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Maupassant au dortoir
Par Valère Staraselski

Les aiguilles lumineuses de ma montre indiquent minuit passé. Dehors, il vente. Pourtant, le dortoir 230 est calme. Je reprends ma déambulation parmi les travées où s’alignent les lits et les armoires en aggloméré. Quarante lits, tous occupés. Dortoir de garçons. Ils ont entre quinze et dix-neuf ans. Cette année, à la rentrée de septembre, les nouveaux sont tous restés. Aucun n’a eu le mal de la famille au point de rentrer à la maison, tous ont tenu le coup. Ils sont internes et fiers de l’être ! Même le petit Jérémy, si réservé et timide, si fragile, en cette veille de Noël, on dirait un vrai petit homme ! Elèves de cuisine ou bien en dessin d’art appliqué, peintres en lettres, staffeurs, la vie à l’état pur que ces gamins et ces gaillards ! Et si j’ai toujours préféré l’ordre à la dissipation, je n’ai jamais été enclin à empêcher de vivre qui que ce soit. Question d’équilibre. Donc, ces jeunes, il valait mieux après tout s’en occuper sérieusement sous peine de dangereux débordements. Oui, malheur au pion qui n’osait affronter cette jeunesse turbulente, animée, bruyante, excitée, percutante, si terriblement vivante ! Pas le choix, il fallait y aller ! Y aller vraiment ! Avoir les nerfs solides et du sang froid. De la patience et de l’humilité en réserve aussi… Fort heureusement, le dortoir 230 se trouve être le plus éloigné des deux dortoirs des filles situés dans une autre aile du bâtiment de l’internat. Toujours ça de gagné !... Douches et lavabos en face des toilettes collectives à une extrémité du dortoir et à l’autre, la chambre du pion – pardon, du maître d’internat – vis-à-vis de la salle de télé. Côté règlement, extinction des feux à vingt-deux heures, réveil à six heures trente. S’agissant du lever, surtout lors des matins glacés d’hiver (parfois, la surface intérieure des vitres est étoilée de glace), c’est qu’il convient d’y passer du temps pour vider un à un les lits de leurs occupants ! Il me souvient d’un matin où, en sortant du dortoir, Thierry Madagascar qui venait de la Martinique découvrit littéralement la neige sur le sol de la cour, sur les rambardes balisant l’entrée du réfectoire, les branches des arbres, les réverbères et les bois alentour, la joie moqueuse de ses copains… Donc, pour le matin, j’ai fini par trancher une bonne fois pour toutes entre les adeptes du Rock, du Punk, du Disco qui rivalisaient dès la première heure à coups de décibels que crachent leurs gros appareils à la mode. Un jour, le premier, je glissai une cassette de musique classique dans ma radio portative que je plaçai au milieu du dortoir, je montai le son au maximum et les têtes ensommeillées émergèrent une à une avec Mozart, Bach, Vivaldi ou Haendel dans les oreilles. Par la suite, c’est devenu un rituel. Pas un, jamais, n’a osé broncher contre la musique du pion !...

Pour les soirées, je veux dire à l’endormissement des élèves, l’affaire est infiniment plus délicate ou pour tout dire difficultueuse, compliquée, problématique… C’est pourquoi, j’ai opté pour le parti de marcher dans les allées du dortoir depuis l’extinction des lumières jusqu’après minuit. Puis, regagnant ma chambre, porte ouverte, j’épie les bruits de la nuit : grincements de lits, ronflements, brusque et court soliloque d’un dormeur et au premier rire ou chuchotement trop fort, je me lève illico et reprends ma ronde. Et quand, vers les une heure de la nuit parfois les deux heures, je suis assuré que chacun dort à poings fermés, je vais enfin m’étendre sous les couvertures et sombrer moi aussi dans le sommeil…

La grande bataille du soir, elle, commence quand, un quart d’heure avant d’éteindre les plafonniers, il me faut mettre fin au programme télé et en conséquence frustrer les élèves. Le degré d’énervement parvient à son paroxysme. C’est durant cet entre-deux agité, électrique, qu’il m’est venu une idée que je chassais d’abord de mon esprit mais qui revint, s’insinua et que je repoussai longtemps encore de peur de la mettre en pratique, de crainte du ridicule, de l’échec. Cependant, après avoir testé mes loustics et que cela eut, de lit en lit, fait le tour des travées, je leur proposai tout de go, une fois le dortoir plongé dans le noir et le brouhaha quelque peu atténué, de leur lire à la lueur d’une lampe de poche des Histoires à ne pas lire la nuit, choisies par Alfred Hitchcock ! Evidemment, une certaine stupeur se manifesta par un grand silence, juste avant que les quolibets et autres lazzis ne commencent à pleuvoir. « Le pion avait dû fumer la moquette ! Et depuis quand on pouvait les prendre pour des mômes à qui on pouvait raconter des histoires pour qu’ils fassent dodo, elle était bien bonne celle-là ! » Pour certains d’entre eux, l’indignation semblait à son comble. Ils en glapissaient d’exaspération. « Enfin quoi, sur quelle planète je vivais ! Non mais des fois, gogol le pion !... » Je patientai quelque instant, laissant passer l’averse de grêle qui allait s’amenuisant, puis d’une voix que je poussai au maximum, je couvrais le reste de tumulte. Cela, cette lutte, ne dura que peu, des rires nerveux par-ci par-là, des blagues fusèrent encore… Ma lecture parvenue à la fin de la première page, les rares voix des élèves qui s’étaient fait entendre s’éclipsèrent peu à peu, non par déférence pour ma personne mais parce qu’ils étaient déjà pris par le récit. Il y eut une accalmie puis l’accalmie s’éternisa. Seule ma voix résonnait dans l’obscurité du dortoir et le silence devint épais. Je sentais bien l’animosité disparue et l’adhésion aux péripéties du récit, à l’atmosphère tendue de l’intrigue aussi, au suspens. Après la troisième histoire, j’arrêtai la lecture. Çà et là, il y eut des protestations pour que je continue, mais du temps s’était écoulé et j’en arguai. Une étrange pause s’ensuivit, comme si les internes se trouvaient moins sous le coup des histoires entendues qu’abasourdis par le fait qu’ils aient pu se laisser aussi facilement surprendre puis embarquer dans une lecture à haute voix. Je profitai de l’avantage en appelant à demeurer dans le calme et en les invitant à dormir. Le dortoir obtempéra. Toutefois, je déambulais entre les travées comme à mon habitude, sans aucun sentiment de triomphe mais encore tout saisi d’étonnement d’avoir réussi aussi naturellement.

Les semaines passant, j’épuisai la collection Hitchcock et me lançai, sans annoncer de quoi il s’agissait, dans la lecture de nouvelles de Guy de Maupassant, d’Alphonse Daudet, de Jérôme David Salinger. Miracle, oui miracle des miracles, la magie de la littérature opérait ! Depuis leur lit, les élèves intervenaient durant le cours du récit, m’interrompant voire discutant à plusieurs voix à propos de telle ou telle action, de tel ou tel comportement des personnages. Quel salaud cet Isidore qui avait fait mourir de faim Coco, ce pauvre cheval qu’il était chargé de soigner ! « Moi, je lui aurai coupé les couilles à cette ordure de Zidore ! » avant lancé la voix aigüe de Jérémy reconnaissable entre toutes… Chaque fois que je lisais dans la nuit du dortoir, songeant à la mécanique des bruits et des sons dans laquelle baignent ces élèves à longueur de temps libre, je savais être en train d’expérimenter le bien-fondé de la littérature. Le plus insolite était arrivé une fois ! Les internes avaient mis un tel bazar durant l’heure d’études, qu’excédé, à bout, je les avais privés de lecture nocturne. A vingt-deux heures, en dépit des demandes insistantes et autres supplications, je tenais bon et m’abstenai de lire quoi que ce soit. Il faut tout de même ajouter que, devant leurs protestations, je dus leur promettre de sacrifier au rite de la lecture dès le lendemain soir… Il est déjà une heure et le vent dehors qui ne baisse pas. Pourvu que ça ne les réveille pas. Demain, il y a école !

Ces faits se sont déroulés durant les années quatre-vingt, dans le lycée professionnel de Congis-sur-Thérouanne, en Seine et Marne. Lycée perdu au beau milieu des champs et des bois, au bord de la route qui relie Meaux à Soissons.

Mars 2012. Texte publié par « Le grand livre du mois »


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