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Invictus : retour vers le futur
Par Pedro Da Nobrega

Le succès rencontré par le dernier film de Clint EASTWOOD « Invictus » tient d’abord à sa qualité indéniable, au savoir-faire déjà maintes fois remarqué d’EASTWOOD comme réalisateur et à des performances d’acteur aussi remarquables que celles de Morgan FREEMAN dans le rôle de MANDELA et de Matt DAMON dans celui du capitaine emblématique des Springboks (nom donné à l’équipe Sud-Africaine de rugby) François PIENAAR. Le film tire son titre de celui d’un poème du Britannique, William Ernest HENLEY, datant du 16ème siècle, qui a inspiré MANDELA pendant ses 27 années de détention au bagne de Robben Island, au large de la ville du Cap. Mais il est clair que la lourde symbolique évoquée par le film n’est pas non pour rien dans cette notoriété, dans le contexte de fin de l’apartheid.

Il n’est pas inutile de revenir sur les questions centrales traversant ce film qui relate le choix de MANDELA de parier sur une victoire de l’équipe Sud-Africaine de rugby, pourtant symbole de l’apartheid aux yeux des populations non-blanches, lors de la Coupe du Monde organisée en Afrique du Sud en 1995. En l’occurrence, analyser les raisons d’un tel choix, de l’importance symbolique du rugby dans la société sud-africaine et les clés qu’elle peut fournir pour mieux en cerner certains enjeux et approcher son histoire.

Car plus que le sport des blancs, le rugby est devenu au fil du 20ème siècle un des étendards de la fierté et du nationalisme afrikaner. Pour le comprendre, revenons aux origines. Un sport, certes introduit par les britanniques à la fin du 19ème siècle, mais qui va, suite au profond traumatisme de la Guerre des Boers (paysan en afrikaans), représenter un élément de revanche de la communauté Boer envers les Uitlanders Britanniques, un mot afrikaans signifiant « étranger », utilisé au départ pour désigner les travailleurs émigrants étrangers – essentiellement britanniques - au cours de l’exploitation des mines d’or du Transvaal, un des états Boers conquis par les armées de la couronne lors de cette guerre. Même si les Britanniques estiment au départ qu’il peut constituer un moyen de guérir les fractures issues du conflit et de cimenter un idéal commun pour les communautés blanches. D’ailleurs le springbok (une gazelle) figure sur les maillots de l’équipe nationale de rugby depuis son adoption pendant une tournée en Grande-Bretagne, en 1906-1907. Pour les commentateurs de l’époque, cette tournée avait fait naître un sentiment de fierté nationale et permis de dissiper le ressentiment provoqué par les deux guerres des Boers en Afrique du Sud.

Mais si le rugby gagne très vite les faveurs des Afrikaners, c’est que ce sport, décrit par les sujets de Sa Majesté comme « un sport de voyous joué par des gentlemen à l’opposé du football, un sport de gentlemen joué par des voyous », constitue un élément de promotion et de visibilité sociale dans cette société coloniale et apparaît comme un vecteur de revanche sur les Britanniques. Ce n’est pas un hasard si le creuset fondamental de toutes les traditions rugbystiques sud-africaines se situe L’Université de Stellenbosch, dans la ville de Stellenbosch, province du Western Cape, lieu de formation des élites coloniales.

Mais son rapide succès chez les Boers se doit aussi au fait qu’il exemplifie quelques-unes des valeurs structurantes de cette communauté, à l’ancrage très rural : le mythe du pionnier – défricheur « d’espaces vierges et hostiles »-, la dureté à la tâche, la vaillance dans le combat. Ces caractéristiques vont d’ailleurs marquer de leur empreinte le style de jeu pratiqué par les Springboks ainsi que la prédominance des Afrikaners dans cette discipline. Pour mieux en comprendre les ressorts et pour les néophytes en matière de rugby, il peut être utile d’en détailler quelques grandes lignes, en commençant par comprendre de qui l’on parle lorsque l’on évoque les avants et les arrières.

Une équipe de rugby se compose de 15 joueurs où les huit premiers, les « gros » qui participent à la mêlée notamment, sont appelés les avants, et les 7 autres, les « lévriers » forment les lignes arrières. Un grand joueur français, Pierre Danos, originaire de Toulouse, même s’il a fait l’essentiel de sa carrière à Béziers, un autre grand nom du rugby français, avait eu cette phrase passée à la postérité pour illustrer les différentes caractéristiques des avants et des arrières : « Il y a ceux qui jouent du piano, et ceux qui les déménagent » !

Dans le registre des « déménageurs », ce sont, pour les raisons évoquées plus haut, les Boers qui vont se distinguer et engendrer une identification forte de leur communauté avec ce sport qui va ainsi devenir par le biais de l’équipe des Springboks l’étendard de la fierté Afrikaner et le symbole de l’apartheid pour les populations « non-blanches » discriminées.

Le panthéon des grandes figures du rugby Sud-Africain et des Springboks est à cet égard éloquent puisqu’il se compose presque exclusivement d’avants Afrikaners, originaires en grande partie du Transvaal :
De Frik DU PREEZ, élu le plus grand joueur sud-africain du 20ème siècle au protagoniste du film, François PIENAAR, en passant par une grande figure qui témoigne aussi des contradictions de la société sud-africaine, Morné DU PLESSIS, originaire du Transvaal, manager de l’équipe des Springboks en 1995 au moment relaté par le film. En effet celui-ci, alors qu’il était capitaine de l’équipe des Springboks et idole de la communauté blanche, fils d’un ancien capitaine des Springboks, avait osé émettre des réserves sur le bien-fondé de l’apartheid.

Le rugby a donc acquis une dimension symbolique majeure dans l’émergence du nationalisme afrikaner qui instaurera l’apartheid en 1948 par le biais du Parti National même si existaient déjà des anciennes lois raciales et spatiales comme le Land Act de 1913. Cela explique l’engagement politique de nombre de grandes figures des Springboks dans l’establishment de l’apartheid. L’exemple le plus éloquent est Dawie DE VILLIERS, demi de mêlée, membre du Parti National, l’expression politique du nationalisme afrikaner et instaurateur de l’apartheid, et de l’Afrikaner Broederbond, « Ligue des frères afrikaners », organisation fraternelle secrète et « société d’entraide », dédiée à la promotion des intérêts de la communauté Afrikaner, à l’image de ce qu’ont pu devenir certaines loges maçonniques. Il finira d’ailleurs sa carrière politique comme ministre de MANDELA dans son premier gouvernement, fruit d’un accord entre l’ANC et le Parti National. L’Afrikaner Broederbond a été au cœur du pouvoir pendant les décennies de l’apartheid et continue à exister dans l’Afrique du Sud actuelle.

Il n’est pas inutile pour illustrer cette symbiose du rugby Springbok avec le nationalisme Afrikaner et l’apartheid de souligner que l’axe structurant du rugby sud-africain entre Stellenbosch, dans la province de Western Cape, et le Transvaal, d’où sont originaires la plupart des grands noms des Springboks reprend exactement celui d’un événement fondateur pour la communauté Boer, le Grand Trek.

Le Grand Trek (« Grote Trek » en néerlandais, « Groot Trek » en afrikaans, signifiant « grand voyage ») est l’acte politique qui traduit le désir d’indépendance des Boers de la colonie du Cap. La plupart des Boers, mécontents de l’administration britannique dans la Colonie du Cap (l’anglais était devenu la langue officielle en 1828 au détriment du néerlandais, puis l’esclavage avait été aboli sans compensation financière suffisante) décident de quitter la colonie. Cela se concrétise par une immense migration organisée de plusieurs milliers de fermiers Boers (les Voortrekkers) de la colonie du Cap vers l’intérieur des terres dans les années 1835-1840 pour y fonder deux états indépendants, le Transvaal et l’État libre d’Orange. Au XXe siècle, ce périple occupera une place importante dans l’imaginaire collectif afrikaner. Il sera vu comme l’événement central de l’histoire et l’identité afrikaner, évoquant l’exode des Hébreux d’Egypte. Cela peut aussi expliquer d’autres proximités plus contemporaines, mais c’est déjà une autre histoire. Le Voortrekker Monument qui en est le symbole sera d’ailleurs inauguré à Pretoria, capitale du Northern Transvaal, en grande pompe par Daniel Malan en 1949, un an après la victoire du Parti National.

C’est la volonté de l’Empire Britannique de s’assurer le contrôle des deux états Boers qui déclenchera justement les « Guerres des Boers ».

C’est donc dire le risque assumé par MANDELA en choisissant d’apporter tout son soutien à cette équipe des Springboks honnie par les communautés qui ont toujours soutenue l’ANC dans sa lutte contre l’apartheid. Mais plus que l’espoir de voir toutes ces communautés se prendre de passion pour un sport qui leur reste fondamentalement encore étranger en 1995, MANDELA a surtout perçu l’importance que cela pouvait revêtir pour la communauté Boer, dont il estime essentiel l’apport pour une nouvelle Afrique du Sud. Cela l’amènera à ferrailler dur, d’un côté comme de l’autre, pour trouver des compromis à même de rendre son choix utile. S’il a pu avoir un rôle décisif en la matière, il ne sera pas le seul à s’y investir, et c’est peut-être une des limites du film, qui tient à cette propension états-unienne de focaliser l’histoire sur des individus, alors que MANDELA s’est toujours défendu d’être un « homme providentiel ». Il est dommage, par exemple, que le rôle d’un Morné DU PLESSIS ait été passé sous silence. Car il s’agit bien de compromis à une époque où, si l’Afrique du Sud travaille à s’affranchir de l’apartheid, les tensions et les violences alimentées par les forces les plus rétrogrades attachées à l’apartheid sont nombreuses.

Chris HANI, secrétaire général du Parti Communiste d’Afrique du Sud (SACP) et chef de Umkhonto we Sizwe, la branche armée de l’ANC (la lance de la nation), successeur presque désigné de MADIBA et qui jouissait d’une très grande aura chez les jeunes, a été assassiné à peine deux ans auparavant, le 10 avril 1993, et cette perte s’avèrera très lourde par la suite.
L’Inkatha Freedom Party (IFP - Parti de la liberté) dirigé par le fantoche Mangosuthu BUTHELEZI, est utilisé par les tenants de l’apartheid pour déclencher une flambée de violences contre les militants de l’ANC au nom de la défense d’une soi-disant « spécificité zoulou ».

Ces compromis sont illustrés par les questions relatives à l’hymne, qui est évoquée mais sans explication dans le film, et au drapeau national. En 1995, l’hymne national d’Afrique du Sud est la combinaison de l’ancien hymne national de l’apartheid adopté en 1927, « Die Stem van Suid Afrika » avec le populaire chant africain adopté par les mouvements anti-apartheid « Nkosi Sikelel’ iAfrika » (« Dieu bénisse l’Afrique »). Voilà qui explique les réticences de certains joueurs springboks décrites dans le film à chanter ce nouvel hymne dont chaque élément sera repris dans le stade lors de la finale par seulement une partie du public. Si pour le drapeau, MANDELA ne cédera pas, la symbolique est trop lourde, nombreux sont dans l’assistance, le jour de la finale, les anciens drapeaux datant du temps de l’apartheid qui reprennent l’ancien Prinsenvlag néerlandais (avec un orange plus clair que l’actuel drapeau néerlandais) et où figurent, dans la bande centrale blanche, les drapeaux du Transvaal, de l’État libre d’Orange, avec l’Union Jack (représentant les anciennes colonies britanniques de la Province du Cap et du Natal). Mais compromis aussi pour le maillot qui garde ses couleurs historiques avec la gazelle, mais qui se voit adjoindre une couronne de « proteas », fleurs typiques d’Afrique du Sud, afin de reprendre en partie la proposition émise par le Conseil National des Sports.

Ce sont toutes ces contradictions dont ne rend pas trop compte le film, préférant une vision en quelque sorte plus « œcuménique », quitte à s’éloigner quelque peu de la réalité. Car si la victoire en Coupe du Monde a pu être fêtée par certains, c’est resté un non-événement pour la grande majorité de la population noire, en particulier dans les townships. Et tous les vieux réflexes ne se sont pas dissipés pour autant puisqu’en 1997, André MARKGRAAF fut destitué de son poste d’entraîneur des Springboks pour avoir qualifié des joueurs de couleur de « kaffir », mot extrêmement insultant en Afrique du Sud et qu’en 2003, Jacques CRONJE fut éjecté de la sélection pour avoir refusé de partager sa chambre avec l’un de ses camarades, Quinton DAVIDS, noir.

Il convient aussi de se souvenir des polémiques nées de l’attitude de l’entraîneur de l’équipe Springbok, vainqueur de la Coupe du Monde 2007 en France, qui face au reproche de n’avoir dans son équipe que très peu de joueurs de « couleur », rétorquait que pour lui ne jouaient que les meilleurs à chaque poste, quelle que puisse être la couleur de leur peau. Ce qui, pour un entraîneur qui s’appelle Jake WHITE (ça ne s’invente pas !) n’a pas manqué d’interpeller. En effet tout le monde n’a pas la vision politique de MANDELA pour comprendre que le rugby en Afrique du Sud ne saurait être appréhendé par une logique purement « sportive », même s’il ne faut pas demander au seul rugby de régler des questions qui se posent à la société dans son ensemble, à commencer par la structure de la propriété et la répartition des richesses.

Si ce dernier titre a néanmoins été plus fêté que celui de 1995, ce qui montre que les mentalités évoluent en Afrique du Sud, nul doute que les « Bafana-Bafana » (nom donné à l’équipe sud-africaine de football) bénéficieront d’un soutien bien plus massif de la population noire lors de la prochaine Coupe du Monde de football qui doit avoir lieu là-bas, même si leurs chances de succès sont bien plus infimes, le football ayant toujours été le sport favoris des populations noires en Afrique du Sud.

10 février 2010


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