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Jean Vilar : " Il fut un éveilleur de consciences au-dessus de tout soupçon "
Par Jean-Pierre Léonardini

Inventeur du Festival d’Avignon, directeur du TNP de 1951 à 1963, metteur en scène émérite, comédien aguerri, chef de troupe sévère mais juste, républicain bon teint au sens le plus noble, tel fut, entre autres états, le fils de la mercerie-bonneterie né à Sète en 1912.

Cette année voit la commémoration nationale du centenaire de la naissance de Jean Vilar (1912-1971). Étrangement, ce qui vient en tête sur le point d’évoquer sa vie et son œuvre de comédien, de metteur en scène (il préfère se dire régisseur), d’éveilleur de consciences à grande échelle qui fonde en 1947 le Festival d’Avignon et anime à Chaillot le Théâtre national populaire de 1951 à 1963, bref sur le point d’attaquer sa «  bio  », comme on dit en jargon de presse, c’est par sa presque fin qu’on a envie de commencer. Je me souviens d’emblée du calvaire qu’il doit endurer deux mois après le tremblement de terre idéologique de mai 1968, en juillet, dans cette Cité des papes qu’il a si fort anoblie, quand s’exaspèrent – sur lui et autour de lui – tant de passions contradictoires. Il invite Julian Beck et son Living Theatre, alors au sommet du renouvellement d’un langage plastique fondé sur « l’insurrection des corps », qu’a décelé Bernard Dort. Et voilà que ce Julian Beck, artiste de grand talent excessif, féru d’Artaud, libertaire à tous crins, frotté de pensées orientales et oint de zen, ayant à sa suite une horde échevelée agrégée aux siens – sciemment désorganisés en tribu prophétique –, remet en question la légitimité de Vilar, soudain conspué et brusquement jeté dans les poubelles de l’histoire. Il doit se justifier face aux insultes d’une bête foule en colère qui fait de lui le suppôt d’un pouvoir répressif.
Sur la place de l’Horloge, occupée par les « contestataires », c’est bien « la chienlit » que dit le vieux général. Le Living Theatre, cantonné au lycée Mistral, est menacé par l’embryon de milice du nouveau député UNR (Union pour la nouvelle République) de la circonscription d’Avignon, Jean-Pierre Roux, que la tonte sauvage des jeunes dans les rues amuse énormément. Paul Puaux, bras droit de Vilar, plus tard son successeur, fait alors appel à la section CGT des cheminots d’Avignon pour assurer la protection des gens du Living. Bizarres délices des incompatibilités fondamentales !, quand des gauchistes mystiques issus de la contre-culture new-yorkaise, hirsutes fumeurs de haschisch, se voient protégés par des cheminots communistes prompts à en découdre avec la droite hargneuse.

Vilar reste calme et digne. Il souffre terriblement, blessé au plus profond dans son être même de républicain et de démocrate tenant des Lumières qui, juste avant la guerre, jeune homme maigre qui se cherche en bouffant de la vache enragée, suit en auditeur libre, au lycée Henri-IV, les conférences bimensuelles du philosophe Alain, dont les Propos empreints de morale humaniste classique, prônant la liberté de l’individu face au pouvoir de toutes les tyrannies, ne contribuent pas peu à former sa pensée. On ne m’ôtera pas de l’idée que l’été infernal d’Avignon en 1968 lui sera fatal à petit feu. Ne s’éteint-il pas trois ans plus tard ? Auparavant, il aura tout de même mené à bien une étude officielle sur l’état de l’art lyrique en France.

Vilar meurt à cinquante-neuf ans. Trop tôt. N’est-ce pas que ce bilieux longiligne, angoissé chronique, ne s’est jamais épargné ? En 1938, rappelé sous les drapeaux, on doit l’opérer d’urgence d’un ulcère (consécutif à la mort brutale, qui le bouleverse, de son jeune frère Lucien), dont les séquelles le tourmenteront sans cesse. Et puis, il a tellement donné après ses années de formation. Voyez-vous ça : deux aventures colossales à mener de pair ; la direction du Festival d’Avignon, d’abord inauguré en 1947 sous la forme d’une simple Semaine d’art, puis celle du Théâtre national populaire à Chaillot, de 1951 à 1963, année où il passera la main à Georges Wilson. Il met en scène, il joue, ne tend jamais l’autre joue, fait face à toute polémique et répond à toute critique, fût-elle bien intentionnée. Sur la colline de Chaillot, dans ce TNP dont il reprend l’appellation d’origine choisie par Firmin Gémier en 1920, il est astreint à se démener avec un cahier des charges démentiel. Il développe, avec le concours éclairé de Jean Rouvet, administrateur hors pair, une politique originale de démocratisation culturelle en faveur du théâtre, avec le concours ardent d’associations diverses comme Travail et Culture, Peuple et Culture, des comités d’entreprise, des regroupements d’étudiants, de clubs, de syndicats d’enseignants… Se créent alors les Amis du théâtre populaire (ATP), qui feront tant pour la décentralisation en général et le TNP en particulier. L’objectif est d’accueillir à Chaillot un public populaire d’au moins deux mille cinq cents personnes par soir, à des prix peu élevés. De novembre 1951 à juillet 1963, le TNP aura fourni plus de trois mille représentations pour quelque cinq millions de spectateurs au bas mot, en France et dans vingt-neuf pays.

Par son exemple, Vilar a littéralement frappé dans le bronze républicain la notion de service public du théâtre, d’une manière si prégnante qu’elle a toujours, bon an mal an, droit de cité, non sans grincements de dents, certes, aujourd’hui comme hier, tiens, quand Jacques Hébertot, prenant la tête d’une abjecte campagne de dénigrement, désignait Chaillot comme le « théâtre des trois tabourets » pour en brocarder l’économie décorative, ou quand Thierry Maulnier y dénonçait « un nid de communistes ». Vilar est toujours au milieu (était-ce parce que, au fond, il est viscéralement un homme du centre, ce qui, dans son cas, ne signifie en rien neutre ou invertébré ?) de débats houleux. Dans la revue Théâtre populaire, qui, au début, soutient son action, il y a ce moment où Barthes et Dort, sous le coup de l’émerveillement consécutif à la révélation de l’esthétique et de la théorie de Brecht, accusent Vilar de tiédeur politique, la représentation devant à leurs yeux diviser un public sommé de prendre parti, non plus rassemblé dans une communion illusoire. Brecht, qui œuvre au sein d’une Allemagne à peine sortie du nazisme, se doit d’en purger les miasmes par le clivage de l’élucidation. Vilar, lui, s’attache à faire partager les richesses de l’esprit à ceux que la naissance tient à l’écart. Projet aussi ancien que la République. À Sartre, qui note qu’il n’y a pas d’ouvriers à Chaillot, Vilar répond : « Lorsqu’on parle du théâtre populaire, on fiche tout par terre en ne pensant qu’au public ouvrier. Un instituteur qui essaie de maintenir le dialogue dans son village est un homme de condition ouvrière, malgré ses mains blanches (...) En entrant à Chaillot, je n’ai pas dit : “Peuple, nous allons te faire du populaire” ou “Peuple, nous allons te créer une âme collective”. J’ai des raisons de penser que nous avons touché une part vraie et importante du public populaire. Cela si l’on veut bien ne pas oublier le sens des mots. Populaire veut dire “peuple”, je crois. Et non pas seulement “ouvrier” ou “usine”. » Sartre en prend pour son grade quand Vilar conclut : « C’est pour ce public socialement assez définissable, mais pauvre, que le TNP travaille. Et je n’ai pas attendu d’être subventionné pour le faire. Les écrivains de théâtre de gauche qui, pendant plusieurs années ont travaillé uniquement pour le public fortuné et sans souci du populaire, devraient avoir au moins l’extrême pudeur de se taire. Ce n’est pas moi qui touche les droits d’auteur des pièces de gauche jouées sur le boulevard à plein tarif. Pendant cinq ans, à Avignon, sans subvention d’État, sans l’actuelle équipe du TNP, j’ai mené cette tâche. J’aimerais qu’on respectât au moins cela, sinon les résultats sociaux du TNP. Si le théâtre n’est pas encore devenu absolument populaire au TNP, c’est aussi parce que la culture n’est pas encore en France devenue populaire, non plus que la philosophie, la littérature, les sciences, etc. »

Il faut revenir à la source. Vilar est issu de parents qui tiennent boutique de mercerie-bonneterie à Sète (orthographiée « Cette » jusqu’en 1927) ; ville, au cœur poétique qui sut aussi donner le jour à Paul Valéry et Brassens. Adolescent féru de littérature, il apprend la musique avec son père. Sait-on assez qu’il joue du violon ? De 1935 à 1937, élève figurant et apprenti régisseur, il fait ses classes chez Dullin, en ce Théâtre de l’Atelier dans la cour duquel le maître abrite son cheval et une petite charrette. Dullin l’exhorte à perdre l’accent sétois et à se tenir droit, ce qu’il fera toute sa vie. Au propre, au figuré. Il se veut d’abord écrivain. En 1940, il compose une Antigone, qu’il soumet à l’appréciation de Giono, alors apôtre résolu du pacifisme. Paul Flamand, qui fondera les Éditions du Seuil, se trouve à l’époque responsable de Jeune France en zone occupée. Il lui est présenté. Jeune France, c’est tout une (brève) histoire. C’est inventé par le régime de Vichy pour encadrer la jeunesse intellectuelle et cela devient vite un foyer d’opposition, voire de résistance. C’est à ce titre qu’André Clavé, fondateur de la troupe itinérante La Roulotte (dans laquelle Vilar est embauché en qualité d’écrivain et fait ses premières armes d’acteur), sera déporté à Buchenwald en 1944. En 1941, Vilar écrit Dans le plus beau pays du monde, scintillante comédie inspirée de Marivaux et Beaumarchais, que publie aujourd’hui l’Avant-Scène Théâtre [1]. En 1943, il est déjà désireux d’avoir sa « bicoque », son « petit magasin », comme il dit. Il monte la Danse de mort, de Strindberg. Il y joue le capitaine en guerre contre son épouse. En 1944, au La Bruyère, tenant le rôle-titre, il s’attaque au Dom Juan de Molière, qu’il redécouvre trois ans avant Jouvet… Plus tard, à la tête de ses deux institutions comme des vases communicants, on le verra aussi bien dans Corneille que dans Brecht en Arturo Ui, en roi de Shakespeare aussi bien que dans l’Avare ; toujours parfait tragédien, père noble ou souverain grandiose. Vilar acteur, c’est de la braise sous un froid masque de chair, une voix de fin silence troué par les mots. Quant à son esthétique de scène, s’il fait de nécessité vertu, on peut parler d’un luxe sobre, tramé sur l’intelligence du texte et le chatoiement du sens. Le temps qui passe et ne sait que passer nous a laissé de lui maints clichés et quelques photos (de Pic, d’Agnès Varda) qui ont imagé sa légende, aux heures surtout qu’il partagea dans les cœurs avec Gérard Philipe, héros lumineux, Icare précocement chu (il est encore des dames qui ont valsé avec lui dans le hall de Chaillot).

Voici ce que Vilar dit en juillet 1961 dans une émission de l’ORTF : « On me dit entier… Moi je me trouve morcelé… On me dit autoritaire… Je me trouve… parfois… très… trop… sensible. Non pas seulement les critiques, mais même les amis disent qu’il y a chez moi un côté protestant, hérétique. Ben, mon Dieu, j’appartiens à une famille qui, depuis toujours, est catholique. On me dit homme du Nord, ou quelque chose qui serait nordique… J’appartiens à une famille qui est typiquement méditerranéenne, entièrement méditerranéenne. Et s’il y a un lieu qui me paraît privilégié dans le monde, c’est justement cette Méditerranée au bord de laquelle je suis né. » Cela ne confirme-t-il pas, haut la main, l’appréciation d’André Benedetto d’Avignon, pour qui Vilar fut, par excellence, « un acteur Sud » ?

Article paru dans L’Humanité du 6 Juillet 2012 (pécial Jean Vilar).

A lire également sur le site à propos de Jean Vilar, un entretien avec Robert Abirached : "National et populaire, deux notions qui furent pour lui et les siens un défi à relever".

Notes :

[1Numéro spécial Centenaire de la naissance de Jean Vilar. 14 euros.


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