
Le drame du meurtre d’une aide-enseignante par un jeune de quinze ans dans un collège pose une nouvelle fois la nécessité absolue et urgente d’une politique de fond pour faire disparaître la violence chez les jeunes, de plus en plus préoccupante (au minimum) à terme - ce à quoi notre lamentable gouvernement, chapeauté par un président tout aussi lamentable, se refuse pour des raisons dépourvues de fondement. Or il faut analyser les moyens, avec leurs registres propres, indispensables pour y faire face, dans l’ordre de leur importance progressive.
Le premier est technique et minimal : mettre en place des moyens mécaniques pour filtrer, autant que possible, l’entrée des élèves dans les collèges et les lycées et vérifier, autant que possible à nouveau, s’ils sont porteurs d’armes potentiellement meurtrières. Or il me semble que, au-delà de la fermeture conditionnelle des portes ne permettant pas un passage automatique dans une enceinte scolaire - ce qui me paraît technologiquement possible - ce moyen suppose aussi des moyens humains, à savoir à un personnel de surveillant(e)s plus nombreux qu’aujourd’hui, quel qu’en soit le prix. Car s’il est vrai que l’Education nationale souffre d’un manque de personnels qui va s’aggraver vu la politique gouvernementale visant à en diminuer le budget, le gouvernement pourrait profiter de la baisse relative du nombre des élèves aujourd’hui pour en améliorer l’encadrement (voir ce qu’il se passe en mieux, curieusement, dans de nombreux pays d’Europe !).
Mais il y a plus grave, c’est la question des armes, en l’occurrence des couteaux dont les élèves peuvent être et sont porteurs, spécialement (mais pas seulement) dans les milieux populaires, et qui leur permettent de tuer : je passe sur les drames douloureux qui ont eu lieu depuis plusieurs années dans l’Ecole. Or la première mesure à prendre est celle de l’interdiction de leur vente, et donc de leur achat par les jeunes dans tous les commerces, sans restriction. C’est de la répression, certes, mais préventive contre un mal possible et justifiée à ce titre à l’inverse des discours de soi-disant libertaires centrés sur leur ego et leurs pulsions (voir les « libertariens » aux Etats-Unis).
D’où un troisième point, au moins aussi important, on verra pourquoi ensuite : la question des parents qui exercent ou non leur autorité éducative. Or tous les spécialistes un peu éclairés et courageux le disent : il y a une crise de l’éducation (distinguée de l’instruction) dont les parents sont chargés, et ce pour différents raisons qu’il serait long d’expliciter et dans lesquelles la crise des rapports de couple ou familiaux joue aussi un rôle, malheureusement. Or une démarche de fond est à mettre en place ici, à la fois psychologique et normative, et qui concerne toute la société, avec les valeurs qu’elle doit transmettre pour humaniser et apaiser le « vivre-ensemble » en général et au quotidien.
Or c’est là la tâche essentielle, à savoir : redonner à la morale toute son importance, avec ses normes impératives et universelles telles que la raison, et non telle ou telle option religieuse particulière et partisane, fondée sur une croyance arbitraire, les énonce et dont il faut reconnaître que c’est Kant qui les a le mieux formulées en les centrant sur le respect de la personne humaine. A quoi il faut ajouter, dans son optique, la nécessaire traduction de celle-ci en politique, mais au-delà de la sphère de la paix et des rapports internationaux qu’il a prioritairement envisagés… sauf qu’il a aussi adhéré aux principes républicains de la Révolution française, ce qu’on oublie parfois. Je ne développe pas ce sujet, l’ayant fait abondamment dans mon livre L’ambition morale de la politique. Changer l’homme, mais je veux en traduire brièvement la conséquence indispensable autant qu’impérative : il s’agit de transformer toute l’organisation sociale à la lumière de la morale, telle que le marxiste italien Gramsci l’avait admirablement vu, mais les penseurs des Lumières aussi avant lui. En l’occurrence, et même si Marx et une partie de ses adeptes (hormis Engels) l’avaient refusé sous cette forme explicite, il s’agit de fonder la critique lucide du capitalisme telle qu’il l’a analysé et avec les formes effroyables de celui-ci à l’échelle du monde aujourd’hui, sur un base morale qui interdit de traiter l’homme comme un simple moyen au service notre intérêt économique individuel - ce qui définit la vie des capitalistes ! Sait-on - je me permets de le rappeler - que le philosophe marxiste Ernst Bloch faisait magnifiquement du communisme « ce que l’on a si longtemps cherché en vain sous le nom de morale » ? Gramsci, à nouveau, aura lui aussi traduit cela dans sa « Philosophie de la praxis » en envisageant un nouveau « sens commun de masse » à construire publiquement, en l’occurrence idéologiquement, pour qu’il habite les consciences et guide les conduites. Mais il doit être admis que cette morale s’appliquant aux rapports sociaux en général, s’applique également, et tout autant bien entendu, aux rapports interindividuels ou personnels.
Or s’il faut insister sur ce point c’est que nous assistons à une crise de la morale en politique proprement spectaculaire. Ce que j’ai décrit plus haut le prouve implicitement et pour en avoir une preuve explicite par les temps qui courent il suffit de relire (si on ne l’a pas lu) l’ancien ouvrage programmatique de Macron intitulé Révolution (2017) et qui est en réalité un programme de contre-révolution ignorant les rapports de classes et dans lequel la morale, avec sa conséquence concernant la justice sociale, est proprement absente au profit d’un productivisme capitaliste inspiré par les libéraux américains et la valorisation de la seule efficacité individuelle dans ce domaine - efficacité productive dont le produit est censé ruisseler automatiquement du haut vers le bas de la société ! Quel amoralisme théorique qui se traduit en réalité (je l’ai déjà dit souvent) en un immoralisme de fait qui se déguise ou s’ignore par principe ! Or cet immoralisme de fait éclate aujourd’hui un peu partout dans le monde (injustices, guerres, crise écologique, etc.) à un niveau rare qui pourrait nous faire songer à un processus de décivilisation ou de renversement du sens apparemment progressiste de l’histoire tel que cette histoire, malgré ses « accidents » ou ses contradictions, paraissait avoir.
Tout cela ne nous aura pas éloigné de l’évènement circonstanciel dont nous sommes parti et qui nous a centré sur la question de l’éducation et de la « révolution morale » à laquelle on doit procéder aujourd’hui en direction des jeunes. Un dernier élément, totalement surprenant, va en convaincre ceux qui m’auront lu et que seul un professeur de philosophie est capable de prendre en compte et de faire connaître : l’esprit dans lequel l’enseignement de la philosophie est censé devoir fonctionner officiellement aujourd’hui, par rapport à celui qui a été le sien au début du 20ème siècle, en 1925, avec le ministre de l’Education nationale Anatole de Monzie. Celui-ci, homme politique de gauche, plaçait cet enseignement dans la lumière, en particulier, de « quelques principes généraux de vie intellectuelle et morale » (c’est moi qui souligne) et cela dans le but de former, par « un jugement éclairé » des citoyens dans une « société démocratique ». Très bien en un sens ! Or qu’est-ce qui se passe et se déclare aujourd’hui, depuis plusieurs années de présidence de Macron ? Rien de tout cela : aucune prescription ou exigence morale n’est énoncée pour cet enseignement, simplement l’idée qu’il doit aider à « réussir sa vie » (je n’invente rien)… ce qui est le propre, entre autres, de tout enseignement ou de toute instruction intellectuelle. La philosophie, que la science peut concurrencer directement si elle n’en tient pas compte dans son ambition de vérité, devrait alors subsister pleinement dans le registre normatif des valeurs, étranger à la science, qui est le sien : à savoir soit celui de l’éthique individuelle avec ses valeurs subjectives facultatives, que les sagesses antiques ont inauguré, soit celui de la morale collective avec ses exigences, universelles. Or cette dimension essentielle a disparu en tant que telle dans les nouvelles instructions officielles : c’est la fonctionnalité de l’utile qui est au premier plan, dans un pragmatisme à courte vue. Quelle pauvreté d’ambition pour la philosophie, quelle démission professée et quelle tristesse dans le champ de l’humain !
On aura compris, pour conclure, à quel point les registres, premier et final, individuel et collectif, de ce propos trop bref se rejoignent, sauf à fermer les yeux : un incident, grave, de la vie quotidienne, nous oblige à redonner à la vie politique, à travers donc l’éducation au sens large, et à ceux qui nous gouvernent ou nous gouverneront, le sens de la morale en politique, non seulement pour mieux vivre au quotidien et mettre fin aux dramatiques dérapages conjoncturels, mais pour vivre tout court, y compris dans un lointain futur !
NB : Cet appel à la morale est en contradiction avec une partie de la philosophie contemporaine qui, à la suite plus ou moins avouée de Nietzsche, entend la récuser ou la « déconstruire » : pensons en particulier à Foucault et à ses disciples ! C’est un aspect de plus de la « crise » que nous connaissons et que je dénonce. Je n’insiste pas.