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« Le communisme est toujours déjà à l’ordre du jour »
Entretien avec Etienne Balibar réalisé par Pierre Chaillan

Entretien avec Étienne Balibar, philosophe, professeur émérite de l’université Paris-Nanterre, professeur affilié au département d’anthropologie à l’université de Californie, professeur associé à l’université Columbia et professeur au Centre de recherche en philosophie européenne moderne (CRMEP) à l’université Kingston de Londres. Entretien avec Pierre Chaillan.

Pourriez-vous nous dire d’abord pourquoi vous avez souhaité être partie prenante de cet anniversaire et de ce hors-série exceptionnel de l’Humanité ?

On ne refuse pas l’honneur de s’exprimer dans le journal de Jaurès et de générations de militants, surtout dans une période aussi critique que celle que nous traversons maintenant. C’est aussi une occasion privilégiée de contribuer à la discussion entre tous ceux qui, dans notre pays et ailleurs, refusent l’injustice de la société capitaliste et aspirent à une révolution communiste. Le contenu et les voies de celle-ci doivent néanmoins être repensés pour être à la hauteur des conditions de notre temps, en tirant les leçons d’un passé où figurent tout à la fois les actions les plus héroïques, de grandes luttes d’émancipation et les pires erreurs ou même des crimes contre l’humanité. J’ai appartenu au Parti communiste français et je ne me renie pas. J’en suis venu à questionner non seulement telle ou telle orientation, mais la « forme-parti » elle-même comme support de l’action révolutionnaire. Du moins comme support« exclusif ». Une forme qui d’ailleurs prête à d’extraordinaires variations. Ce qu’on appelle aujourd’hui parti n’a rien à voir avec ce que Marx et Engels entendaient par là dans le Manifeste de 1848, à savoir un mouvement politique d’ensemble de la classe exploitée reposant sur de multiples formes de solidarité. Et si vous regardez quels partis se disent communistes aujourd’hui, vous avez d’un côté une formation politique de gauche comme le PCF, insérée à la fois dans la lutte des classes et dans le pluralisme démocratique bourgeois, de l’autre côté un parti unique d’État qui conduit la Chine vers l’hégémonie mondiale en construisant un modèle remarquablement efficace de capitalisme autoritaire. On ne peut pas imaginer plus grand écart, et pourtant ces deux partis communistes ont été fondés à moins d’un an d’intervalle, sur la lancée de la révolution d’Octobre. C’est ce type de contradiction, où se concentre toute l’histoire du siècle, qu’il nous faut analyser en même temps que nous cherchons à faire passer dans la réalité notre engagement révolutionnaire.

À propos d’engagement révolutionnaire, justement, de nombreux mouvements contestent aujourd’hui le capitalisme. De multiples expériences et actions s’appuient sur des rapports non capitalistes et peuvent même se définir comme communistes ou s’inscrivant dans une « visée communiste ». Dans votre dernier livre [1], vous parlez d’« insurrections » et considérez la révolution comme un processus. Est-ce là votre conception du communisme ?

Dans mon livre, j’ai dit deux choses. D’une part, face à la catastrophe affectant les vies de milliards d’êtres humains, dans laquelle se combinent les ravages d’un capitalisme sans contrôle avec la destruction de l’environnement, il faut travailler à un programme « socialiste » pour l’humanité du XXIe siècle, dans lequel se rejoindraient des régulations économiques et environnementales planétaires, des insurrections populaires et des utopies concrètes, expérimentant à petite ou grande échelle de nouveaux modes de vie en commun. D’autre part, un tel programme, dès lors qu’il implique des redistributions massives de ressources, de travail et de pouvoir, n’a de chance de se réaliser que s’il est porté et propulsé par une « subjectivité communiste », une capacité d’action collective révolutionnaire, multiple dans ses formes mais convergeant vers l’imagination d’un autre monde. Or ces deux aspects se rencontrent autour du thème de l’insurrection. C’est le terme-clé dont tout dépend. S’il n’y a pas d’insurrection contre l’ordre existant, rien ne peut évoluer, sinon vers le pire. Mais, justement, il y en a, nous en observons dans toutes les parties du monde et sous de multiples formes, y compris chez nous et chez nos voisins du Sud. Cela dit, la pratique insurrectionnelle pose de redoutables questions, qu’il s’agisse de sa durée, de son unité, de son extension au-delà des frontières, de son caractère démocratique, de ses capacités d’alliance et d’innovation institutionnelle, de son rapport à l’exercice du pouvoir d’État… Je serais tenté de dire que ces questions sont la matière même d’une politique communiste.

La crise sanitaire que nous sommes en train de vivre est venue se surajouter à la crise environnementale et à la crise économique et sociale. En quoi le « capitalisme absolu » nous mène-t-il, comme vous le dites, vers une catastrophe ?

Le terme de crise est problématique, parce qu’il se décline sur plusieurs registres : politique, économique et social, moral ou civilisationnel, qui ne vont pas automatiquement de pair. Son application dépend du point de vue (en particulier de classe) auquel on se place. La crise des uns n’est pas automatiquement celle des autres. Pendant plus d’un siècle, les marxistes, imbus d’une conception déterministe de l’économie et de l’histoire, ont cru qu’une crise générale du capitalisme ouvrait la voie à la transformation de la société, pourvu qu’une force politique dotée de « conscience » sache s’en saisir. Marx a écrit que « l’humanité ne se pose que des problèmes qu’elle peut résoudre ». Rien n’est moins sûr, hélas. Déjà Gramsci avait noté que les institutions du passé peuvent être en voie d’écroulement, sans que pour autant les conditions d’une relève salvatrice soient données. Nous prenons conscience du fait qu’il existe un capitalisme « extractif » qui se nourrit des formes mêmes de sa crise, dans une permanente fuite en avant facilitée par des innovations financières. C’est un des sens qu’on peut attacher à l’expression de capitalisme absolu. L’autre sens, c’est que ce capitalisme a « marchandisé » tous les aspects de l’existence, non seulement la production, mais la reproduction de la vie, la recherche scientifique, l’éducation, l’art, l’amour… Dès lors, il ne se maintient qu’au prix d’un contrôle politique et idéologique de chaque instant, ce qui veut dire aussi une très grande violence et une très grande instabilité. Mais la catastrophe, c’est encore autre chose. Je n’aime pas les discours apocalyptiques, mais je pense qu’il faut cesser de parler au futur des effets du réchauffement, de la pollution ou de la destruction de la biodiversité (dont le Covid-19 semblerait être une conséquence directe), comme s’il s’agissait d’une « catastrophe imminente » que nous aurions les moyens de « conjurer » (Lénine). Il faut en parler au présent, puisque nous sommes dedans, irréversiblement. Notre problème n’est plus de revenir à la vie d’autrefois dans le monde d’autrefois, mais de faire surgir des alternatives, dont certaines sont plus vivables et plus équitables que d’autres. Car, naturellement, la catastrophe n’affecte pas tout le monde de la même façon… Socialisme et communisme sont des termes hérités de l’histoire, dont nous avons à nous demander comment ils permettent d’affronter à la fois la violence du capitalisme absolu et les conséquences de la catastrophe environnementale, qui, bien entendu, ne sont pas séparables.

Vous êtes donc bien d’accord que ce qui est à l’ordre du jour, c’est de penser le post-capitalisme ?

Naturellement je suis d’accord, mais par rapport à la tradition marxiste dont nous venons, je pense qu’il faut une autre conception du temps historique, et de la façon dont s’y insère la politique. C’est aussi cela que signale la nouvelle articulation des notions de « socialisme » et de « communisme », qui ont été longtemps en concurrence pour désigner ce post-capitalisme, mais avaient fini par être associées dans un schéma linéaire : le socialisme comme « transition au communisme », autrement dit d’abord le purgatoire et ensuite le paradis… J’ai l’air d’ironiser, mais tout cela était très sérieux et même tragique. Dans l’URSS stalinienne, on pouvait aller au goulag pour une mauvaise interprétation des « phases de transition », du « dépérissement de l’État », etc. Le plus intéressant, cependant, dans les débats qui ont suivi la révolution d’Octobre, je pense aux élaborations de Lénine dans la période de la NEP et à la façon dont elles ont été repensées par quelqu’un comme Robert Linhart, c’est l’idée d’une « transition sans fin prédéterminée », soumise en permanence aux aléas de ses propres rapports de forces internes. L’enjeu est l’équilibre instable de l’étatique et du non-étatique, du marchand et du non-marchand. À quoi j’ajouterais aujourd’hui impérativement celui de la croissance et de la décroissance, de l’industrialisation et de la désindustrialisation. Contrairement aux aperçus d’Althusser dans ses derniers textes, aux positions très élaborées de Lucien Sève ou d’Antonio Negri, chacun à sa façon, je n’en conclus pas qu’il faut se débarrasser de la catégorie de socialisme pour « mettre le communisme à l’ordre du jour ». Le communisme est toujours à l’ordre du jour, parce que, sans lui, comme force agissante, rien ne se passe. Mais le socialisme, après avoir représenté une « alternative étatique » au capitalisme, qui lui a permis de se transformer en capitalisme absolu, pourrait nommer un « renversement historique » de ses tendances destructives, sous l’effet de luttes de classes et de mouvements insurrectionnels suffisamment puissants. À moins qu’on ne trouve un meilleur nom.

Vous prenez donc à votre compte la formule de Marx, dans la célèbre thèse sur Feuerbach : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes façons, il s’agirait de le transformer… »

Oui, je m’en inspire en effet, mais à une double condition. La première, c’est de la dégager de toute compréhension volontariste. On ne décide pas de « transformer le monde », mais on s’engage de toutes ses forces, avec d’autres, dans un processus de transformation déjà en cours, qui n’est pas déterminé d’une façon unique, pour y « faire une différence » qui peut-être changera tout. Ici je m’inspire de Ernst Bloch, qui a donné l’une des lectures les plus profondes des Thèses de Marx : il ne peut y avoir de transformation du monde que sur la base d’une transformabilité, d’un incessant « devenir autre » de ce monde, et non pas d’une opposition simple, non dialectique, entre le statu quo et le changement. La seconde condition, c’est de ne pas lire l’antithèse interprétation-changement comme une alternative absolue. L’histoire nous a appris que si on n’interprète pas, c’est-à-dire si on ne prend pas le risque de l’analyse, de la théorie et de l’imagination, on ne transforme rien, ou on transforme pour le pire. Marx doit nous servir à cela, mais bien d’autres ressources sont nécessaires, dont certaines peuvent le contredire, en particulier sur sa conception évolutionniste de l’histoire : Spinoza, Nietzsche, Max Weber, Walter Benjamin, Freud, Foucault, Arendt, Spivak, Mbembe… Ce n’est que mon échantillon personnel.

Mais, au bout du compte, vous n’avez pas bien précisé quelle était votre conception du communisme, ou vous en êtes resté à l’idée d’une « subjectivité collective agissante », sans lui donner un sens. Les lecteurs risquent d’être déçus… Alors, qu’en est-il ?

C’est qu’il fallait d’abord tenter de débrouiller la question du « post » dans le post-capitalisme, d’expliquer pourquoi il est urgent, dans un contexte de catastrophe, de lui opposer des alternatives radicales, tout en sachant qu’on n’en aura pas fini avec lui dans un avenir prévisible. Cela veut dire en particulier que je ne crois pas que le communisme désigne un « mode de production » comme un stade de l’histoire de l’humanité. Je crois que le communisme est une praxis et un mode de vie. Il nomme le fait que les individus se battent pour surmonter « l’individualisme », la façon dont la société bourgeoise les oppose les uns aux autres dans une concurrence féroce qui traverse tous les rapports sociaux, depuis le travail jusqu’à l’éducation et à la sexualité. Mais, ce point est décisif, ils se battent sans dissoudre pour autant leur subjectivité dans une identitéou dans une appartenance communautairedonnée, qu’elle soit de type ethnique, religieux ou même politique. Marx est proche de cette idée dans ses textes de jeunesse, à peu près contemporains des Thèses sur Feuerbach. On voit bien qu’elle désigne plutôt un problème qu’une solution, car il s’agit d’une sorte de cercle carré, ou d’une unité de contraires. Et c’est ce qui en réalité fait sa force. On peut entendre ainsi en particulier la fameuse phrase de l’Idéologie allemande qui « définit » le communisme comme « le mouvement réel qui abolit l’état de choses existant ». Les déterminations qu’il a ajoutées ensuite, qu’il s’agisse de substituer le « commun » à la propriété privée, d’étendre la démocratie au-delà des formes bourgeoises de la délégation de pouvoir, de surmonter la division du travail manuel et intellectuel, enfin et surtout l’internationalisme (et donc l’antimilitarisme et l’antiracisme), ont à la fois pour effet de traduire l’idée du communisme en objectifs politiques et de lui conférer une signification anthropologique, c’est-à-dire de l’étayer sur tous les rapports qui unissent les humains entre eux mais aussi les répartissent en « maîtres » et « esclaves ». Et de ce point de vue, la liste est ouverte. Le mouvements des femmes, le post-colonialisme, le décolonialisme et l’écologie dans leurs différents intersections, ont ajouté des dimensions à la question que posait Marx, tout en créant des difficultés pour une anthropologie qui était essentiellement, sinon uniquement, centrée sur l’homme en tant que « producteur ». Voilà ce que j’ai à l’esprit quand je parle de « subjectivité collective agissante », réfléchissant au présent sur les conditions de son action. C’est pourquoi j’ai toujours tenté de substituer à la question « Qu’est-ce que le communisme ? », qui est une question abstraite et métaphysique, la question « Qui sont les communistes ? », et mieux encore : « Que faisons-nous,les communistes, quand nous nous battons pour changer la vie ? »

Cet entretien a été publié dans le hors-série Besoin de communisme édité par l’Humanité le 10 décembre 2020.

Notes :

[1Histoire interminable. D’un siècle l’autre (Écrits, I), Étienne Balibar, La Découverte, 2020.


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