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La loi sur les retraites de 1910
Un article de Jean Jaurès présenté par Pierre Clavilier

Avant de lire l’article que Jean Jaurès publia dans les colonnes de l’Humanité le 6 mai 1911 à propos des retraites, laissez-moi vous restituer ce que fut la loi des retraites en 1910, un texte souvent oublié pourtant brûlant d’actualité. Comme la loi de 1898 relative aux accidents du travail, la loi sur les retraites promulguée le 5 avril 1910 relève d’une politique sociale à la dimension de la nation. C’est donc un grand acquis social, une avancée de la France. Reposant sur le principe de l’universalité, elle rompt avec des pratiques plus ségrégatives. Lors des discussions parlementaires, le projet subit une opposition impulsée notamment par les milieux patronaux hostiles à l’intervention de l’État. La CGT, dont le congrès vote une motion, qui déclare cette loi « utile dans son principe », refuse la capitalisation et tente de promouvoir la répartition, bien plus conforme à ses idées de solidarité. L’âge tardif du bénéfice des pensions, 65 ans, alors que l’espérance de vie des hommes est de 49 ans et celle des femmes de 52, permet aux cégétistes d’évoquer avec une ironie noire la « retraite pour les morts ». Mais revenons sur notre sujet, la loi sur la retraite de 1910.

La loi sur les retraites promulguée le 5 avril 1910 instituait une « retraite de vieillesse » pour les salariés du commerce, de l’industrie et de l’agriculture. Le texte stipulait que cette retraite devait être constituée par des versements obligatoires et facultatifs des assurés, mais aussi par des contributions patronales et ainsi que par une allocation viagère de l’Etat. Notons au passage que les agents de l’État, des départements et des communes, déjà couverts depuis 1853, ne sont pas concernés par cette loi pas plus d’ailleurs que d’autres groupes sociaux, comme les mineurs qui ont depuis 1894 un régime obligatoire ou les cheminots dont les retraites, généralisées au milieu du siècle précédent, sont régies par des lois spécifiques en 1909 puis 1911.

La loi de 1910 place hors du régime de retraite les salariés ayant une rémunération annuelle supérieure à 3000 Frs (11 000 €) et permet d’exempter ceux qui préfèreraient se constituer une épargne en achetant un bien immobilier. Le système est facultatif pour les fermiers, les métayers, les cultivateurs et les petits patrons ainsi que pour les salariés aux revenus compris entre 3000 et 5000 frcs Elle maintient aussi les régimes spéciaux existants pour les employés des chemins de fer, des tramways, des mines et les marins.

Le texte législatif fixe l’âge de la retraite à 65 ans mais précise qu’une liquidation anticipée est possible à partir de 55 ans, la pension de retraite en est alors réduite en conséquence. La liquidation sera aussi effectuée pour les personnes blessées ou devenues infirmes avant 65 ans, avec une pension de retraite de 360 frs (1 315 €) maximum par an.

Les versements obligatoires annuels des salariés sont de 9 frs (33 €) pour les hommes, 6 frs (22 €) pour les femmes, 4,50 frs (16,50 €). Vous avez dit inégalité des sexes ? Pour les jeunes de moins de 18 ans, ils représentent 2 % du salaire tout comme les employeurs apportaient aussi 2 % du salaire. L’allocation complémentaire de l’État est fixée à 60 frs (environ 220 €) à 65 ans.

On ne détermine jamais, bien sûr, le montant des pensions, mais la loi précise tout de même que des règlements d’administration publique devaient être établis afin de fixer les « tarifs des retraites » et ce, pour chaque caisse. Les seuls montants cités par la loi de 1910, 180 frs (657 €) ou 360 frs (1 315 €) par an donnent une première idée de la différence de pouvoir d’achat entre cette époque et la nôtre : ce sont de très petites retraites qui correspondent à 40 % du salaire (le salaire moyen ouvrier était de 1 300 frs en 1910, soit 4 745 €).

Les versements salariés et patronaux étaient effectués auprès de différentes caisses de retraites, caisse nationale (créée en 1850 et gérée par la caisse des dépôts et des consignations), sociétés de secours mutuels, caisses départementales ou régionales, caisses patronales ou syndicales… Les sommes récoltées étaient gérées par capitalisation et non par répartition.

La dernière partie de la loi ouvre ces caisses aux fermiers, métayers, cultivateurs, artisans et petits patrons (maximum un salarié) la possibilité facultative de se constituer une retraite en adhérant à une de ces caisses, avec, pour les métayers, un abondement obligatoire de leur propriétaire égal à leur cotisation annuelle.

La mise en œuvre de la loi devait faire l’objet d’un rapport annuel au président de la république et le suivi était effectué par un conseil supérieur des retraites ouvrières, composé de personnes qualifiées sur le sujet et de hauts fonctionnaires.

Mais en fait, il avait fallu 30 ans entre la première proposition de loi sur le sujet et l’adoption en 1910, en raison d’oppositions multiples : celle des députés opposés aux gouvernements progressistes du début du XXe siècle ; celle des employeurs pour qui cela créait une nouvelle charge ; et celle de la CGT qui, bien que favorable au principe des retraites, trouve que 65 ans est trop élevé au regard de l’espérance de vie et surtout s’oppose au financement des retraites par des versements salariaux et patronaux et en renvoie la responsabilité au gouvernement en demandant un « budget des retraites ».

La mise en œuvre fut donc limitée, en raison des difficultés des très petits salaires à verser une cotisation, par la décision de la Cour de cassation en 1911 qui en casse le caractère obligatoire, par les oppositions qui ralentirent le mouvement d’inscriptions des salariés aux caisses et surtout ensuite par le déclenchement de la guerre de 1914. Il faut attendre 1928 puis 1930 pour qu’une nouvelle loi ré-institue des retraites obligatoires, par capitalisation, d’où leur effondrement avec l’inflation et la Seconde Guerre mondiale, mais ceci est une autre histoire…

J’aimerai terminé en disant qu’en repoussant l’âge de la retraite à 62 ans, le gouvernement n’a pas touché ce qu’il est coutume, un symbole mais il a renié un acquis si longuement attendu par les salariés.

Pierre Clavilier, historien

AUX SOCIALISTES

J’ai tenu à rappeler, en cette heure de trouble et de confusion, les décisions si fermes et si claires du Parti. Elles ne furent pas improvisées et hâtives. Jamais question ne fut discutée avec plus de soin que ne l’a été la question des retraites ouvrières et paysannes au Congrès de Nîmes. Jamais parti n’eut, en les discutant, un sens plus élevé de ses responsabilités. C’est à ces résolutions, si réfléchies et si sages, que nous nous conformerons jusqu’au bout, par respect pour la volonté de notre Parti et par l’effet d’une ardente conviction personnelle. Devant la force du vrai, persévéramment démontré, les difficultés et les malentendus disparaîtront. Et si nous avons à souffrir quelque temps de préventions aveugles, ce n’est pas la première fois que nous en avons affronté le risque dans l’intérêt supérieur de notre cause.

Le Parti socialiste ne nous a pas donné mandat de renverser la loi, d’en combattre ou d’en ajourner le fonctionnement. Il nous a donné mandat, au contraire, d’en hâter et d’en assurer l’application, mais en la corrigeant et perfectionnant. Et il a pris soin de marquer les points essentiels sur lesquels doit se porter notre effort. Il nous a demandé surtout d’abaisser à 60 ans l’entrée en jouissance de la retraite pour l’ensemble des salariés, de l’abaisser au dessous de 60 ans pour les salariés des industries particulièrement insalubres ou épuisantes comme la verrerie et de compléter l’assurance contre la vieillesse par l’assurance contre l’invalidité sans condition d’âge. Il nous a demandé aussi de développer, au profit des assurés la contribution de l’Etat.

Ce mandat que lui a donné le Parti le groupe des élus socialistes l’a rempli fidèlement. Il a voté la loi, et si la loi est un vol et une escroquerie, nous sommes des voleurs et des escrocs. A peine la loi votée, nous nous sommes préoccupés de l’amender, de la perfectionner, sur les points marqués par le Congrès de Nîmes. Ainsi, au nom du groupe socialiste, Goniaux a déposé un projet de loi qui abaisse l’âge de la retraite pour tous, et plus fortement pour les industries les plus malsaines. Personnellement, j’ai proposé au nom du groupe et j’ai fait adopter par la Chambre, à l’unanimité, avec l’adhésion explicite de la Commission du budget et du ministère, un projet de résolution qui invite le gouvernement à abaisser, par un projet de loi, l’âge de la retraite à 60 ans, et à organiser l’assurance contre l’invalidité. C’est un engagement solennel que nous ne laisserons pas tomber.

De même, dès la prochaine loi de finances, nous soutiendrons des mesures déjà étudiées par nous et très pratiques, très réalisables, pour accroître la part contributive de l’Etat, immédiatement et durablement, dans la période transitoire et dans la période définitive.

Mais tout cela n’est possible que si la loi, entre sérieusement en application. Tous ceux qui s’appliquent à en compliquer et à en retarder la mise en train n’aboutiront qu’à retarder et à embarrasser le grand effort d’amélioration qui doit être tenté sans délai.

Mais nous prévenons les réactions, nous prévenons les groupements et journaux bourgeois qui triomphent si insolemment aujourd’hui des difficultés que l’opposition aveugle et imprudence d’une partie de la classe ouvrière suscite à la loi ; nous les avertissons que nous ne leur permettrons pas de rester dans l’équivoque. Il ne leur suffira pas, j’imagine, de faire besogne de destruction. Il ne leur suffira pas de dégorger leur fief sur la grande loi sociale détestée par eux. Il faudra qu’ils disent comment ils entendent la remplacer ou l’amender et quels sacrifices ils sont prêts à consentir.

Ah oui, c’est un beau spectacle de voir la joie impudente et déchaînée de toute la réaction sociale. Le Temps, les Débats, l’Eclair, la République française, l’Echo de Paris, le Figaro, le Gaulois, le Soleil, la Libre Parole, l’Autorité, la Patrie, tous les organes du capitalisme, du privilège et de l’aristocratie, tout ceux qui, sous prétexte de liberté économique, veulent que les faibles soient livrés à la puissance écrasante des forts, tous ceux, qui, sont les adversaires de toute législation protectrice et émancipatrice du travail, tous ceux qui redoutent les premières applications de ce principe de l’assurance sociale qui, étendu nécessairement à la maladie, à l’invalidité, au chômage, accroîtra la sécurité, la liberté, la force de revendication des prolétaires, tous les réacteurs fielleux et mielleux font éclater leur espérance. Ils exultent, ils ricanent. Ils ne parlent que de faillite, d’avortement, de four noir, ils prétendent que la loi est à terre ; ils la piétinent. Et ils se flattent de la pensée qu’ils ont tué en elle, comme un germe écrasé, toute la suite de l’assurance sociale, toute la politique d’intervention au profit du travail.

« Nous l’avions bien dit, murmurent aigrement et allègrement le Temps et les Débats, il est impossible de légifère en ces matières. »

«  Quelle duperie pour les ouvriers, reprennent les journaux de droite : cotisation ouvrière, cotisation patronale ou impôt, c’est toujours le peuple qui paiera. Qu’on laisse, donc faire, sans contrainte légale, la bonne volonté des patrons. »

Voilà ce qu’ils veulent. Voilà ce qu’ils préparent : et ils sont trop heureux que l’erreur commise par un trop grand nombre de groupements ouvriers leur permettre de pousser leur jeu.

Et M. Jean Codet, sénateur radical de la Haute-Vienne, intervient à son tour. Il nous avertit clairement de ce qu’on médite. Il nous dit avec une louable candeur, ce que sera le lendemain si l’on réussit à ruiner la loi. M. Codet avait voté la loi des retraites. Mais il est de ceux qui se rebutent ou s’effarent aux premières difficultés et aux premiers malentendus.

Ayant pris peur, il a le courage d’avouer sa peur ; et il nous révèle ; avec une pleutrerie héroïque, quel est le système qui remplacera la loi dont il se hâte, le cher homme, de demander la disparition.

Dès la rentré des Chambres je vais demander au gouvernement de suspendre l’exécution de la loi actuelle et de déposer un projet de loi nouveau inspiré du système anglais qui a donnée de bons résultats. Il faudra supprimer tous les versements, causes de conflits, et les remplacer par un impôt qui pèsera sur tous. Ce seront des « centimes de solidarité », la loi des retraites n’étant pas une loi d’assistance, mais une véritable loi de solidarité.
C’est d’ailleurs le système de l’assistance aux vieillards de soixante-dix ans qu’il s’agit d’étendre, les communes dresseront la liste des retraites éventuelles, et pour qu’elles n’en proposent pas un nombre excessif, elles contribueront pour leur petite part à la retraite.

C’est délicieux, délicieux, et voilà où l’on nous mène. De la magnifique idée d’assurance sociale, qui crée pour tous les salariés un droit certain, intangible, sans humiliation, sans condition, nous retombons à une loi d’aumône et d’arbitraire, où le bon plaisir des autorités distribuera quelques miettes à des pauvres choisis.

Mais tout cela n’aboutira pas. Les affolés en seront pour la honte de leur panique. Les réacteurs en seront pour la honte de leurs espérances. La loi sera maintenue et améliorée et ceux qui affectent de croire qu’ils en ont fini avec elle, commettent une double erreur : erreur matérielle, erreur morale.

JEAN JAURES


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