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Nucléaire : rétablissons quelques vérités
Point de vue de Jacques Treiner

Dans la page Débats du Monde datée du mardi 26 avril, Yuri Bandajevski, Michèle Rivasi et Daniel Cohen-Bendit (BRC) (http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/04/25/les-lecons-de-tchernobyl-n-ont-pas-ete-tirees_1512523_3232.html) développent une argumentation en faveur d’une sortie du nucléaire d’une telle force apparente qu’on se demande comment la question peut encore se poser : les accidents nucléaires provoquent des "hécatombes" démographiques ; la technologie nucléaire, d’arrière-garde, ponctionne les fonds publics ; les sources alternatives, propres et susceptibles de remplacer les énergies fossiles, existent.
Un bref examen des différentes composantes de l’argumentation montre cependant que ce diagnostic est bien peu fiable, et la situation moins simple que les auteurs de la tribune ne la présentent.

La démographie, d’abord. Ils affirment que, depuis Tchernobyl, la Biélorussie subit une hécatombe, avec un taux de décroissance de -5,9 %. Si c’était vrai, ce serait effectivement une hécatombe : en une douzaine d’années, les 9,5 millions de Biélorussiens diminueraient de moitié ! Mais il suffit de consulter le site de l’Institut national d’études démographiques pour rétablir un peu vérité : avec un taux de fécondité moyen de l’ordre de 1,3 enfant par femme, la Biélorussie a perdu environ 500 000 habitants en dix ans, ce qui donne un taux de décroissance de -0,5 %, soit dix fois moins que le chiffre annoncé (on espère qu’il s’agit d’une coquille, et pas d’une tromperie délibérée !). Mais on y voit aussi que la Russie (140 millions d’habitants) et l’Ukraine (45 millions d’habitants) ont des taux de décroissance semblables (-0,6 % et -0,3 % respectivement). Dans le cas des pays de l’ex-URSS, la tendance est en fait liée à l’effondrement de l’URSS, qui a fait voler en éclats les systèmes de protection sociale, de santé et de solidarité ! Il est probable que la gestion sociale désastreuse de la catastrophe de Tchernobyl a eu un rôle en Biélorussie, mais mal identifier les facteurs en cause n’aide jamais. On ne voit pas, non plus, que la radioactivité ait un rôle dans le développement de maladies cardiovasculaires. D’autres causes sont bien identifiées pour cela.
Notons au passage que l’Allemagne, avec un taux de fécondité moyen de 1,3 enfant par femme, a un taux de décroissance de -0,3 %, et va perdre environ 12 millions d’habitants d’ici 2050… Encore un effet de Tchernobyl ? Généralisons : dans ce décompte macabre des morts, les chiffres les plus fantaisistes circulent, souvent parce qu’ils proviennent de l’utilisation d’une extrapolation linéaire à partir des fortes doses. Or les études précises montrent que la relation dite "linéaire sans seuil" est fausse car, aux faibles doses, les effets des rayonnements ne sont pas proportionnels à leur cause, car il existe des seuils liés aux différents mécanismes correctifs par lesquels le vivant réagit à une exposition aux rayonnements.
En France, la dose reçue par radioactivité naturelle est moyenne de 2,45 mSv/an, mais elle est deux à trois fois plus élevée, sans conséquence mesurable, en Corse ou en Bretagne qu’à Lille. Dans certaines régions du monde, elle dépasse 50 mSv/an. Presque partout autour de Tchernobyl aujourd’hui et dès maintenant autour de Fukushima, les doses de radiations les plus grandes sont de l’ordre de 30 mSv/an.

Les études sur les faibles doses sont contestées par certains car leur origine est institutionnelle, et que les institutions mentiraient. Il faut, dit-on, des études "indépendantes". Mais la seule façon d’être réellement indépendant de toute source institutionnelle, c’est d’avoir échappé à l’enseignement "officiel", aux laboratoires "officiels" qui disposent du matériel adéquat, aux services hospitaliers "officiels" qui opèrent les millions de radiographies et scanners faits chaque année, bref d’avoir toute chance d’être… incompétent ! Nous n’avons pas d’autre choix, ici comme ailleurs, que de nous en tenir aux procédures normales de validation des connaissances scientifiques : publication dans des revues à comité de lecture, évaluation par les pairs. Entre l’IRSN et le Criirad, il n’y pas photo. L’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (1 700 chercheurs) affronte les exploitants de centrales nucléaires sous le contrôle de l’Autorité de sûreté nucléaire quand ils l’estiment nécessaire, et la lecture des communiqués de l’IRSN sur l’accident de Fukushima témoigne de leur niveau de compétence.

Le nucléaire et les fonds publics ? Le parc nucléaire français a été payé par les consommateurs, pas par des investissements publics : EDF a emprunté pour construire ses centrales, et a répercuté les coûts sur les utilisateurs. Strictement parlant, ce parc appartient aux consommateurs, pas à l’Etat. Et les consommateurs en profitent bien, puisqu’ils bénéficient de tarifs 30% moins chers qu’en Allemagne. Le coût du démantèlement, autour de un milliard d’euros par centrale, ne change pas la situation. En revanche, la libéralisation du marché de l’électricité a toute les chances d’aligner le prix de l’électricité française sur le prix du marché européen.
Les sources renouvelables capables de remplacer les fossiles ? La European Wind Energy Association, que l’on ne peut soupçonner de minimiser les potentialités de la filière, envisage que la puissance installée atteigne 300 GW en 2030, donc environ 50 GW de puissance réellement produite, soit, pour toute l’Europe, nettement moins que ce que la France consomme aujourd’hui. Cela représentera peut-être 20 % des besoins en électricité, ce qui est appréciable et nécessaire, mais qui ne constitue qu’un complément. Les potentialités actuelles du photovoltaïque sont aujourd’hui plus faibles, à un prix plus élevé. Et rappelons que, par kWh produit, le mix énergétique allemand, cité en exemple, émet aujourd’hui 6,5 fois plus de gaz carbonique que le mix français ! Les "ingénieurs de renom" du scénario négaWatt prôné par BRC imaginent une mise en service de puissance intermittente (éolien et photovoltaïque) dont aucun réseau électrique ne peut encaisser les fluctuations, et qui se traduirait par un développement massif des centrales à gaz : il n’est que de constater l’évolution récente de l’Allemagne. Seule sortie possible : une forte réduction de la consommation énergétique conduisant à une décroissance brutale, dont les conséquences sociales et politiques sont pudiquement ignorées par négaWatt et par RBC.

Et Fukushima ? Chaque accident nucléaire force à revoir les concepts de sûreté. BRC ont raison d’insister sur le fait "qu’aucun système de radioprotection n’est efficace […] sans actions politiques concrètes et diffusion correcte de l’information". En France, les retours d’expérience la sûreté des réacteurs porteront sans aucun doute sur la résistance aux risques d’inondation, la possibilité pour les centrales de survivre à une perte simultanée de l’alimentation électrique et de la source de refroidissement, des moyens d’accès terrestres, et aussi sur un traitement amélioré des risques présentés par les piscines contenant les combustibles usés. Ce travail sera fait par EDF, sous contrôle de l’ASN et l’IRSN. Le but à atteindre sera d’éviter tout rejet important de radioactivité, même dans le cas d’une fusion du cœur d’un réacteur, de manière à éviter d’avoir à procéder à l’évacuation, toujours traumatisante, des populations proches de la centrale, dans le cas où un accident arriverait malgré les précautions prises.

N’oublions pas les termes du problème que l’humanité doit affronter dans les décennies qui viennent : répondre à une demande d’énergie mondiale qui, selon tous les scénarios, va doubler d’ici 2050, tout en divisant par deux les émissions de gaz à effet de serre pour éviter une dérive climatique incontrôlable. Le point de départ de toute réflexion sur la transition énergétique devrait être la reconnaissance qu’il s’agit d’une question extrêmement difficile, qu’il faudra faire appel à toutes les sources, sobriété, renouvelables et nucléaire comprises, et que proférer quelques "y’a qu’à" idéologiques ne fait que compliquer la tâche.

Jacques Treiner, professeur émérite à l’université Pierre-et-Marie-Curie et président de l’Association Sauvons le climat"

Source : http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/05/06/nucleaire-retablissons-quelques-verites_1517684_3232.html


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