Ce livre, dont nous publions ci-dessous la préface, est la version revue et augmentée de trois conférences données par le philosophe Bernard Vasseur au printemps 2018 à l’invitation de la Fédération de Seine-Saint-Denis du PCF et à destination de ses militants. Elles avaient pour titres : Qu’est-ce que penser en matérialiste ?, Les mouvements des sociétés humaines selon Marx, Qu‘est-ce que penser et agir en dialecticien ? Elles visaient à être accessibles aux non-spécialistes et au plus grand nombre. Le succès alors rencontré a conduit ses dirigeants à souhaiter une édition plus large de ce travail qui allait ainsi devenir un livre. Ce dernier est paru en septembre 2018, édité par le PCF 93.
Avec Marx, penser et agir aujourd’hui : tel était le thème qu’il m’était proposé de développer dans trois conférences.
La pensée et l’action ? Un beau sujet de philosophie ! Professeur en cette discipline, j’ai tout de suite pensé qu’il y avait là une belle occasion qui m’était offerte de combattre et de rectifier les images trompeuses qui accablent cette activité de réflexion dans la vie courante aujourd’hui. Elle y est en effet (au mieux) considérée comme un savoir spécialisé et académique parmi d’autres, réservé dans son exercice institutionnel à des professionnels. Elle y est aussi (au pire) perçue comme un « manuel » de « citations » et « d’auteurs » qu’il faudrait habilement savoir manier et résumer pour obtenir son baccalauréat, avant d’avoir plaisir à les oublier, dès lors qu’avec la fin de la scolarité, tout ce « fatras » pourrait enfin être tenu pour inutile dans la vie pratique.
Foin de tout cela avec un tel sujet ! J’étais au contraire invité à retrouver le souffle de la grande philosophie, celle qui est ouverte à la réflexion et à la délibération de chacune et chacun, celle qui s’interroge avec raison et ferveur sur l’orientation que les humains doivent et peuvent donner à leur vie individuelle et collective, quand ils veulent bien vivre et pas seulement survivre. J’étais convié à relier – pour les nourrir l’une par l’autre – les exigences de la pensée et les urgences de l’action, en convoquant pour cela l’un de ceux, parmi les plus grands, Karl Marx, qui n’a cessé de proclamer la nécessité de leur union et qui n’a pas manqué de les accorder, pour sa part, dans sa vie et dans son œuvre. Et j’avais à parler de tout cela devant un public de militantes et de militants communistes, c’est-à-dire devant des femmes et des hommes pour qui la politique n’est pas un spectacle à regarder, un luxe inaccessible et réservé, un jeu insignifiant, mais un combat quotidien pour changer le cours des choses, une action qu’il s’agit de rendre inventive pour pouvoir la déployer à l’échelle des peuples et qui, pour cela, a besoin d’une pensée originale sur laquelle elle peut trouver un appui. Et la philosophie de Marx, en un sens tout à fait singulier qu’il nous faudra préciser, c’était bien à ces rivages-là qu’elle permettait d’aborder.
Mais il y avait dans l’énoncé proposé un écueil à première vue autrement plus redoutable : Avec Marx, penser et agir aujourd’hui ! Pour le dire tout crument : pouvons-nous penser notre époque et agir dans notre temps pour le transformer en se reportant à l’œuvre d’un homme d’une autre époque et d’un autre temps, dont on célèbre précisément en 2018 le bicentenaire de la naissance ? A cette question, à rebours du préjugé courant attendu, j’ai répondu positivement.
Oui, cette pensée – parce qu’il s’agit d’une vraie pensée - peut nous donner non pas un programme clés en main, des recettes à appliquer telles quelles ou du prêt-à-penser qu’il n’y aurait plus qu’à reproduire et à imiter, mais des principes d’orientation dans un monde devenu plus obscur, des points de repère fondamentaux et solides sur ce qui demeure et ce qui change, des analyses de traits essentiels d’une société qui gardent toute leur pertinence, des remarques qui nous permettent au contraire de saisir des évolutions inédites des réalités. Et surtout elle peut conforter une ambition politique intacte que résume le mot « communisme », forgé au XIXe siècle et qui s’inscrit dans une histoire de bien plus longue durée, celle de l’émancipation humaine.
Bien entendu, affirmer cette conviction et s’employer à la démontrer dans les pages qu’on va lire ne va pas de soi. Ce choix se heurte au brouet qu’on nous sert quotidiennement aujourd’hui selon le dernier cri de la doxa. Il est ainsi entendu pour certains – les libéraux pur sucre - que non seulement Marx n’a rien à nous dire sur notre époque, mais qu’il n’a de surcroît pas cessé de se tromper sur la sienne. Autant dire qu’il ne serait rien d’autre qu’un traîne-savate du concept qui ne mérite ni attention ni compassion, mais qui est à jeter dans son entier.
D’autres, qui manient plus volontiers la nuance ou l’art de la litote, n’hésitent pas à lui reconnaître des mérites, mais c’est pour les situer immédiatement dans l’histoire et les conjuguer au passé. Autrement dit, « Marx, c’était bien, mais hier ! » et pour intéressante qu’elle soit en elle-même et à son époque, son œuvre n’aurait plus rien à dire sur la nôtre. C’est dans cet esprit qu’agissent par exemple, nos gouvernements depuis des décennies pour l’élaboration des programmes scolaires qu’ils élaborent. On doit désormais, par exemple, y considérer que la notion de lutte de classes est une vieille lune qui ne correspond plus du tout à ce que les jeunes doivent de nos jours apprendre pour « se familiariser avec le monde de l’entreprise » et se préparer à y entrer. Marx serait donc à exclure des programmes d’économie (qui portent sur l’analyse présente de l’organisation économique des sociétés) et à ranger (sagement !) dans les programmes d’histoire, où il deviendrait un auteur abandonné à la poussière des siècles et devenu totalement inopérant et inoffensif dans notre temps [1].
Il en est encore d’autres qui veulent bien reconnaître – surtout en cette année où il est de tradition et de bon ton de trouver des grandeurs aux morts dont on célèbre un anniversaire à compte rond - la justesse des analyses de Marx sur les mécanismes du capitalisme, en particulier sur l’incroyable creusement d’inégalités gigantesques, jamais vues à cette échelle dans l’histoire humaine, auxquelles il donne lieu aujourd’hui (ce que Marx appelait précisément l’accumulation du capital et la concentration des richesses entre des mains toujours moins nombreuses). Il faut bien sûr voir dans cette reconnaissance l’effet du poids de cette réalité incontestable et extrêmement choquante. Mais alors dans ce cas, on scinde fréquemment la pensée de Marx en deux, en y séparant ce que l’on appelle le travail de « l’analyste » et celui du « militant ». Si « l’analyste » au présent du capitalisme est salué, c’est « le militant » ou « le prophète » de son dépassement et du communisme qui est stigmatisé.
Il faut dire que sur ce plan le « dossier Marx » semble d’autant plus refermé et réglé que les régimes qui se sont se réclamés de son nom en Europe ont été balayés et rayés de la carte, après une histoire douloureuse, violente et qui a coûté très cher à leurs peuples. Le « court vingtième siècle » - pour reprendre la formule de l’historien anglais Eric J. Hobsbawm – commence avec la première guerre mondiale (d’où sortit la révolution d’octobre russe de 1917) et se ferme avec la chute de l’URSS en 1991. Le nom de Marx ne serait donc pas seulement à juger comme associé à un état passé du monde, celui du 19e siècle, mais il aurait partie liée aux échecs du 20e siècle. Autrement dit : à côté de son analyse du capitalisme – même si on veut bien lui accorder un certain crédit - c’est surtout la perspective pratique et révolutionnaire qu’il lui assignait (le communisme) qui serait à rejeter comme une utopie dangereuse et mortifère, car il n’y aurait pas - il ne saurait y avoir « raisonnablement » - de post-capitalisme. La politique se réduirait alors à la gestion la plus modérée possible d’un capitalisme prétendument naturel : comme la marguerite, on pourrait l’aimer un peu, beaucoup, à la folie, pas du tout, mais on ne pourrait pas lui échapper !
Du coup, il conviendrait de bannir des esprits le mot « capitalisme » (qui « sent » trop son histoire des sociétés, son inscription dans le temps et cache mal une inquiétude quant à son avenir) pour le remplacer par d’autres moins nocifs et plus intemporels, comme « les impératifs de l’économie moderne », les « lois du marché », la « concurrence internationale », etc. Des mots qui constitueraient des invariants pour une économie qui s’est, depuis le temps de Marx, mathématisée à marche forcée, qui se proclame désormais « scientifique » sans la moindre retenue et qui prétend – tant elle est devenue sans rivale parmi les discours savants du paysage des sciences humaines et sociales – détenir les secrets du « Réel » et livrer aux hommes les sentiers du monde tel qu’il va.
Voici donc le réquisitoire dominant, déferlant et qui semble, à l’entendre, accablant, auquel les trois conférences qu’on va lire vont s’efforcer de répondre patiemment pour en déjouer les attendus et en démentir les conclusions. On conviendra peut-être qu’il en fallait bien trois !
Cependant il est aussi un fait troublant à relever : il n’est pas sans intérêt de remarquer que « ce » Marx, qu’il paraît si « facile » d’enterrer une fois pour toutes dans les pages de l’histoire, n’en finit pas de ressurgir périodiquement de sa tombe comme le fameux spectre du communisme qu’il voyait hanter l’Europe dans les premières lignes du Manifeste du Parti communiste de 1848. Régulièrement, des hebdomadaires, des émissions, des médias y vont de leurs dossiers ou numéros spéciaux sur « Que reste-t-il de Marx ? », « Marx, figure du passé ou prophète de l’avenir ? », « Marx remis au goût du jour ? ». Preuve que la question n’est pas si close qu’elle en a l’air et que le capitalisme ne suscite pas aujourd’hui un enthousiasme débordant.
Il y a également le fait significatif, on l’a noté, que les inégalités inhérentes au capitalisme sont d’une telle ampleur et tellement massives qu’elles ne peuvent plus guère être maquillées en accidents de parcours ou en abus accidentels passagers, mais qu’elles doivent être pensées comme des « traits structurels » inhérents au capitalisme, ce qui donne à la pensée de Marx, quoi qu’on en ait, une remarquable profondeur et une singulière actualité.
Il faut également saluer le fait que des économistes, qu’ils se disent atterrés ou non, reconnaissent que sa pensée a toujours une remarquable vigueur dans notre temps, lorsqu’elle montre, par exemple, comment l’argent, initialement créé pour faciliter la circulation des marchandises, se retourne aujourd’hui – dès lors qu’il est recherché pour lui-même et comme but ultime - en obstacle à cette même circulation dans la finance et dans la crise.
Ajoutons qu’il est désormais largement établi que la véritable pensée de Marx n’a rien à voir avec la religion du travail qu’on lui a longtemps faussement attribuée ou avec un productivisme à tous crins dont se sont réclamés certains de ses « disciples » au XXe siècle, ce qui peut faciliter l’ouverture de points de convergence avec des pensées venues d’horizons écologiques dès lors qu’elles ne lâchent pas le combat social pour l’émancipation humaine. Décidément, on le voit, Marx est bien un moribond qui « récalcitre » et se cabre avec panache ! Il ne faut donc pas conclure trop vite et s’ouvrir à tous les dialogues possibles.
J’ajoute – puisque ces conférences ont été écrites et prononcées par un philosophe – qu’il est d’ailleurs dans la nature de la philosophie de ne pas conclure trop vite. Car, tout en acceptant volontiers de se livrer à la lecture et à la compréhension des pensées contemporaines, sa pratique longue et assidue donne aussi la singulière manie de lire et relire sans cesse les textes des « grands morts » du passé (Platon, Spinoza, Rousseau, Hegel, Marx). D’expérience, elle n’est pas du tout sensible à l’impatience de l’immédiat, aux pressions du court-terme, aux délices du « tout frais » et du goût du jour. Elle sait que c’est de loin et de haut qu’on voit le mieux ce que l’on croit avoir sous le nez. Elle aime qu’on lui parle du profond d’une autre époque que la sienne parce qu’ainsi elle peut comprendre la sienne sans être « scotchée » aux certitudes qu’elle inspire ou aux préjugés qu’elle fabrique. Elle n’est pas sensible aux arguments du genre « seul un homme d’aujourd’hui peut penser la réalité aujourd’hui » parce qu’elle sait qu’il n’y a que l’action qui se fasse au présent, et que, pour être productive et efficace, cette action a besoin d’être longuement méditée dans le silence d’une réflexion de longue portée, surtout lorsqu’elle touche au collectif de l’action politique et qu’elle vise à une transformation profonde des rapports sociaux.
Sans anticiper sur ce qui sera, on l’espère, établi de façon convaincante dans la suite du propos, on peut cependant dès à présent affirmer qu’il est très paradoxal de prétendre que l’on peut congédier la pensée de Marx en la renvoyant aux limites de son époque, en particulier au nom des changements qu’auraient apporté dans la nôtre la globalisation ou la mondialisation du capital et sa financiarisation. Car s’il en est un qui a pensé ces processus comme inhérents au monde bourgeois, c’est bien lui.
Il suffit pour le saisir de se reporter là encore à quelques pages de son œuvre la plus universellement connue aujourd’hui, écrite à quatre mains avec Engels, le Manifeste du Parti Communiste. On peut y lire par exemple ceci : si on la rapporte aux sociétés figées dans les traditions qui l’ont précédée, « la bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production et donc les rapports de production, donc l’ensemble des rapports sociaux. » Ou bien encore : « Sous peine de mort, elle [la bourgeoisie] force toutes les nations à adopter le mode bourgeois de production ; elle les force à introduire chez elles la prétendue civilisation, c’est-à-dire à devenir bourgeoises. En un mot, elle se façonne un monde à sa propre image ». Voilà des analyses produites en 1848, mais qui, on en conviendra sans doute sans se forcer, trouveraient facilement leur illustration et leur commentaire dans notre monde actuel.
On pourrait même aller plus loin et affirmer – on y reviendra bien sûr dans ce qui suit - que certaines des assertions de Marx sont plus vraies aujourd’hui qu’elles ne l’étaient au moment où elles ont été écrites. Par exemple, Marx écrit, toujours dans le Manifeste : « la grande industrie a créé le marché mondial ». C’était loin d’être une réalité établie en son temps et ne s’est réalisé que grâce à des moyens nouveaux qui n’existaient pas au XIXème siècle, comme les innovations considérables qui ont marqué l’industrie des transports (par exemple : l’invention du porte-conteneurs après la seconde guerre mondiale qui a permis le transport en Europe des voitures japonaises, ce qui était totalement inenvisageable auparavant). Ajoutons-y la mobilité accrue des capitaux sur les places boursières et les traités commerciaux internationaux, qui signent le rôle des Etats nationaux dans cette globalisation des économies.
Tout cela donne aux grandes entreprises des possibilités jusqu’alors insoupçonnées de transférer leur assujettissement à l’impôt dans des pays moins exigeants en la matière, de se délocaliser vers des pays de main d’œuvre surexploitée et d’exercer un chantage à la délocalisation pour obtenir une baisse des taux d’imposition dans leur pays d’origine. En sorte qu’une formulation du Manifeste comme celle-ci – « le pouvoir étatique moderne n’est qu’un comité chargé de gérer les affaires communes de la classe bourgeoise tout entière » - prend aujourd’hui un relief bien plus singulier qu’au temps où Marx et Engels la jettent sur le papier. Ils critiquaient alors, eux, le fait que l’Etat, représentatif dans sa forme, était issu d’un suffrage censitaire réservé aux seules classes propriétaires, ce qui pesait sur le contenu de ses décisions. Aujourd’hui le suffrage est universel, mais les Etats dominants ont inventé des structures et des règles (comme la fameuse inscription dans les Constitutions de la « règle d’or » qui oblige les Etats à avoir des budgets à l’équilibre, l’indépendance des banques centrales, le règne des experts, le respect des exigences des instances internationales,…) qui permettent de faire vivre une politique immunisée contre les résultats électoraux, si jamais ils venaient à être défavorables. À la fin des fins, la fonction des Etats comme entités séparées de la société, comme domaine réservé à des professionnels des « affaires publiques », c’est bien toujours, quelles qu’en soient les méthodes, de défendre l’ordre établi, de protéger la propriété privée des richesses et des conditions de leur production, et en particulier de permettre que se déploient des inégalités monstrueuses entre différents groupes humains tant à échelle planétaire qu’au sein des nations. Les « pouvoirs étatiques » sont donc toujours soumis aujourd’hui aux classes possédantes, même s’ils font tout pour le nier et proclamer le contraire [2].
Cela ne veut bien sûr pas dire que Marx fut « un prophète » - ce n’était pas son genre de gloser pour approvisionner les auberges de l’avenir ! – mais qu’il sut voir le capitalisme de son temps comme à travers une loupe qui y relevait des tendances lourdes, et qu’il a forgé des concepts qui permettent de concevoir les rapports sociaux qu’il installe dans leur permanence comme dans leur mouvement (c’est-à-dire dans « une dialectique » ainsi qu’on y reviendra dans les pages qui suivent).
La chronologie nous éloigne, chaque année passant, de Marx et du temps de sa vie. Nous éloigne-t-elle pour autant de son époque ? Bien naïf serait celui qui le croirait, car cela voudrait dire que le temps de l’histoire passe comme les pages quotidiennes qu’on arrachait jadis aux calendriers : que chaque jour apporte son lot de nouveauté inédite, qu’il n’y a pas de passé maintenu dans le présent et que l’histoire des sociétés est comme une voie royale orientée selon l’axe continu d’un progrès. Marx veut au contraire souligner qu’en dépit de la métaphore d’usage courant, l’histoire des sociétés n’est pas une irrépressible « marche en avant ». Elle connaît bien au contraire toutes sortes de cheminements, y compris celui de la régression, du retour en arrière ou de la stagnation : il y a certes des « prises de la Bastille », mais il y a aussi des « Restaurations ». En sorte que souligner, comme je l’ai fait, que bien des formulations centrales de Marx proférées à son époque conviennent parfaitement à la nôtre ne signifie pas seulement qu’il a su anticiper ce qu’il tenait pour essentiel. Cela peut aussi marquer qu’il n’est pas absurde de se demander si ce n’est pas notre époque qui est revenue à certains égards au temps de la sienne.
Naturellement une telle hypothèse serait démentie pour la possession des savoirs, l’efficacité des technologies, les innovations informatiques, la dimension des entreprises, le poids des financiers et des actionnaires, etc. Mais elle conviendrait parfaitement pour les inégalités sociales, par exemple. Un livre d’enquêtes historiques comme celui de Thomas Piketty (qui ne se réclame pas de Marx), Le Capital au XXIe siècle, a bel et bien établi que les années 1945-1975 – celles des « Trente Glorieuses » comme on dit –, avec la hausse généralisée des revenus qui les a marquées, furent une parenthèse et qu’à bien des égards, pour les revenus et les patrimoines, on avait aujourd’hui retrouvé un niveau d’inégalité très fort, comparable à celui de la fin du XIXe siècle.
Toutes les données statistiques fournies depuis lors confirment ce fait. Ainsi, pour ne prendre que cet exemple, en 1900, les 1% les plus riches de la population en Grande Bretagne et en France (les deux grandes puissances d’alors) possédaient plus de 50% de la richesse nationale, les 10% les plus riches en détenaient 90%. On revient à des inégalités de cette ampleur aujourd’hui aux USA : selon la FED, les 10% les plus riches possèdent 72% de la richesse, tandis que les 50% les plus pauvres en détiennent 2%. Et 10% environ du revenu national échoit aux 247 000 adultes qui occupent le sommet de la pyramide (0,1%, c’est-à-dire un millième de la population). Tout confirme de la même manière qu’un pays comme la France revient à des niveaux comparables pour ce qui est de la concentration en quelques mains de la richesse des très riches, cohabitant désormais sur le même territoire avec l’extrême rigueur de la pauvreté des très pauvres. Cela donne du coup un relief singulier à la question de la propriété, « à quelque degré d’évolution qu’elle ait pu arriver » [3], que Marx et Engels reconnaissaient déjà comme un marqueur décisif de l’action communiste dans Le Manifeste.
Cette régression peut se mesurer avec précision dans un cas comme celui qui précède. Elle peut aussi se ressentir plus intensément dans des traits qui tiennent à la conscience que la société prend d’elle-même. Ici encore un seul exemple suffira, avant l’analyse qu’on en fera dans la suite avec l’analyse matérialiste de la pensée. Au XIXe siècle, Marx parle du prolétariat et de sa situation. Dans le courant du XXe siècle, il devient fréquent d’évoquer la situation de la classe ouvrière. A la fin du XXe et jusqu’à nous, pour désigner les mêmes personnes ou celles qui leur ressemblent, on parlera bien plutôt des milieux défavorisés [4]. En somme, voilà une dépossession accomplie dans le sang de l’histoire (la constitution du prolétariat industriel), prolongée au fil du temps en une soumission et une exploitation de classe forcenées, transformées de nos jours en un « manque de chance » et une défaveur du sort quant au « milieu » où le destin vous fait naître ! Comment ne pas voir dans cette glissade des mots une véritable débâcle de la pensée ? Et comment ne pas en chercher la cause dans ce rejet obstinément et méticuleusement orchestré de la pensée de Marx dans notre monde contemporain.
Il n’est d’ailleurs pas indifférent de remarquer ici que c’est le même terme allemand, arbeiter, qui peut se traduire en français par « travailleur » ou par « ouvrier », ce qui n’est pas sans conséquence sur la lecture des textes de Marx aujourd’hui. Dans sa traduction du Manifeste du Parti communiste qui a longtemps fait autorité et qui est très largement répandue, Laura Lafargue, la fille même de Marx, traduit « die modernen Arbeiter, die Proletarier » par « les ouvriers modernes, les prolétaires ». Et il est vrai que c’est ce qui correspond à l’univers de la grande industrie et des fabriques anglaises que Marx avait sous les yeux. C’est également ainsi que le « mouvement ouvrier » l’a par la suite compris et qu’il en reprendra la formulation, avec tout le vocabulaire politique connexe de « la classe ouvrière ». Mais il est exact qu’on aurait pu traduire tout aussi bien : « les travailleurs modernes, les prolétaires ».
Il y eut bien des débats passés ces dernières années sur cette question, et un actuel traducteur de Marx, Guillaume Fondu, souligne ce point dans un article récent : « Pour un lecteur français d’aujourd’hui, écrit-il, le terme ʺouvrierʺ contribue à ancrer le texte dans un passé révolu, alors même qu’il suffit de le remplacer par ʺtravailleurʺ pour donner au texte une signification autrement plus actuelle ou en tout cas plus immédiatement parlante. » [5].
Au-delà des mots, on peut en tout cas constater aujourd’hui que si le nombre d’ouvriers d’usine a diminué dans la France actuelle (du fait de la saignée opérée dans l’industrie hexagonale ces trente dernières années), il en existe encore un nombre conséquent, sans même parler de la planète où le nombre des ouvrières et des ouvriers n’a jamais été aussi élevé. Inversement, on peut également considérer que le recours au mot moins politiquement daté de « travailleur » pourrait permettre que se reconnaissent dans la pensée et le combat de Marx d’autres figures de salariés que celle de l’ouvrier traditionnel.
Voilà pourquoi les conférences qui suivent sur l’apport de Marx à la pensée et à l’action de celles et ceux qui veulent contribuer à changer le cours des choses aujourd’hui en France et dans le monde, organisées à la demande de la Fédération de Seine-Saint-Denis du PCF, n’ont rien d’une simple promenade touristique pour décorer les esprits à l’occasion des célébrations du bicentenaire de la naissance de Karl Marx. Elles visent à nourrir la réflexion des militants pour leur permettre de mieux agir dans les conditions difficiles que nous connaissons. Elles s’inscrivent dans un effort de formation qu’elles espèrent contribuer à déployer. Elles appellent à mener un combat politique non seulement pour une transformation profonde du capitalisme, mais pour un dépassement communiste du capitalisme [6].
Avec Marx, penser et agir aujourdh’hui , de Bernard Vasseur. 170 pages. 5€.
S’adresser à la Fédération de Seine-Saint-Denis du PCF, 14 Rue Victor Hugo, 93500 PANTIN. Courriel : fede@93.pcf.fr ; téléphone : 01 48 39 93 93. Le livre vous sera adressé à votre adresse postale dès réception d’un chèque libellé à l’ordre de "ADF PCF 93". Aux 5€ du prix, il faudra ajouter les frais de port, variables selon le nombre d’exemplaires commandés (tous renseignements auprès de la fédération 93).
[1] Une remarque au passage : il serait de toutes façons surprenant de voir que Marx, qui a donné à son œuvre majeure, Le Capital, le sous-titre de « critique de l’économie politique » puisse être cependant catalogué dans les programmes scolaires… d’économie politique, c’est-à-dire à côté de ceux dont il n’a cessé de dénoncer la prétention scientifique, comme on le verra dans la suite !
[2] Par exemple en inventant de curieuses « théories » bidon comme celle du « ruissellement », d’après laquelle la prospérité de la nation serait liée à la prospérité des plus riches, au prétexte que l’extrême richesse du « sommet » ruissellerait jusqu’à la base. On a déjà entendu pareille promesse électorale cruellement démentie par les faits avec la proclamation, dans les années 1970-1980, du chancelier social-démocrate Helmut Schmidt, d’après laquelle « les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain ».
[3] La formulation complète qui clôt Le Manifeste de 1848 et qui en résume l’esprit est : « En un mot, les communistes appuient en tous pays tout mouvement révolutionnaire contre l’ordre social et politique existant. Dans tous ces mouvements, ils mettent en avant la question de la propriété, à quelque degré d’évolution qu’elle ait pu arriver, comme la question fondamentale du mouvement. Enfin, les communistes travaillent partout à l’union et à l’entente des partis démocratiques de tous les pays. »
[4] J’ai trouvé cet exemple dans le livre de Régis Debray Civilisation, comment nous sommes devenus américains (éditions Gallimard, 2017).
[5] Traduire Marx : ouvrier ou travailleur ?, in Marx, une vie, une œuvre, Le Monde Hors série, mars-avril 2018.
[6] Ces conférences ont d’abord été prononcées et c’est dans cet esprit qu’elles ont été préparées. Par la suite, il a été décidé d’en faire un livre, mais je n’ai rien changé aux formulations de style « parlé » qui a présidé à leur conception