispensables à l’action.

-  Suspendre les évaluations individualisées et quantitatives des performances et les remplacer par des méthodes non quantitatives fondées sur le jugement contradictoire et délibératif des contributions individuelles à l’oeuvre commune.

-  Introduire surtout de nouvelles méthodes permettant de penser et d’évaluer (au sens noble du terme, c’est-à-dire de porter un jugement sur la valeur de quelque chose) le travail collectif.

Le travail collectif se déploie essentiellement entre les prescriptions, les ordres - soit la coordination - et le travail collectif réalisé par une équipe de travail - soit la coopération. Les ordres proférés par la coordination ne sont jamais exécutés strictement. Même à l’armée, le temple de la discipline et de l’obéissance, si les hommes s’en tiennent à obéir aux ordres, l’armée est vaincue. Il faut savoir "interpréter" les ordres. Ailleurs, si l’on obéit strictement aux ordres, cela s’appelle la grève du zèle, et l’entreprise tombe en panne.

Mais comment interprète-t-on les ordres ? C’est précisément cela - traiter l’écart entre la coordination et la coopération - qui constitue le coeur du travail collectif. Le problème posé par la coopération, c’est de mettre en accord les différents points de vue sur la manière d’interpréter les ordres, de les enfreindre, de les contourner, non pour rejeter ni détruire la coordination, mais pour la rendre compatible, concrètement, avec la réalité du terrain et avec son évolution. La coopération passe donc par un espace de discussion ou de délibération sur les différents modes opératoires que défend chacun des membres d’un collectif de travail. L’analyse détaillée des chaînons intermédiaires de ces débats est possible. Elle montre qu’en fin de compte, on aboutit ainsi à une stabilisation et une articulation des accords qui prend la forme princeps de ce qu’on appelle une "règle de travail".

Cette activité de production de règles, ou "activité déontique", est particulièrement intéressante au regard de la santé mentale au travail en ceci qu’une règle de travail, on peut le démontrer, ne se bâtit jamais uniquement par rapport à son efficacité instrumentale et son utilité économique, mais aussi et toujours par référence à ce qui permet à tous les membres du collectif de vivre ensemble et de travailler ensemble. Ainsi, coopérer, ce n’est pas seulement produire, c’est aussi vivre ensemble.

La coopération s’analyse dans trois dimensions : la coopération horizontale entre membres d’une équipe, la coopération verticale entre chefs et subordonnés et la coopération transverse avec les clients ou les usagers.

Evaluer la coopération est possible, mais cela exige des connaissances théoriques sur le travail, qui manquent terriblement aujourd’hui à l’ensemble des travailleurs. S’impliquer dans une démarche d’évaluation de la coopération c’est, de facto, s’orienter vers la formation de nouvelles compétences collectives, c’est donc un investissement à part entière. Qu’il y ait place ici pour un enjeu économique sur la qualité et la compétitivité est indéniable, mais ce qui nous importe en l’occurrence c’est ce qui revient aux enjeux relatifs à la santé mentale, au plaisir dans le travail, et à la reconstruction des solidarités et du vivre-ensemble, c’est-à-dire à la reconquête des rapports entre le travail et la vie.

Il n’y a aucune fatalité dans la dégradation des rapports entre travail et santé mentale. On peut organiser le travail autrement. Il faut d’abord une volonté politique, c’est certain, mais pour passer de la volonté d’agir à l’action, on ne peut pas faire l’économie d’une remise en cause des savoirs ni d’un investissement important dans les sciences du travail, sans lesquels les dirigeants, mais aussi les salariés, leurs représentations syndicales et les partis politiques, faute des outils conceptuels indispensables, ne pourront continuer à proposer que des mesures inspirées par la gestion, lesquelles ne peuvent qu’aggraver la situation.

Article paru dans l’édition du Monde du 22 février 2011

Né en 1949, Christophe Dejours est professeur au Conservatoire national des arts et métiers et directeur de la revue Travailler. Ses travaux portent sur la psychodynamique du travail, à laquelle il a consacré de nombreux ouvrages, dont Observations cliniques en psychopathologie du travail (PUF, 160 pages, 17 euros).


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