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La Grande Guerre et les théories de l’impérialisme
Un article de Pierre Bezbakh pour Le Monde de l’économie

" Le président de la République, François Hollande, a lancé, jeudi 7 novembre, les célébrations du centenaire de la Grande Guerre en France (voir : allocution-pour-le-lancement-des-commemorations-du-centenaire-de-la-premiere-guerre-mondiale), elles sont aussi économiques – la rivalité entre la France et l’Allemagne devenue une puissance industrielle, ou celle opposant cette dernière à une Angleterre en déclin. "

Au début du XXe siècle, plusieurs auteurs influencés par la pensée marxiste ont forgé le « concept » d’impérialisme pour expliquer les conflits armés menés par les grands pays industriels capitalistes. C’est le cas de John Atkinson Hobson (1858-1940), de Rosa Luxemburg (1871-1919), de Rudolf Hilferding (1877-1941) et de Lénine (1870-1924).

Si leurs analyses théoriques de l’impérialisme sont différentes, voire opposées, ils ont en commun de considérer que ce sont les difficultés de l’accumulation du capital dans ces grands pays qui conduisent à des confrontations militaires. De ce point de vue, la Grande Guerre serait dans la continuité des conflits liés à l’essor historique du capitalisme.
Cette analyse n’est pas partagée par ceux pour qui, au contraire, les échanges marchands internationaux et les mouvements de capitaux rapprochent les peuples, comme ce sera le cas après la seconde guerre mondiale.

Recherche de débouchés

Selon John Hobson, auteur d’Imperialism. A Study (1902), maître de conférences à l’université de Londres – il en fut exclu pour avoir critiqué le libéralisme économique de Jean-Baptiste Say – , il existerait bien un problème d’insuffisance de la demande. Et ce en raison d’une distribution inégalitaire des revenus : les ouvriers ont un pouvoir d’achat trop faible, quand les classes aisées épargnent et n’affectent donc pas tout leur revenu à la consommation.
Une sous-consommation chronique au sein du capitalisme pousserait les entreprises à exporter une partie de leur production et les pays industriels à profiter de leur supériorité militaire pour soumettre les contrées les plus faibles.

Cette recherche de débouchés avait d’ailleurs été relevée par des hommes politiques, notamment Jules Ferry. « La politique coloniale est fille de la politique industrielle. Pour les Etats riches, où les capitaux abondent et s’accumulent rapidement (…). l’exportation est un facteur essentiel de la prospérité publique (car) la consommation européenne est saturée : il faut faire surgir des autres parties du globe de nouvelles couches de consommateurs, sous peine de mettre la société moderne en faillite », expliquait-il. « C’est pour empêcher le génie britannique d’accaparer à son profit exclusif les débouchés nouveaux qui s’ouvrent pour les produits de l’Occident, que l’Allemagne s’oppose à l’Angleterre », ajoutait-il (Le Tonkin et la mère-patrie, 1890).

Certes, ni Ferry ni Hobson n’ont prévu la Grande Guerre. Le second pensait que la raison l’emporterait, que le capitalisme pourrait poursuivre son essor grâce à la hausse des salaires et aux dépenses publiques financées par des impôts sur les plus riches, augmentant la demande globale. C’est ce que Keynes préconisera pour accroître la « demande effective » jusqu’à ce qu’elle permette le plein-emploi.

Forme quasi guerrière

C’est dans cette perspective que se place Rosa Luxemburg. Pour elle, le capitalisme est par nature impérialiste, car il a besoin en permanence de se procurer des « débouchés extérieurs ». Elle l’explique dans L’Accumulation du capital (1913), en s’appuyant sur une interprétation originale des schémas de la reproduction élaborés par Marx. Mais elle juge, contrairement à Marx, que les firmes capitalistes ne peuvent compter sur les revenus distribués lors du processus de production pour vendre avec profit leurs marchandises.

Pour que la demande globale excède la somme des coûts de production, il faut qu’existe une demande supplémentaire que l’on peut trouver à la « périphérie » du monde capitaliste (en vendant ces marchandises aux artisans, aux agriculteurs… des pays capitalistes, ou dans les colonies ou pays « sous- développés »).

Mais peu à peu, ces activités et ces pays seront absorbés par la sphère capitaliste, aggravant le problème des débouchés. L’impérialisme est donc nécessaire au capitalisme et prend une forme quasi guerrière.

L’approche de Rudolf Hilferding est différente. D’origine autrichienne, il milita au sein des mouvements révolutionnaires marxistes allemands, puis rejoignit le Parti social-démocrate et fut ministre des finances en 1923 et en 1928. Après l’arrivée de Hitler au pouvoir, il quitta l’Allemagne pour la France, mais fut arrêté par la police de Vichy et livré à la Gestapo. Il mourut en prison en 1941.

Concept de capital financier repris par Lénine

Avant 1914, il avait analysé l’évolution du capitalisme dans Le Capital financier (1910). Selon lui, il se serait produit une concentration du capital sous l’autorité des institutions financières : « Le capital financier signifie l’unification du capital (…) industriel, commercial et bancaire, sous le contrôle de la haute finance (…). Cette association est fondée sur la suppression de la libre concurrence (…) et par de grandes unions monopolistes. »

Mais cela crée une autre forme de concurrence, entre « blocs de capitaux » qui cherchent à investir dans des pays moins avancés. Dans ce cadre, les pays au capitalisme développé doivent s’imposer, par la force s’il le faut, aux « pays retardataires ».

Ce concept de capital financier sera repris par Lénine dans L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme (1917). Il relie la concentration du capital et les exportations de capitaux à la « loi de la baisse tendancielle du taux de profit », au coeur de la théorie marxiste.

Ce serait à cause de cette « loi », entraînant moins d’attractivité pour l’investissement dans l’industrie au sein des « vieux » pays capitalistes, que les détenteurs de capital se seraient lancés dans les placements financiers en direction de pays « neufs » en quête de fonds et assurant une rentabilité élevée.

Inévitable ou non ?

Tous les grands pays faisant de même et cherchant à étendre leur influence, il s’ensuivrait des rivalités expliquant la Grande Guerre. Pour Lénine, il s’agit d’« un conflit impérialiste (…) de conquête, pour le partage du monde, pour la redistribution des colonies, des zones d’influence du capital financier ».

Mais cela signifie, contrairement à ce que pense Rosa Luxemburg, que le capitalisme a d’abord pu se développer dans un cadre national, sans être encore impérialiste, ce qu’il ne deviendra qu’à son ultime « stade monopolistique ».

Quoi qu’il en soit, Lénine comme Luxemburg pensaient que la guerre impérialiste était inévitable, contrairement à Hobson et Hilferding pour lesquels le capitalisme aurait pu poursuivre son développement pacifiquement. Mais aucun de ces auteurs n’a analysé les intérêts économiques concrets et immédiats que les divers pays auraient eus à entrer en guerre les uns contre les autres en 1914.

Pierre Bezbakh (maître de conférences à l’université Paris-Dauphine)

Le Monde de l’économie. 11 novembre 2013


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