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Jean Vilar : « National et populaire, deux notions qui furent pour lui et les siens un défi à relever »
Entretien avec Robert Abirached

Robert Abirached revient en détail sur l’historique du TNP de Jean Vilar et sur les missions, aujourd’hui contestées par certains, qui lui furent confiées au sortir de la guerre et un peu au-delà.

Que penser, aujourd’hui, de l’exemple de Vilar ? A-t-on raison d’encore le brandir ?

Son action se situe à un moment donné de l’histoire. Elle est donc liée à des circonstances, à une situation historique, à un état de la société et, je dirais même, à un certain état de la politique. La France de la Libération sort de l’Occupation et de la Résistance. Il y avait alors une réflexion considérable sur la rénovation du pays dans toutes les catégories, y compris dans le domaine des arts et du théâtre. Il ne faut pas dissimuler que Vilar a travaillé avec Jeune France et un certain nombre d’organismes de Vichy. Il n’y a rien de honteux là-dedans. Il faut aussi souligner que cette société d’après-guerre était traversée de contradictions et soumise à des courants contraires. Dans ce monde, la question sociale se posait avec éclat. Le Parti communiste recueillait près de 25 % d’électeurs. La société civile se préoccupait beaucoup des questions de culture, notamment au sein d’associations comme Peuple et culture et Travail et culture. Toutes ces conditions ont disparu du paysage actuel. Ce monde, de surcroît, était relativement pauvre et donc pas travaillé par des questions de pouvoir et d’argent. Vilar agit dans ce contexte. Si on veut parler de lui aujourd’hui, on ne peut faire l’économie de l’action qui est la sienne ni du chemin qu’il a ouvert. Même s’il a commencé à travailler en Avignon dans le cadre d’une semaine d’art, Vilar n’était pas spécialement décentralisateur. Son premier rêve c’était de se voir confier l’Odéon pour pouvoir y jouer des œuvres contemporaines. Il n’aura pas d’Odéon et aura beaucoup de mal à trouver des œuvres contemporaines à intégrer dans le futur TNP.

Quelles sont exactement les missions du Théâtre national populaire confié à Jean Vilar ?

Le TNP a une double mission, nationale et populaire. Nationale, cela implique l’idée de rassemblement, d’ouverture à l’échelle du pays tout entier. Le mot populaire lui, fait référence à des populations qui, au sein de la nation, sont privées de l’accès à la culture et sont donc en position d’infériorité sur le plan de l’éducation et de l’art. Il faut donc ouvrir plus particulièrement l’accès du théâtre à ces populations sans cesser de parler au nom de la nation. Cela implique la constitution d’un répertoire pouvant traiter du temps présent tout en trouvant, pour en parler, un ton, une ampleur, des résonances qui ne relèvent pas de l’anecdote. On doit amener les gens à la réflexion par le plaisir artistique, sans faire l’instituteur ni le militant.

Quels thèmes aborde Jean Vilar dans son répertoire ?

Un jour, dans une pièce de Lope de Vega, on posera le problème de la justice militaire. Où s’arrête la loi ? Est-ce qu’elle peut transiger avec la force ? À travers le Cid de Corneille sera posée la question du conflit entre le moi et l’image de la collectivité. Avec Lorenzaccio de Musset seront montrés les tenants et les aboutissants d’une révolution ratée… Toutes ces œuvres, confiées à l’habileté, à la sincérité des acteurs et de la mise en scène, procurent un vrai plaisir de jeu et doivent séduire la jeunesse, au sein de cette frange populaire, c’est-à-dire ceux qui accèdent ensemble à la citoyenneté et à la curiosité. Ce Théâtre national et populaire ne peut tomber sous la coupe du secteur mercantile, d’où la conception de Vilar du théâtre comme devoir civique dans un État démocratique. L’État et la République doivent en effet prendre en charge les arts, parmi eux de préférence le théâtre car il est partie prenante de la lutte sociale et de l’histoire en mouvement. D’où la fameuse comparaison qui, certes, à la vérité ne tient pas le coup, du théâtre « aussi nécessaire que le gaz, l’eau et l’électricité ». Aujourd’hui, l’idée du théâtre conçu comme service public fondé sur un art et non pas sur un combat direct existe encore même si elle me paraît assez abîmée. Notre société a continué à évoluer autour de l’idée de service public du théâtre, même si s’est fait jour un raffinement excessif dans l’art de la mise en scène, amenant un hiatus croissant avec le retentissement social du théâtre. Entre 1950 et 1960, on pouvait espérer trouver un art théâtral mis à la disposition du plus grand nombre, sans déroger à son ambition ni à ses critères, et qui ne soit pas exclusivement mis au service de l’ego de l’artiste ou obéissant à la règle de l’ordinaire consommation de loisirs. Au fond, la notion de service public est bien la seule qui a pu autoriser ce qui adviendra plus tard, c’est-à-dire l’accroissement des subventions, de la prise en charge par l’État, en partie ou en totalité, de la vie même de l’art dramatique. Cette idée du service public du théâtre a été en cours de route de plus en plus contrebalancée par l’attention uniquement portée à l’art et c’est surtout la conception même des termes « national et populaire » qui va progressivement être contestée. L’idée d’un Théâtre national et populaire en devient, à la longue, pour certains, et non des moindres, comme le synonyme de l’ordre établi. Elle semble même résolument l’antithèse de tout projet de révolution sociale pouvant être accompagnée par une révolution artistique telle que Maïakovski et Meyerhold l’illustrèrent en leur temps. Au théâtre qui rassemble, national, on va opposer de plus en plus un théâtre qui divise. Pourquoi ? Pour faire apparaître les contradictions parce qu’on est persuadé que c’est par l’apparition et l’approfondissement des contradictions que la société va évoluer. Peu importe que les idées de Vilar aient ou non réussi. Il y a eu un conflit latent représenté en face de Vilar par Brecht, ou du moins par l’usage qui en a été fait, tout comme par le renversement de l’ambition première de rassemblement, de pacification et d’unité du peuple. Le théâtre est alors le lieu où sont mises en avant les aspérités et les contradictions. En face du oui, mettre le non pour pouvoir avancer. À partir de là, la notion de théâtre national populaire a été nuancée, d’abord dans les années 1960-1970 avec le triomphe intellectuel du brechtisme, puis par la lassitude qui gagne aussi les idées. On avait sans doute aussi besoin de nouveau. N’oublions pas que le TNP de Jean Vilar a laissé des traces importantes. Tout un secteur en France en a hérité, celui qui veut que l’art soit à l’abri du règne de l’argent. Il y a encore des artistes et des spectateurs pour penser que le devoir de l’État est de s’impliquer financièrement dans la création, et que s’y dérober serait renoncer à l’une des tâches les plus hautes d’une politique républicaine.

Robert Abirached a été directeur du Théâtre et des spectacles au ministère de la Culture, de 1981 à 1988. Professeur honoraire à l’université de Paris-X, on lui doit des essais dont le Théâtre et le Prince (Plon ). Il a dirigé la Décentralisation théâtrale en quatre volumes parus chez Actes Sud Papier.

Entretien réalisé par Muriel Steinmetz paru dans L’Humanité 6 Juillet 2012 (spécial Jean Vilar).

A lire également sur le site à propos de l’oeuvre de Jean Vilar, l’article de Jean-Pierre Léonardini : "Il fut un éveilleur de consciences au-dessus de tout soupçon"


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