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Pourquoi la révolte des gilets jaunes prend un tournant historique
Par Guy Burgel

La question est mondiale et le tournant certainement historique. C’est ce qui en fait le défi.

La lutte des classes d’hier était un leurre, celle d’aujourd’hui est-elle un mirage ?

Le Président a donc parlé. A-t-il été assez empathique, pour corriger les effets désastreux de ses accents jupitériens et de ses écarts de propos ? A-t-il été suffisamment convaincant dans l’annonce des mesures immédiates de relèvement du pouvoir d’achat des revenus les plus faibles ? Evidemment, les spécialistes de la révolution, de gauche comme de droite, ont jugé que non. Et les plus déterminés des gilets jaunes se sont empressés de déclarer que le compte n’y était pas. Il y a gros à parier que les réponses auraient été identiques quelle que soit l’ampleur des augmentations de salaires ou des diminutions de charges concédées. Dans le même temps, les plus orthodoxes n’ont pas manqué de souligner les incidences immédiates que ces distributions, plus ou moins généreuses, auraient sur les équilibres budgétaires de la nation.

Toutes ces réactions, normales, semblent à très courte vue. Dans son déclenchement, dans ses manifestations, comme dans ses modes de propagation, le mouvement des gilets jaunes signifie la renaissance d’un moteur de la société, qu’on croyait dépassé par l’histoire : la lutte des classes ! Dans les années soixante du XXe siècle, au cœur des "Trente glorieuses", la faillite déjà évidente du communisme en Union soviétique, l’élévation concomitante en Occident des niveaux de vie et de la consommation, achevaient de ruiner le rêve d’un "grand soir", qui viendrait bouleverser les rapports de production et établir la dictature du prolétariat. Quand le modèle, l’ouvrier professionnel de Renault, a été convaincu que le travail, la discipline, et les heures supplémentaires, étaient un moyen plus sûr d’accéder à la 4 chevaux que le renversement de la bourgeoisie, c’en était fait de la révolution. Pour ne l’avoir pas compris, le Parti communiste français allait sombrer dans les abimes de la représentation nationale.

Une nouvelle couche sociale symbolisait cette ascension des classes moyennes, qui allait unifier les différenciations de la société, moins par l’égalité des revenus que par les mêmes aspirations au bien-être matériel et aux loisirs : les employés. Progression du diplôme et de la méritocratie, féminisation de l’emploi, concrétisèrent, entre autres, ce nouveau contrat social avec les professions montantes des cadres, supérieurs et moyens.

Cinquante ans après, ce sont les employés que l’on retrouve encore en pointe des gilets jaunes dans les ronds-points occupés et dans les manifestations des samedis après-midi : 45% des actifs présents contre 27% dans la population générale, selon la première enquête de terrain menée essentiellement par un groupe de chercheurs du Centre Emile Durkheim de Sciences Po Bordeaux. Mais ce ne sont plus les mêmes. Ils se sont tout à la fois prolétarisés par les métiers et les revenus, et ruralisés par la résidence (dans l’étude sur Un demi-siècle d’urbanisation dans la région lyonnaise, Puca 2017, ils n’étaient que 21 % à habiter les auréoles périurbaines en 1968, et 42% en 2010) ; mais surtout leur espoir de consommer plus, a viré à l’angoisse de ne plus pouvoir consommer l’élémentaire (la nourriture, le chauffage, la voiture) et à la désespérance de se priver du sel de la vie (le cinéma, le restaurant, les vacances). D’expression du consensus de la nation, ils sont devenus le symbole de sa fracture.

Ce retour de la question sociale ne se marque pas seulement dans les motivations majoritaires des manifestants : selon l’enquête déjà évoquée, l’augmentation du pouvoir d’achat, la réduction des impôts et des taxes, la meilleure répartition de la richesse, sont citées en tête. Il témoigne aussi du malentendu entre dirigeants politiques et acteurs de terrain : les uns parlent de rattrapages, de primes, d’heures supplémentaires défiscalisées, les autres pensent implicitement à équité, sinon égalitarisme, dans les revenus, l’avenir des enfants, la dignité et le respect. Ce n’est plus seulement l’imposition qu’il faudrait remettre à plat, mais quatre décennies de montée des inégalités entre individus, entre richesse collective et richesse privatisée, entre école de la République qui gagne et secteurs scolaires qui perdent (le mouvement des lycéens vient encore de le rappeler). Mais ce serait s’attaquer autant qu’aux grandes fortunes à l’ensemble de l’édifice social. La tâche s’annonce mal aisée, au moment où la dispersion urbaine a multiplié les individualismes, remplacé les intermédiaires indispensables, syndicats en tête, par des réseaux sociaux informels, et où la mondialisation des échanges rend encore plus difficile la révolution dans un seul pays. La lutte des classes d’hier était un leurre, celle d’aujourd’hui est-elle un mirage ?

Le virage social du quinquennat d’Emmanuel Macron ne devrait pas faire oublier la question environnementale, dont, après tout, il est né. On y déplore le même décalage entre réalité et préconisations politiques. A qui fera-t-on croire que le covoiturage, la remise en service de lignes ferroviaires locales, le retour aux 90 km à l’heure sur les routes secondaires, ou la généralisation du télétravail, résoudront les problèmes de la mobilité nécessaire, et de ses effets sur la pollution, dans le peuplement de basse densité que sont devenues les grandes périphéries de nos villes depuis des décennies ? Mais comment revenir à une ville intense, sans être concentrationnaire, à des quartiers de maisons accolées conciliant habitat individuel et ambiance urbaine, quand pendant près d’un demi-siècle on a convaincu les couches populaires que le lotissement rural était la voie de la réussite, comme le diesel le chemin des économies. Les inerties matérielles sont ici aussi pesantes que les inerties sociales.

On le voit, la crise de l’automne 2018 est la marque d’un malaise profond, que les décisions d’urgence, intelligentes, prises peuvent et doivent refroidir, au moment où d’autres dangers menacent le pays (le terrorisme le rappelle encore dramatiquement à Strasbourg). Mais elles ne règlent en rien le problème fondamental de l’exigence d’une société moins inégalitaire et d’une ville moins exclusive. La question est mondiale et le tournant certainement historique. C’est ce qui en fait le défi. La France, ses dirigeants et son peuple, peut-elle à elle seule le relever ? Cela semble impensable. Mais après tout, le pari est-il plus fou qu’en 1789 ou en 1848, quand la "révolution", française, éclairait l’Europe et le monde ?

Guy Burgel est professeur à l’Université Paris Ouest-Nanterre La Défense

Texte publié sur le site Huffingtonpost.fr

https://www.huffingtonpost.fr/guy-burgel/pourquoi-la-revolte-des-gilets-jaunes-prend-un-tournant-historique_a_23617286/


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