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« L’individu qui vient... après le libéralisme ». Rencontre avec Dany-Robert Dufour

Cette rencontre organisée à la Fondation Gabriel Péri, le 3 mai 2012, était animée par Valère Staraselski.

Valère Staraselski. Dany-Robert Dufour, vous êtes philosophe et professeur en sciences de l’éducation. Vos travaux portent principalement sur les processus symboliques et se situent à la jonction de la philosophie du langage, de la philosophie politique et de la psychanalyse. Vous êtes notamment l’auteur de L’art de réduire les têtes, sur la nouvelle servitude de l’homme libéré à l’ère du capitalisme total, de On achève bien les hommes : de quelques conséquences actuelles et futures de la mort de Dieu, de Le divin marché et de La Cité perverse. Et nous vous recevons aujourd’hui pour L’individu qui vient…après le libéralisme. Alors permettez-moi tout d’abord de dire le choc, l’intérêt soutenu, la jubilation, le sentiment de libération qu’a produit sur moi la lecture de votre dernier ouvrage. Alors, bien-sûr, j’ai interrogé les raisons de cet état de fait. En premier lieu, il est évident que moi comme beaucoup d’autres partageons le diagnostic que vous établissez sur l’état de notre société, sur ce que devient notre monde, notre culture. En second lieu, votre travail peut être croisé avec la conception du communisme de certains penseurs. Ecoutons par exemple le philosophe André Tosel qui déclarait à L’Humanité tout dernièrement : « Le devenir hyperfinancier du capitalisme doit être considéré comme une mutation anthropologique qui achève la mutation du producteur qui se voulait candidat à la direction démocratique de la société (c’est cela le communisme) en consommateur passif et de ce dernier en endetté permanent, n’en finissant plus de payer sa dette au prix de la destruction des formes civiques de coexistence. »
Je ne peux m’empêcher non plus de penser à ce que Jean-Pierre Manchette écrivait dans son Journal 1966-1974 qui vient de paraître : « Mis à part l’objection stupide selon laquelle les travailleurs ne sauraient pas gérer l’économie, mis à part la remarque, mieux fondée, selon laquelle il y aura des problèmes d’organisation et de concertation entre producteurs, en cas de destruction de l’Etat, pour maintenir le bien-être matériel, la destruction de l’autorité laisserait libre cours aux pulsions non plus seulement antiétatiques, mais aussi antisociales. »
Mais davantage encore, je dirais que cet ouvrage qui se propose d’examiner les fondements du récit occidental permet l’ouverture, des ouvertures de perspective. Point de déploration nostalgique, ni tentation de récrimination réactionnaire, mais la prise en charge globale de notre réalité en mouvement à nouveaux frais.
Toute approche théorique, disons un peu sérieuse, pose souvent la question d’ où parle-t-on ? Ce soir, en remerciant le philosophe Dany-Robert Dufour de sa présence parmi nous, je me permettrai d’ajouter cette autre question, eu égard à l’enjeu qui est mis au jour par le travail de notre invité, la question donc : quand parlons-nous ?
S’agissant de la première question, sans vouloir rabattre les travaux de Dany-Robert Dufour sur le seul politique, je dirai tout d’abord que nous parlons depuis la vieille Europe, depuis la France pays de la Révolution 1789 aux conséquences considérables et qui ont été, sont encore, semble-t-il, durables. Et enfin, précisons que nous parlons depuis la Fondation Gabriel Péri, lieu de recherche, d’échange créé à l’initiative du PCF.
Quant au moment où nous parlons, la seconde question donc, je ne dirai pas comme l’écrivain Christian Bobin dans un récent entretien paru dans Témoignage chrétien que « peu importe car le temps c’est toujours la Bible », je ne le dirai pas, car ce que montre précisément Dany-Robert Dufour est la sortie des grands récits qui ont jusqu’ici fondé l’Occident. En concédant que si l’Ancien Testament peut caractériser l’époque où nous sommes, il n’apparaît pas probant que ce soit le cas pour le message du Nouveau Testament dont je rappelle que les nazis qualifiaient les adeptes – les chrétiens donc – comme étant des bolchéviks de l’Antiquité. Mais pour répondre à la question de quand parlons-nous, permettez-moi de citer un extrait d’un article d’Edwy Plenel paru sur Mediapart le 25 avril dernier. Article qui, semble-t-il, donne un aperçu de ce qui risque de s’actualiser dans les années à venir, tant le potentiel pour que cela advienne va grossissant. Il n’est donc pas indifférent, aujourd’hui 3 mai 2012, entre les deux tours du scrutin présidentiel, après que l’extrême droite a fait un score très conséquent de lire ceci : « Si, depuis trente ans, les républicains n’ont pas su enrayer la progression de l’extrême droite, c’est parce qu’ils n’ont pas pris la juste mesure des réponses qu’elle appelait, des réponses radicalement démocratiques et sociales plutôt que des surenchères sécuritaires et xénophobes. »
Disons le tout net, en matière de désignation de l’enjeu qu’il soit sociétal ou civilisationnel, les travaux de Dany-Robert Dufour, depuis quelques livres déjà, élargissent le champ que les responsables politiques, notamment de la gauche dite radicale, délaissent ou ignorent pour la plupart. Ces travaux traitent très directement, très simplement d’anthropologie. Plus exactement de mutation anthropologique en cours sous les effets des formes actuelles du capitalisme. Ni plus ni moins, lisons plutôt :
« « Nous vivons une époque individualiste ! », tel est le jugement spontané qui tourne aujourd’hui en boucle dans les discours de la doxa contemporaine. Rien n’est plus faux ! Que notre époque soit à l’égoïsme, c’est un fait ; mais à l’individualisme, certainement pas. Pour une bonne et simple raison : l’individu n’a encore jamais existé.
Il n’existait pas hier lorsqu’il était dissous dans les foules acclamant le Duce ou le Führer ou lorsqu’il était prié de se taire en attendant les lendemains enchantés promis par le bolchevisme. Il n’existe pas davantage dans le libéralisme d’aujourd’hui où l’individu se trouve réduit à ses pulsions par la culture de marché qui s’évertue à placer en face de chaque appétence mise à nu et violemment excitée un produit manufacturé, un service marchand ou un fantasme plus ou moins adéquat bricolé par les industries culturelles. »

Dany-Robert Dufour, vous avancez donc que l’individu reste aujourd’hui à inventer. Vous avancez que pour cela, nous devons travailler, inventer afin de tracer les perspectives d’une nouvelle renaissance, enfin quelque chose d’équivalent à la Renaissance. Vous avancez que sortis des totalitarismes autoritaires comme le stalinisme ou les fascismes, il convient aujourd’hui de sortir du totalitarisme antiautoritaire. Vous avancez que le détour par les récits de fondation est nécessaire. Vous avancez que le récit dominant contemporain - celui du Marché - produit, va produire, de la catastrophe comme l’indique sa racine grecque, du mot descente. Et ce parce que la sortie du Patriarcat, de l’ordre patriarcal – accompagné en cela par l’ « Anti-Œdipe » de Deleuze et Guattari qui désignaient du reste la psychanalyse comme participant à maintenir le Patriarcat en place – se serait opérée de manière sauvage. Lisons plutôt :
« L’homme de notre temps est celui qui a beaucoup gagné aux multiples libérations qui entravaient encore les actes de ses ascendants et ceci dans deux domaines décisifs de la vie. D’une part, il a beaucoup gagné à la levée des multiples inhibitions qui pesaient dans ses rapports à l’autre sexe. D’autre part, il a beaucoup gagné à la libération des rapports entre les générations […] Seulement voilà : nous ne sommes pas sortis des religions du Père par une critique en règle, mettant en lumière l’abus de pouvoir qu’elles nous faisaient subir. De cela, nous ne sommes pas sortis de façon raisonnée, mais de façon sauvage […] On peut le dire autrement : nous ne sommes pas sortis des discours célébrant le Père gardien de toutes les valeurs par un dépassement volontaire et éclairé, mais par la déterritorialisation spontanée opérée par la marchandise, progressivement mais sûrement devenue la seule référence légitime. »
Pour achever cette présentation, je dirai que votre travail – à contre-courant de la doxa – nous invite à une plongée dans les fondements de la culture occidentale, avec la volonté de donner une vision claire de la situation. Celle de l’univers postmoderne sur lequel vous entendez que votre travail puisse aider à agir. Et ce travail, je le répète, nous aide, participe à un mouvement qui dépasse ce que vous appelez l’indignation et moi, en politique, le gauchisme. Oui, vos travaux représentent un apport de premier plan à la compréhension des raisons de fond relatives à la dérive de nos sociétés. L’individu qui vient…après le libéralisme est porteur d’une conscience aiguë, car son sujet se place à la hauteur des enjeux de civilisation, des enjeux anthropologiques de notre temps et par conséquent des enjeux politiques. Cet ouvrage désigne ce que trop d’entre nous estiment être inessentiel, car appartenant au domaine culturel ou symbolique, comme étant précisément révélateur de ce qui bâtit notre avenir et central du point de vue de l’action émancipatrice.

Dans le premier chapitre, Le Marché comme récit dominant de l’époque postmoderne, vous avancez que le grand récit monothéiste venu de Jérusalem et refondé à Rome ainsi que celui venu d’Athènes, celui du logos, ont été renversés par le libéralisme et mis en pièce, en quelque sorte par la postmodernité. Dans ce chapitre, vous disséquez ce double renversement, avec notamment la levée de l’interdiction par Calvin du prêt à intérêt à ses coreligionnaires, doublée de celle de la pléonexie (le désir d’avoir toujours plus) par la morale de l’époque. Dans la séquence « Levez l’interdit moral et vous aurez de bonnes chances d’obtenir le capitalisme », vous notez que « si le capitalisme ne surgit pas dans les lieux et périodes où les conditions matérielles sont réunies, c’est à coup sûr, qu’elles ne sont pas suffisantes. Il manque la condition morale. Il faut, de surcroît, que l’interdit moral de la pléonexie pesant sur toutes les cultures soit levé. Or, il le fut quelque part. On sait où : ce fut dans les régions et les milieux touchés par les pensées issues de la connexion janséno-calviniste du XVIIIe siècle ».

Dany-Robert Dufour. Mon travail aborde le libéralisme non pas seulement comme doctrine économique, mais comme pensée totale qui affecte tous les domaines, toutes les économies humaines car il existe différentes économies, différentes sphères où les hommes échangent. Je veux dire qu’ils échangent non seulement des biens, mais aussi des mots, du sens, des valeurs, des règles, des lois, des façons d’être-soi et d’être-ensemble, etc.

J’ai donc considéré le libéralisme comme une pensée totale, ce qui ne signifie pas qu’il soit une pensée nouvelle. A entendre parler du libéralisme on a parfois l’impression qu’on est parle de ce qui vient d’arriver depuis les années 80 du siècle dernier. Or, j’essaie de montrer que c’est une pensée ancienne, que je fais remonter au début du XVIIIème siècle, avec son grand inventeur Mandeville, puis Smith. Cette pensée qui s’est progressivement emparée du monde s’appuie sur un récit, et même sur un grand récit, au sens où le disait le philosophe Jean-François Lyotard. Ces grands récits ont souvent donné des religions, lesquelles se caractérisent par l’administration d’une promesse. On connaît celle du ou des monothéismes, c’est la promesse de la vie éternelle, de la vie après la mort. La promesse du libéralisme est tout autre, elle concerne non l’au-delà, mais l’ici-bas. Le libéralisme est en effet cette religion qui fait tout simplement la promesse de la richesse infinie. Il se présente donc comme un remède à tous les maux dont peut souffrir l’humanité.

Ce grand récit doit être situé de façon précise dans la pensée occidentale. Pourquoi ? Parce qu’il a détruit les anciens grands récits de l’Occident et qu’il s’attaque maintenant aux autres récits dans le monde, c’est-à-dire aux cultures autres qu’occidentales.

Premier de ces anciens récits détruit par le récit libéral, c’est le logos grec, qui vise à la production de la vérité et qui se réalise par l’élévation de l’âme. Dans la pensée grecque, l’âme est en effet composée de 3 parties, chacune située dans une partie du corps, l’âme d’en bas, l’épithumia, est située dans le ventre, l’âme d’en haut, le nous, est situé dans la tête, l’âme intermédiaire, le thumos, est située dans le cœur. L’âme d’en bas est liée aux passions, ce qui renvoie à ce que, dans la modernité, on appelle depuis Freud les pulsions. L’enjeu pour les Grecs, c’est de ne pas être esclave de ses passions, et pour cela l’âme d’en haut doit s’interposer, pour permettre le contrôle et la maîtrise des passions. Si ce travail de régulation n’est pas fait, l’âme intermédiaire, l’âme irascible, se met alors au service de l’âme d’en bas et participe à la destruction de l’être-soi et de l’être-ensemble. Si ce travail est fait, alors les passions, cette vie qui coule en soi, peuvent être utilisées pour produire de la culture. Ce que j’explique brièvement ici, c’est le récit de la nécessité de l’élévation de l’âme, telle qu’on le retrouve chez Platon dans La République ou dans le Phèdre, et qui a perduré, même après l’arrivée du monothéisme.

J’ai essayé de montrer comment ce récit a été mis en question vers 1700, avec notamment Bernard Mandeville qui après avoir traduit les fables de La Fontaine en anglais, s’est lui-même mis à écrire une fable : la Fable des abeilles. Cette fable, comme toute fable, contient une "morale", celle-ci en l’occurrence : « les vices privés font la vertu publique ». Ce qui s’explicite ainsi : les attitudes, les caractères et les comportements considérés comme répréhensibles au niveau individuel (tels que l’égoïsme, l’appât du gain, le goût du luxe, un train de vie dispendieux, le libertinage…) sont en réalité pour la collectivité à la source de la prospérité générale et favorisent le développement des arts et des sciences. L’anthropologie libérale est née, sa morale s’exprime dans le second sous-titre de la Fable : "Soyez aussi avide, égoïste, dépensier pour votre propre plaisir que vous pourrez l’être, car ainsi vous ferez le mieux que vous puissiez faire pour la prospérité de votre nation et le bonheur de vos concitoyens". Ce qui peut se condenser ainsi : "il faut laisser faire les égoïsmes". Cette idée de Bernard Mandeville sera reprise, développée et expurgée de tout diabolisme - blanchie en somme - par Adam Smith dans son œuvre principale, La richesse des nations, puis par toute l’économie libérale suivante. Le libéralisme, c’est d’abord cela : la libération des passions /pulsions.

L’idée est claire : les "vices", si on les libère, peuvent produire de la richesse, laquelle peut ensuite, à partir de ceux qui la possède, ruisseler sur le reste du monde. C’est là un renversement manifeste du logos puisque récit recommande de se laisser aller ses pulsions, notamment d’avidité.
Deuxième récit subverti, le récit judéo-chrétien. Augustin évoque deux amours, l’amour de soi et l’amour de Dieu, qu’il appelle parfois du nom de amor privatus et d’amor socialis. Pendant un millénaire et demi, ce récit a imprégné la pensée occidentale : l’amour de soi doit être réprimé au profit de l’amour de l’autre. Or, le libéralisme met en avant l’égoïsme comme fondement du lien social. Ainsi, chez Adam Smith, dans le Traité de la Richesse des Nations, il est expliqué que vous vous trompez si vous croyez que votre boucher vous sert par sympathie, il ne vous sert que par égoïsme. Pour lui, tous les agents sociaux ne travaillent que par égoïsme.

Il y a donc renversement de ces deux récits. Mais ce libéralisme, né des Lumières anglaises, a été contrebalancé par les Lumières allemandes (Kant, Hegel, puis Marx). Ainsi Kant mettait en avant un autre principe, la loi morale, entendable dans cette (seconde) formulation : « Tu dois considérer l’autre non pas comme un moyen de réaliser tes propres fins, mais comme une fin en lui -même ». C’est une morale altruiste. A partir de ceci, on peut définir la modernité : c’est le long conflit (deux siècles) entre les Lumières anglaises et les Lumières allemandes. Et on peut aussi définir la postmodernité : c’est le triomphe des Lumières anglaises sur les Lumières allemandes. Il sera manifeste au début des années 1980.

Question dans l’assistance. Faut-il abandonner le libéralisme à l’ennemi ? Adam Smith a aussi écrit le Traité des sentiments moraux, on ne peut donc l’assimiler à Mandeville...

Dany-Robert Dufour. J’ai mis l’accent sur le libéralisme économique. Si j’ai peu parlé du libéralisme politique, c’est que celui-ci a été détruit, non seulement par les totalitarismes que le 20e siècle a connu (le stalinisme et les fascismes), mais aussi par ce nouveau totalitarisme que nous connaissons maintenant, l’ultra- et le néo-libéralisme. La délibération politique en vue de la meilleure régulation possible, qui a été l’objet du libéralisme politique, a en effet été détruite par le libéralisme économique actuel. Pourquoi ? Parce qu’il fallait que les marchandises circulent au mieux et au plus vite, et pour ce faire, il a fallu détruire toutes les modalités politiques de régulation. Et le plus simple pour y parvenir était encore de détruire l’instance politique. Aujourd’hui, cette dernière est devenue une annexe de l’économie, et même de l’économie financière actuelle. On peut en voir la preuve dans le fait que plusieurs pays européens, qui pratiquaient autrefois le libéralisme politique sous des formes très évolués, c’est-à-dire démocratiques, sont maintenant directement dirigés par des banquiers.
Il en ressort et je vous rejoins qu’il faire revivre le libéralisme politique, c’est-à-dire reconstruire les formes de régulation et donc de la représentation politique qui sont aujourd’hui si mises à mal.

Quant à la dissociation dans la pensée d’Adam Smith, elle est très discutée, on a même appelé cela « Das Adam Smith problem" ! Personne, à ma connaissance, n’a su articuler de façon satisfaisante les thèses opposées des deux ouvrages majeurs d’Adam Smith, le Traité sur la richesse des nations prônant l’égoïsme et le Traité des sentiments moraux prônant la sympathie et l’altruisme. La seule explication que je vois à cet hiatus entre ces deux œuvres est la suivante : c’est pour endormir le soupçon récurrent pesant sur la morale égoïste que, à l’instar de Mandeville, il prônait, qu’Adam Smith a écrit son ouvrage sur la sympathie dont les théories celle de Shaftesbury et de Hutcheson notamment imprégnaient l’air du temps. Or, elles ne sont pas compatibles.

Valère Staraselski. Le deuxième chapitre, Ni divin marché, ni grands récits, s’attache aux raisons pour lesquelles le fonctionnement du capitalisme a une telle emprise sur les individus. Vous montrez comment une partie de la gauche, la gauche radicale particulièrement, est en quelque sorte siphonnée par le Marché alors qu’elle déclare le combattre. Alors en nous rappelant la phrase de Pasolini, « la permissivité c’est la vulgarité », je dirai que dans Ni divin marché, ni grands récits, vous affrontez l’opinion libérale-libertaire, façonnée par la postmodernité. D’aucuns considèrent comme secondaire voire réactionnaire la distinction entre répression nécessaire et répression indue. Celle-ci correspond pourtant à la réalité de la construction du sujet dans la civilisation occidentale. La soustraction de jouissance est bien à la base de la notion de personne, qu’elle soit d’origine religieuse ou le résultat d’un contrat entre les hommes et ce, jusqu’à l’invention du surmoi. Les exemples pris dans l’actualité, les renvois à Lacan, la lecture innovante que vous faites de Freud, apportent un sérieux éclairage sur ce qui se joue sous nos yeux quant à notre devenir anthropologique...

Dany-Robert Dufour. Je fais une distinction entre répressions nécessaires et répressions indues. Cette distinction implique un passage par Malaise de la civilisation de Freud, écrit en 1929, l’année même de la grande crise. Freud considère que la civilisation ne peut s’édifier que sur une répression pulsionnelle. Il reprend donc la problématique de l’âme héritée de l’Antiquité déjà évoquée, au point même qu’il fera de cette âme (« psyché ») une théorie, la psychanalyse. Cette répression pulsionnelle est assurée par les grands récits qui dictent ainsi une série de commandement d’interdiction se soldant par des formes de répression pulsionnelle. D’un côté, cela fait de nous des névrosés contrariés dans leur expression pulsionnelle, obligés de refouler (dans leur inconscient) leurs désirs… qui reviennent malgré eux, d’où "malaise". Mais de l’autre, on y gagne puisque cette répression permet de passer de la pulsionnalité à la symbolicité.
C’est là où l’enseignement des freudo-marxistes de l’école de Francfort est important. Ils ont en effet montré, Marcuse en particulier, que se glissent des « surrépressions », des répressions additionnelles indues, à l’occasion de cette répression pulsionnelle nécessaire. L’exemple parfait de surrépression, c’est ce qu’a repéré Marx sous le nom de "plus-value", cette part supplémentaire prélevée sur le plus grand nombre.

Aujourd’hui, avec l’ultra-libéralisme, nous sommes dans une mutation civilisationnelle – une crise civilisationnelle - précisément parce que les philosophies postmodernes se sont globalement trompées : elle a voulu en finir avec toutes les répressions. Et elle a laissé se poursuivre les répressions additionnelles indues tout en liquidant les répressions nécessaires. Nous vivons donc une période de grande confusion. C’est ce que j’appelle une libération en trompe l’œil. Dans ce contexte, la gauche et l’extrême-gauche ont été utilisées. Mai 68 a été un moment où l’on pensait pouvoir de défaire de toutes les répressions, les indues comme les nécessaires, c’est l’idée libertaire. Cette idée a été recyclée par l’ultra libéralisme, qui fonctionne sur le déploiement et l’exploitation pulsionnel, sur l’idée qu’il n’y a pas de limite à ce qu’on peut désirer. On est globalement passé d’une culture répressive à une culture incitative, avec des petits récits, dont le modèle est le récit publicitaire qui pousse sans cesse au jouir.

Avec ce recyclage de l’idée libertaire par le libéralisme, on se retrouve devant ce que Hegel appelait une « ruse de l’histoire ». Une ruse telle que ceux qui mènent certains combats obtiennent exactement le contraire de ce qu’ils souhaitent. La chute des répressions nécessaires favorise en fait la mise en place de nouvelles aliénations liées au laisser faire pulsionnel. Ça touche tout le monde on a vu récemment que cela pouvait même se manifester au plus haut niveau de l’état.

Est-ce que je suis réactionnaire lorsque je dis cela ? Non, je dis simplement que, pour être libre, il faut accepter certaines contraintes. On n’est pas vraiment libre lorsque l’on est esclave des pulsions. La dialectique de la contrainte et de la liberté est entièrement à réinventer.

Question dans l’assistance. Depuis le XVIIIème siècle, il y a aussi le récit républicain et socialiste, vous semblez l’oublier…

Dany-Robert Dufour. J’ai simplifié les choses "géographiquement" en évoquant les Lumières anglaises et les Lumières allemandes.
Le grand récit des Lumière allemandes vient de Rousseau, Kant est lecteur de Rousseau. Hegel est fasciné par la Révolution française, qu’il voit comme un tournant de l’histoire. Il se disait que, chez les Égyptiens, il y avait un seul homme libre, le pharaon, que, chez les Grecs, il y avait 10% d’hommes libres (ceux qui pouvaient philosopher), et il voyait, avec la révolution française venir le moment où tous les hommes allaient pouvoir devenir libres. Marx reste dans cette lignée, qui n’est pas celle de la « vulgate » marxiste. D’ailleurs, dès sa thèse, il s’est présenté comme l’héritier d’Hegel. Tout cela pour vous dire que je crois donc comme vous qu’il existe un récit socialiste et républicain.

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, on a assisté au retour de l’idée républicaine, avec ce qu’on a nommé "l’esprit de Philadelphie" (voir le livre L’esprit de Philadelphie de Alain Supiot) qui prévalait dans le monde occidental (y compris en Angleterre et aux Etats-Unis) au sortir de la grande guerre contre le nazisme. Le programme du CNR est une parfaire expression de cet esprit. Il s’est réalisé à la Libération avec une alliance entre le gaullisme social et le communisme. Ce qui permis la mise en place d’une nouvelle forme d’état qu’on a appelé ensuite, lorsqu’on a voulu le combattre, du nom un peu péjoratif d« État-providence ». Il vaut de rappeler aujourd’hui les mesures adoptées tant elles restent d’actualité :
- la liberté de pensée, de conscience et d’expression ; la liberté de la presse, son indépendance à l’égard de l’État, des puissances d’argent et des influences étrangères- l’instauration d’une véritable démocratie politique (droit de vote universel étendue sans condition aux femmes),
- l’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale, impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie et un État au-dessus des intérêts particuliers, soucieux de l’intérêt général,
- un plan complet de protection sociale garantissant l’accès aux besoins essentiels pour tous les citoyens (eau, hygiène, maladie, retraite, nourriture, éducation…).
En fait, il s’est agi de créer un milieu politique dans lequel chacun pouvait s’épanouir.

Ce grand récit républicain a été mis à mal depuis les années 80. C’est d’ailleurs le programme de la résistance qui été explicitement visé Ainsi, Denis Kessler, grand patron français, ex-numéro deux du MEDEF, en octobre 2007, soit six mois après l’élection de Nicolas Sarkozy, a indiqué clairement la finalité des réformes qu’il fallait entreprendre. Elles devaient viser au démantèlement total du modèle social français : "Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil National de la Résistance !" [1]

C’est justement cette idée socialiste et républicaine qu’il s’agit de réinventer.

Questions dans l’assistance autour de Foucault et des travaux de Robert Castel sur de la propriété de soi…Attention à ne pas identifier libération des femmes et libération sexuelle totale telle qu’elle nous est présentée, avec par exemple l’affichage publicitaire…

Dany-Robert Dufour. Je n’idéalise pas les grands récits anciens. En ce sens, je ne suis nullement un réactionnaire au sens où je souhaiterais leur retour pur et simple. Pourquoi ? Parce que le grand récit de l’antiquité, le logos, est porteur d’une répression massive : il fallait que des hommes soient appliqués aux « arts mécaniques » pour permettent que d’autres soient libres. Ce récit émancipateur impliquait donc l’esclavage, qui s’est prolongé à l’époque moderne dans ce que Marx a appelé l’esclavage salarié. Quant au grand récit judéo-chrétien ; il est porteur d’une autre répression, le patriarcat, qui a permis, voire prescrit, l’oppression des femmes.
Ces 2 grands récits sont donc à la fois libérateurs et porteurs de répressions indues. Comme je l’ai déjà dit, c’est ce réglage portant sur ce que l’on doit conserver et sur ce que l’on doit rejeter de ces grands récits que les philosophies postmodernes n’ont pas su faire.

Prenons par exemple le travail de Foucault. Il s’est déployé dans les années 60 à produire une analyse en forme de déconstruction des institutions (l’école, la santé, la prison….). Ses travaux ont été importants. Mais malheureusement, sa déconstruction des institutions a trop souvent viré à une destruction pure et simple des institutions ce qui, je le répète, était finalement congruent avec le projet ultra-libéral de désinstitutionnalisation. Cela ne s’est pas passé qu’en France. On peut en voir un autre exemple avec les travaux d’Erving Goffman sur le concept d’"institution totale", très riche. Mais par qui ont été récupérés ces travaux ? Par le gouverneur de Californie nouvellement élu en 1966, un dénommé Reagan, pour supprimer des institutions psychiatriques, de sorte que les fous se sont retrouvés à la rue, amalgamés aux homeless people. Ces travaux, ceux de Foucault, ceux de Goffman, étaient intéressants car ils portaient sur les formes d’alors du capitalisme. Le problème est que ces auteurs n’ont pas vu que l’on passait, au moment même où ils publiaient leurs travaux, à une autre forme du capitalisme basée sur la dérégulation et la désinstitutionnalisation. C’est là ce qu’on appelle depuis les travaux de Boltanski, le "nouvel esprit du capitalisme", qui s’est manifesté ouvertement en 1971, lorsque Nixon a supprimé la référence du dollar à l’étalon-or. La monnaie est devenue flottante, et de cadre et condition du système d’achat et de vente des marchandises, elle est devenue elle-même marchandise. Depuis, grâce à cette dérégulation, on spécule sur les monnaies – et l’on voit ce que cela donne. Foucault et d’autres ne nous ont pas permis de penser ce nouvel esprit. C’est donc ce que nous avons à faire aujourd’hui.

Quant au souci de soi, il ne faut pas oublier que ledit soi ne peut s’épanouir dans n’importe quel milieu. Je veux dire que la question du souci de soi n’a de sens qu’à être lié à celle du souci de l’autre, sinon il ne fait qu’exprimer la loi des sociétés libérales : l’égoïsme avant tout.

Valère Staraselski. Nous sommes déjà au cœur du troisième chapitre Postmodernité, autopsie d’une libération en trompe l’œil, qui traite des questions liées aux effets de la postmodernité. Le rôle de Deleuze et Guattari me fait penser à ce passage de Blanche ou l’oubli d’Aragon, intitulé L’homme abstrait, où Aragon montre que celui-ci fait des additions qu’il ne paiera jamais puisque ce sont d’autres qui les paieront.... Et cela se double, semble-t-il, de cette idée qui a présidé à la cassure entre Dada et le surréalisme, à savoir que les surréalistes n’entendaient pas du passé faire table rase, car ils voulaient conserver le trésor humain que représentait le legs artistique des générations précédentes... Vous traitez de la dignité, celle notamment des enfants, de ce que vous nommez un monde unisexe et sans amour, de l’exploitation industrielle de l’âme...Et tout ceci, devant la cécité de la gauche. A ce propos, vous déclarez, toujours sur Médiapart : « Au fond, cette idéologie, ce sophisme, cette fausse équation « vices privés = vertu publique », ça n’a pas permis la fortune publique ! La fortune certes, mais pas publique, la fortune de quelques-uns et l’appauvrissement considérable de tous les autres. C’est de tout ceci maintenant qu’il faudrait sortir. Or, on est coincé parce que, pour sortir du libéralisme économique, souvent, on fait un vote de gauche, et le vote de gauche finalement contribue à la diffusion par d’autres moyens de cette idéologie libérale, par d’autres moyens, c’est-à-dire au niveau culturel ».

Dany-Robert Dufour. On a un réglage à faire : entre ce dont il faut se débarrasser, toutes les formes de l’esclavage contemporain et du patriarcat, et ce qu’il faut garder. On doit déployer de nouvelles formes de critique du capitalisme, car celui-ci ne s’attache plus seulement à l’extorsion de plus-values dans le processus de production, il se manifeste aussi dans la prolétarisation du consommateur dont il s’agira, par tous les moyens possibles, d’exploiter directement les pulsions. Le meilleur moyen à cet égard est encore de bloquer le passage à la symbolicité. Le spectacle aujourd’hui consiste dans l’exhibition permanente, devant les yeux de chacun, des objets de convoitise. Cette excitation pulsionnelle va évidemment à l’encontre du fonctionnement symbolique. Cette excitation pulsionnelle permanente caractérise la culture d’aujourd’hui, y compris dans certains fonctionnements de l’art contemporain.

Valère Staraselski. Nous n’avons plus beaucoup de temps, mais dans une toute dernière partie, vous répondez en quelque sorte à la question « Que faire ? » en présentant trente mesures d’urgence. Dans une de ces mesures, d’ailleurs vous faires référence au marquis de Sade, dont vous allez jusqu’à désacraliser en quelque sorte la figure de libérateur dans le cadre de l’ouvrage, et vous faites, disais-je, référence à la loi sadienne... Par ailleurs, vous pensez qu’il faut « plus d’Etat dans les affaires et moins d’affaires dans les Etats ! ». Et sur cette question de l’Etat, vous prenez à rebours celles et ceux qui ne jurent que par son dépérissement, en affirmant – comme Gramsci l’avait fait et plus près de nous Losurdo – que sans Etat, il n’est pas de société démocratique possible...

Dany-Robert Dufour. L’état doit avoir le rôle de garant d’un milieu dans lequel tous les individus peuvent s’épanouir. Si l’état est au service de l’économie marchande, il ne peut pas remplir cette fonction, il est seulement au service de l’enrichissement de quelques-uns. C’est pourquoi, une nouvelle forme d’état est à inventer.

Question dans l’assistance. Où sont les forces matérielles qui porteront l’alternative ?

Dany-Robert Dufour. Sans volonté collective qui se cristallise dans une forme politique (qui ne peut qu’être multiple), rien ne sera possible. La destruction des différentes économies humaines continuera et avec elle la destruction de l’économie qui englobe toutes ces économies, c’est-à-dire l’économie du vivant sur laquelle s’érigent toutes les activités humaines. Le seul levier possible pour inverser ce processus est celui du politique. Il faut donc réinvestir l’économie politique. Il est clair en ce domaine qu’il faut tout réinventer et se méfier comme de la peste des anciennes recettes puisqu’elles ont, à peu près partout, échoué.

Notes :

[1Denis Kessler, "Adieu 1945, raccrochons notre pays au monde !", Challenges, 4 octobre 2007.


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