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Italie : le « cyberpopulisme » de Beppe Grillo
Un extrait du livre de Marco Revelli « Populismo 2.0 »

« Le populisme se manifeste quand un peuple ne se sent plus représenté. C’est une « maladie infantile » de la démocratie quand les temps de la politique ne sont pas encore mûrs. C’est une « maladie sénile » de la démocratie quand les temps de la politique semblent finis. Comme aujourd’hui, ici, et pas seulement en Italie ». Marco Revelli.

Le « cyberpopulisme » grilliste

Il faudra attendre vingt ans exactement après l’annonce de la chute politique de Berlusconi – le temps de l’épuisement de son cycle – pour voir émerger le deuxième type du néo-populisme italien. C’est en février 2013 – même si cette fois c’est presque « sans préavis », tout au moins au plan national, et assurément dans une dimension imprévue – que le Mouvement 5 Etoiles (M5S) est sorti des urnes comme premier parti italien. Alors que tout le monde, ou presque, attendait une victoire, même modérée, du Parti démocratique de Pier Luigi Bersani, Beppe Grillo s’est trouvé projeté au premier rang avec ses 8 689 168 votants (45 000 de plus), le portant si ce n’est en tête de la majorité, obtenue par le Pd grâce à la coalition (aussitôt dissoute) avec Sel (Socialismo e Libertà de Nichi Vendola), tout au moins sur le tout devant de la scène. Ainsi fut déterminée cette « victoire amputée » qui devait marquer toute la législature.

Il ne s’agissait pas – il est important de le signaler – d’une répétition de 1994. Cette fois, on n’était pas face à une matérialisation d’une entité politique nouvelle « à partir de rien », comme ce fut le cas avec Berlusconi. Il ne s’agissait pas d’un second « parti instantané ». On assistait plutôt à l’explosion, au cœur du système institutionnel, d’un mouvement longuement « couvé » dans le ventre du pays. De l’émergence sur le plan institutionnel d’une réalité jusque-là souterraine. Six années presque avaient passé depuis le premier V-Day, organisé en 2007, le 8 septembre (date symbolique en référence à la fameuse « proclamation Badoglio » et « la fuite pitoyable » du Roi en 1943), le moment où le « mouvement » a fait son apparition « physique » sur les places de tout le pays. Des années encore avaient passé depuis la grande bataille morale et civique, le Parlamento pulito (Parlement propre, 2005), La Via dell’Irak (après la mort de Nicola Calipari), Tango Bond, (encore en 2005, contre les banques qui avaient « refilé » à leur client les bons du Trésor argentin), La recherche bâillonnée, ShareAction Riprendiamo la telecom, contre les incinérateurs, les grands travaux inutiles, le financement public de la presse, avant même la création officielle du Mouvement 5 Etoiles. Ensuite sont arrivées les victoires électorales locales, à Parme avec le maire Pizzarotti, en Sicile avec l’affirmation spectaculaire aux élections régionales… Mais c’est le « sorpasso » [1] - le dépassement - du Pd aux élections politiques nationales, parlementaires, de 2013 qui a marqué un tournant incontestable. Et imprévu.

Celui-ci advenait après une nouvelle et franche rupture dans le système politique italien. Il arrivait après la chute du dernier gouvernement Berlusconi, qui marqua la fin d’un long cycle politique : une crise extra-parlementaire provoquée par un spread , - le différentiel des taux d’intérêt - de 750 points (équivalent à un default) et gouvernée par en haut (et en partie de l’extérieur). Surtout, après plus d’un an d’apnée politique, pendant laquelle tous les partis avaient disparu de la scène à l’abri d’un gouvernement de techniciens qui, avec leur accord quasi unanime et les pleins pouvoirs, avaient mené une politique socialement dévastatrice. Une sorte de longue nuit de la politique pourrait-on dire (tout au moins parce que les forces politiques et leurs représentants avaient fini « dans l’ombre » et dans les coulisses pour ce qui concerne les hommes et aux femmes de Mario Monti) à la fin de laquelle, réapparaissant à la lumière, le système politique italien s’était révélé transformé structurellement : non plus bipolaire - ou tout au moins tendanciellement bipolaire comme il l’avait été les dernières années, avec la polarité centre-droit et centre-gauche -, mais tripolaire. Avec, derrière les deux pôles, redimensionnés, un troisième, grand perturbateur, qui par sa seule présence modifiait radicalement le cadre.

Dans son épiphanie le « mouvement de Grillo » (qui n’était pas encore le M5S) se révélait explosif et transversal, comme un peu tous les phénomènes du néo-populisme contemporain (celui qui a suivi la crise de 2009-10), travaillant comme une niveleuse et recueillant des soutiens dans tous les secteurs et dans tous les espaces de mécontentement – social, générationnel, territorial, politique – du pays. La photographie à chaud de Tito Boeri et Tommaso Nannicini (deux experts qui savent manier les chiffres) en rend bien compte. Elle est consacrée à « nouvelle géographie électorale » (comme ils la désignaient) sur la base des données relatives à 8013 communes : celui qui se définissait comme un « non-parti » a fait partout le plein, dans les grandes commune comme dans les petites, aussi bien riches que pauvres, au nord comme au sud avec des pourcentages oscillant entre le 20 et 30%, obtenant la majorité dans la plupart des cas et avec une relative indifférence au clivage droite-gauche – et en général envers la structure de la culture politique traditionnelle – suivant une sorte de logique « liquide », apparemment « de l’ordre de la nature » (comme précisément un tsunami ou un tremblement de terre, comme un moment tenant davantage « de la nature » que de la politique). Il obtenait le soutien des bassins du centre-droit comme celui du centre gauche proportionnellement à l’influence territoriale spécifique des deux camps : davantage de votes du centre-droit au Sud là où il était le plus puissant, davantage de centre-gauche au Nord… Il recueillait plus de 40% tant du côté des travailleurs dépendants que des indépendants, et il monopolisait le vote de la jeunesse. Le Pd conservait sa suprématie uniquement chez les retraités, le Pdl chez les femmes au foyer : les deux catégories qui passent le plus de temps devant la télévision… Et encore cela est une donnée délicate…

En effet le déclin de la télévision – le média le plus généraliste dans l’absolu, qui a dominé le monde de la communication pendant plus d’un demi-siècle – comme instrument d’organisation du soutien et de l’orientation des préférences (y compris électorales) a été analysé comme une des causes du déclin parallèle du berlusconisme et de son « populisme » (le « peuple télévisuel » s’est dissous ou tout au moins considérablement affaibli). Et l’émergence du web comme le nouvel univers médiatique qui envahit tout, peut être considéré comme un facteur déterminant de l’émergence parallèle du « grillisme » et de son innovant « cyberpopulisme » : la forme de l’expression et de l’organisation du « peuple du web » qui surgit. Ou bien, comme le désigne son héros éponyme, du « peuple des réseaux ». On pourrait donc dire ainsi : à chaque nouvelle technologie de la communication sa forme de populisme…

C’est indiscutable. L’usage des « réseaux », et même de la « rhétorique des réseaux sociaux », sa désignation comme facteur révolutionnaire capable de bouleverser les fondements de la politique et de la démocratie (possibilité technique d’une démocratie directe, instantanée, participative à distance, et par certains côtés intégrative) ont été théorisées jusqu’à l’infini par le duo Grillo-Casaleggio. De même que les réseaux sociaux ont été à la base de l’organisation technique du meetup , et de la mobilisation des différents V-Day comme celle plus locale des Flashmob. Mais la chose est plus complexe. Comme l’a montré de manière très convaincante Carlo Freccero – sans doute le meilleur connaisseur en Italie du monde de la communication, et certainement le plus génial -, Grillo n’est pas seulement (on pourrait même dire « n’est pas tant ») l’entrepreneur politique qui le premier a investi sur le web (ce qui ne serait déjà pas rien au moment où tous les autres se disputaient encore pour arracher une brève apparition dans un quelconque talk show télévisé). C’est surtout celui qui a su mettre ensemble tous les médias disponibles, les nouveaux, mais aussi les anciens et même les plus anciens. Une sorte de hub médiatique, capable de gérer son propre blog mais aussi d’y jouer sa propre image d’ex-comique télévisuel (encore imprimée dans la vidéo-mémoire collective), de snober les caméras pour finir sur tous les journaux télévisés pour ses propres excès verbaux quand ce n’est pas par les sarcasmes des animateurs et des adversaires politiques, d’être dans le cyberespace sous forme virtuelle tout en remplissant physiquement la place, le moyen le plus ancien de socialisation politique (on pense à la clôture de la campagne électorale le 22 février 2013 sur la place Sans Giovanni) et finalement se retrouver en première page de ces quotidiens honnis par son public mais lu par tous.

De la même manière plus complexe que celle sous laquelle elle est présentée se pose la question de son populisme. Entendons-nous : c’est véritablement un néo-populisme au sens strict. Il n’existe pas aujourd’hui un autre mouvement ou une autre figure politique auxquels puisse mieux s’attacher, et intégralement, la définition de Cas Mudde [2]. L’opposition (manichéenne) entre « le peuple pur » et « la classe politique » corrompue ; la liquidation systématique de toute la société politique officielle au nom d’un appel direct au peuple souverain (bien exprimée du « Arrendetevi ! [3] » hurlé la veille du vote avec une sorte d’exaltation messianique) ; la substitution du schéma haut/bas à la vieille distinction horizontale droite/gauche et la revendication de son ostentatoire transversalité ; la revendication, sur un ton souvent de justicier, d’un rôle de défenseur des exclus du pouvoir contre l’oligarchie bureaucratique, financière, partidaire… tout cela dessine un profil d’une grande netteté. Cela peut difficilement être assimilé aux autres formes contemporaines désignées sous cette étiquette (comme c’est fréquemment le cas de la part des médias et des adversaires politiques). Plus encore il ne pas y être assimilé du tout, en dépit certaines positions politiques de la direction des 5 Etoiles (comme l’adhésion au groupe parlementaire de Farage à Bruxelles).

Témoignent de cette différence les nombreuses batailles, écologistes, pacifistes, antiautoritaires, participatives, menées durant la longue phase de gestation du Mouvement. Mais aussi le contenu du programme électoral avec lequel il s’est présenté aux élections politiques, nettement différent et sur de nombreux point opposé à celui des différents partis et mouvements de la droite populiste européenne (et plus généralement occidentale), comme l’a souligné avec une grande clarté Roberto Biorcio, sur la base de données empiriques éloquentes. Tandis qu’en fait – écrit-il – l’identité de la plus grande partie des néo-populistes contemporains est très fortement orientée vers la revendication de la récupération de « souveraineté » dévolue à « un leader « fort » en capacité de porter dans les institutions la volonté des « simples gens », et « l’idée de « peuple » est fortement caractérisée dans un sens ethnique et nationaliste » avec la désignation comme ennemis des immigrants et des roms (en Italie l’exemple typique est celui de la Ligue du Nord en convergence avec Fratelli d’Italia), « le programme élaboré par le M5S est totalement différent, quasiment opposé ». Ses objectifs « sont essentiellement orientés pour favoriser la démocratie participative des citoyens, défendre un état social de type universaliste, défendre et valoriser les biens communs et/ou publics (remunicipalisation, défense des investissements pour l’école et la santé publique) ». En appui de cela on peut citer un sondage post-électoral (de 2013) dont il ressort que c’est parmi les électeurs M5S qu’ on enregistre le plus haut niveau d’accord pour affirmer que les objectifs les plus importants du gouvernement doivent être la réduction des « différences de revenus entre les citoyens » (se sont prononcé dans ce sens 54% des sympathisants M5S contre 47% des électeurs du Pd, 40% du Pdl et 13% des soutiens de la Lega) ainsi que l’exigence de « garantir un protection sociale stable ». Au contraire, c’est parmi eux qu’on a relevé un niveau limité de revendication d’un « leader fort » (5 points de moins que la moyenne de tous les autres électeurs), et en même temps, le plus bas niveau absolu de « confiance dans l’Union européenne ». C’est tout particulièrement sur la confiance (comme état d’esprit et comme orientation pour l’action) que se manifeste la différence la plus nette – on pourrait même dire le clivage le plus significatif – qui distingue l’électorat M5S des autres mondes socio-politiques, en particulier celui du Pd. La « confiance envers les institutions » pour laquelle ils marquent le niveau le plus bas, pratiquement voisin de zéro, alors que les électeurs Pd sont au plus haut de l’échelle ; de même pour la « confiance dans l’avenir », économique et social : se polarise sur le vote M5S le front des pessimistes (et des plus sacrifiés de la crise), tandis que, cette fois encore, celui du Pd se concentre sur celui des optimistes ( de manière évidente ceux qui vont bien ou tout au moins les moins frappés par la crise). Voici, dans le fond, la clé du succès « grilliste », difficile à ébranler en dépit des erreurs, des lacunes, les gaffes et les démonstrations d’inexpérience de la part du « personnel politique » du « non-parti ». Et aussi malgré une tentative de percer, sur leur propre terrain, tentée in extremis sur un front imprévu… (Celui d’un « populisme par en haut » de Matteo Renzi).

Extrait p. 128 à 135 du chapitre 7 : « Les « trois populismes italiens » : le « telepopulisme berlusconien », le « cyberpopulisme » grilliste, le « populisme d’en haut » de Matteo Renzi » . Traduction de Daniel Cirera. Publié en accord avec l’éditeur.

Populismo 2.0. Marco Revelli. Giulio Einaudi editore (Torino 2017)

Marco Revelli enseigne la science politique à l’Université du Piemont oriental. _ Lire aussi :
Dentro e contro. Quando il populismo è di governo, Ed. Laterza, 2015.
Populismo, il disaggio della democrazia, Left n°17, avril 2017.
« In Francia è une tragedia, a noi sarà peggio », Il Fatto Quotidiano, 1er mai 2017

Notes :

[1La parole italienne de « sorpasso » a été reprise dans le même sens de dépassement » du Psoe en Espagne dans les années 1990 par le PCE.

[2Universitaire et chercheur en Sciences Politiques néerlandais, spécialiste du populisme et l’extrèmisme politique en Europe

[3« Rendez-vous ! »


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