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La démocratie anesthésiée. Essai sur le nouveau visage du politique.
L’introduction du dernier livre de Bernard Vasseur

Avec l’autorisation des éditions de l’Atelier, nous publions ci-dessous l’introduction du dernier livre de Bernard Vasseur, La démocratie anesthésiée. Essai sur le nouveau visage du politique

Le constat ne fait guère de doute tellement les faits sont accablants : la
démocratie va mal aujourd’hui en France. Les plumes les plus autorisées et
les plus diverses s’accordent à lui trouver un air désenchanté. On la dit
atteinte d’une maladie de langueur que ne parviennent pas (pas encore ?) à
ranimer la musique de la « démocratie participative » et celle de la « démocratie
bloggeuse ». Et chacun de commencer par souligner le nombre élevé
des abstentionnistes lors des consultations électorales : de très loin le premier
« parti » de France, notamment dans les milieux populaires, et cela de
manière désormais durable. On évoque aussi celui des non-inscrits sur les
listes électorales, en particulier chez les jeunes. Et beaucoup d’accabler
une société soit disant repue dans son confort et à l’horizon borné par son
individualisme. Discours moralisateur, bien connu et bien pensant, qui
s’épuise à stigmatiser ce qu’il prend pour un désintérêt coupable.

D’autres évoquent encore bien des symptômes de cette atonie en cherchant
ses causes dans les institutions et les comportements qu’elles autorisent
ou perpétuent, dans la « vie politique ». On pourrait citer bien des
exemples mis sur la table du « débat démocratique ». A commencer par le
« présidentialisme » de la Constitution et la lecture personnelle qu’en fait le
locataire de l’Élysée
, qui polarisent le pouvoir et son exercice sur la toute-puissance
du « sommet » de l’État, en dévitalisant toutes ses autres branches
et en les stérilisant dans le commentaire incessant des faits et gestes du
« monarque ». On a aussi parlé d’une véritable « crise de la représentation » [1] ,
quand les élus du peuple sensés le représenter sont massivement perçus
comme possédant un pouvoir dont ils font ce que bon leur semble : « On
sait ce que valent les promesses des campagnes électorales ! » Ou encore,
l’impasse du scrutin majoritaire : quand 51% des voix suffisent pour l’emporter
sur 49% et à régner comme si l’on avait fait 100% ! Quand, devant
un si faible écart, c’est « la communication » qui fait gagner et la qualité
du projet qui fait perdre. Ou bien toujours, le piège du cumul des mandats et
des indemnités
, qui transforme la politique en « carrière agréable », fabrique
les « poids lourds » et les éternise, fige les conditions de « visibilité » et de
notoriété, assied les notables, tarit les vocations, stimule la « délégation de
pouvoir » et l’éloignement des citoyens qui, dans ces conditions, ne se
sentent plus « motives » par la chose publique. On cite encore la stérilité
du carriérisme
, quand l’exercice du pouvoir est ressenti comme un moyen de
bien gagner sa vie qui vous dispense de la contrainte d’un vrai travail, au
sens où tout le monde l’entend : « tu parles de la France, mais tu songes
surtout à retrouver ton siège » ! Il y a aussi les soupçons de la corruption ou des
« arrangements entre amis »
 : quand l’actualité montre qu’ils ne seraient pas
aussi infondés ni aussi rares qu’on le dit. Ou encore l’inefficacité des alternances
 : quand passé « l’état de grâce » initial, la désillusion s’installe et la
morosité gagne, semble-t-il, inéluctablement. Et quelle différence claire
demeure entre les politiques mises en œuvre, quand droite et gauche ne
s’opposent plus que sur des « valeurs » et partagent la religion commune du
« réalisme » et du « pragmatisme » qui les prépare à justifier leur capitulation
en rase campagne et l’abandon de leurs engagements les plus solennels ?
Enfin, last but not least, le sentiment de « compter pour du beurre » : quand,
par exemple, le « non » à la Constitution européenne, en 2005, croit entrer
par la porte du referendum, mais est chassé par la fenêtre du passage en
force parlementaire ! Autant de traits, remarquons-le, qui portent tous sur
la « professionnalisation » de la vie politique et la séparation qu’elle consolide
entre « gouvernants » et « gouvernés ».

Torpeur, impuissance, inertie, etc. Le diagnostic parait assuré : « le système
démocratique est bloqué » et le pouvoir confisqué, puisqu’il n’en découle
plus. Reste pourtant la question de fond : ce blocage n’est-il issu que de la
lente anémie de pratiques séculaires d’une démocratie que tout le monde
vénère, d’une « vieille dame » qui est notre étendard glorieux et qu’il suffirait
de rajeunir un peu ? Ou, au contraire, est-il le résultat de l’anesthésie programmée d’une démocratie qui ne fait plus l’affaire en haut lieu ? Quelque
chose comme l’ébauche d’un nouveau visage du politique se mettant progressivement
en place et préparant tranquillement, sans bruit, en douceur,
l’entrée dans un âge post-démocratique. Autrement dit, parlons clair : un
despotisme d’un genre nouveau.

Despotisme ? A peine lâché, le mot fera naturellement frémir d’indignation.
Car évoquer le despotisme aujourd’hui, c’est convoquer de sombres
souvenirs et de tristes passions : l’arbitraire délirant d’un fantoche, le
Parlement dissous, la loi suspendue, les libertés supprimées, la presse bâillonnée, l’armée aux carrefours, les prisons et les stades remplis d’opposants,
etc. Une violence aveugle et brutale qui se déchaîne sans rime ni raison et
fige la société dans la peur. Quelque chose comme l’Amérique latine d’il y
a quarante ans, avec son cortège de dictateurs : Pinochet, Videla, Noriega,
etc. Un mal qui, certes, continue de ronger le monde en profondeur,
même si quelques-uns viennent de tomber avec fracas en Tunisie et en
Égypte, mais qui a, en tout cas, disparu d’Europe il y a longtemps, avec
la mort de Franco, la chute de Salazar et des colonels grecs. Un cancer que
« l’Occident », irrépressiblement gagné par la démocratie et le goût de la
liberté, se plaît à conjuguer désormais au passé. Et s’il est un spectre qui a
bien fini de hanter « notre » monde – sinon « le monde » tout court dans
son ensemble – c’est bien celui du despotisme. Franchement, qui s’en
plaindrait ?

Dès lors parler de despotisme à propos d’une société comme la nôtre
paraîtra tenir de la plus évidente mauvaise foi, voire de la farce de mauvais
goût, et ne mériter que haussement d’épaules ou gigantesque éclat de rire :
« Allons donc soyez sérieux ! Nous n’avons jamais été aussi libres ! Mieux :
nous ne nous sommes jamais sentis aussi libres de nos mouvements et libérés
de tout ! D’ailleurs, que faites-vous du suffrage universel qui s’exprime lors
de consultations électorales régulières et pluralistes ? La démocratie est plus
que jamais notre drapeau et notre mot d’ordre impérieux ! »

Objections véritables qui paraissent « le bon sens même » et dont la pertinence
semblerait devoir conduire à tenir ce livre pour une insupportable
et inutile provocation. A moins que !... A moins que le despotisme dont il
va être question soit tout différent de ce que l’on conçoit habituellement
dans ce terme. Rien qui ne corresponde aux figures antiques, et désormais
obsolètes chez nous, du « tyran », du « dictateur » ou du « despote », telles que
l’histoire nous les a transmises. Mais bel et bien un nouveau type de pouvoir.
Un despotisme qui flirte avec son contraire : un despotisme « cool », tout
aussi « efficace », mais plus insidieux et plus doux que son lointain prédécesseur.
Risquons le mot dès à présent : un « despotisme démocratique ».

On rétorquera sans doute : « Absurde ! Balivernes ! Contradiction dans les
termes ! ». Et pourtant c’est bien de cela qu’il s’agit. Pour s’en convaincre, il
faudra sortir de la politique stricto sensu (avec ses institutions, ses pouvoirs et
ses acteurs), aller voir dans ses « bas-fonds » et sur ses marges : dans tout ce
qui façonne les comportements et conditionne les modes de vie, à commencer
par le travail et la manière dont il est traité aujourd’hui.

Mais peut-être nous croira-t-on plus volontiers si l’on veut bien considérer que l’idée de nouveau visage du politique, de « despotisme démocratique
 » n’est pas tout à fait nouvelle. Elle a été formulée pour la première
fois par un éminent penseur, Alexis de Tocqueville, unanimement reconnu,
admiré et tenu pour « raisonnable », au point qu’on le classe couramment
aujourd’hui parmi les pères fondateurs du libéralisme classique. Nous allons
rappeler quelques-unes de ses analyses. Mais auparavant, il convient de
montrer tout ce qui l’oppose sur ce point à l’un des véritables créateurs de
la doxa libérale, Benjamin Constant, tant elle domine encore aujourd’hui
puissamment les idées courantes de notre temps.

Benjamin Constant, ou la doxa libérale

On connaît la fameuse distinction opérée par Benjamin Constant entre
« la liberté des anciens » et celle des « modernes ». Voici comment il présente
leur contraste dans son discours prononcé à l’Athénée royal de Paris en
1819. La liberté des modernes,
« c’est pour chacun le droit de n’être soumis qu’aux lois, de ne pouvoir ni
être arrêté, ni détenu, ni mis à mort, ni maltraité d’aucune manière, par
l’effet de la volonté arbitraire d’un ou de plusieurs individus. C’est pour
chacun le droit de dire son opinion, de choisir son industrie et de l’exercer ;
de disposer de sa propriété, d’en abuser même ; d’aller, de venir, sans en
obtenir la permission, et sans rendre compte de ses motifs ou de ses démarches.
C’est, pour chacun, le droit de se réunir à d’autres individus, soit pour
conférer sur ses intérêts, soit pour professer le culte que lui et ses associés
préfèrent, soit simplement pour remplir ses jours et ses heures d’une manière
plus conforme à ses inclinations, à ses fantaisies. Enfin, c’est le droit, pour
chacun, d’influer sur l’administration du gouvernement, soit par la nomination
de tous ou de certains fonctionnaires, soit par des représentations, des
pétitions, des demandes, que l’autorité est plus ou moins obligée de prendre
en considération. »

Par opposition, la « liberté des anciens » consistait :

« à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souveraineté tout entière, à délibérer, sur la place publique, de la guerre et de la paix,
à conclure avec les étrangers des traités d’alliance, à voter les lois, à prononcer
les jugements, à examiner les comptes, les actes, la gestion des magistrats, à
les faire comparaître devant tout un peuple, à les mettre en accusation, à les
condamner ou à les absoudre ; mais en même temps que c’était là ce que les
anciens nommaient liberté, ils admettaient comme compatible avec cette
liberté collective, l’assujettissement complet de l’individu à l’autorité de
l’ensemble. Vous ne trouverez chez eux presqu’aucune des jouissances que
nous venons de voir faisant partie de la liberté chez les modernes [...]. Ainsi
chez les anciens, l’individu, souverain presque habituellement dans les
affaires publiques, est esclave dans tous ses rapports privés »
 [2].

Voici donc deux conceptions de la liberté, également jugées respectables
d’un point de vue intrinsèque, mais qui renvoient à deux époques, à deux
histoires, reposant chacune sur des conditions de vie, des mœurs et des
valeurs totalement distinctes. L’existence du citoyen antique se jouait tout
entière, selon Constant, dans sa participation au pouvoir politique, dans son
appartenance à une « cité » à laquelle il s’identifiait pleinement et en dehors
de laquelle il ne concevait ni vertu collective ni épanouissement personnel.
La vie du moderne, elle, ne s’épuise pas dans la politique, dans la pratique
de la citoyenneté. Certes, le peuple peut être « représenté » et concourir à
cette représentation par son choix, mais sans l’enthousiasme des anciens.
Disons plutôt qu’il se décharge sur quelques individus de ce qu’il ne peut ou
ne veut pas faire lui-même, car la « vraie vie » est ailleurs à ses yeux : le
bonheur – qui est son but suprême et oriente sa vie – tient dans la recherche
des jouissances privées, dans la tranquillité et la sécurité que requiert leur
paisible exercice.

Selon Benjamin Constant, plusieurs raisons ont contribué à cette transformation décisive. D’abord, les Etats modernes sont plus vastes et plus
peuplés que les modestes cités antiques. Du coup, l’importance qui échoit
en partage à chaque individu est moindre : le « poids politique » de chacun
étant devenu infime, à quoi bon s’épuiser à être citoyen ! De plus, l’exercice
du pouvoir s’opère désormais non de manière directe, mais par l’intermédiaire de représentants. « Le plaisir immédiat » qu’y prend chacun est donc
moindre : « C’est un plaisir de réflexion, celui des anciens était un plaisir
d’action. »
Ensuite, l’esclavage ayant été heureusement aboli, plus personne
ne travaille à votre place, et « le loisir », c’est-à-dire le temps libre, qui permettait
à chaque citoyen l’exercice constant et quotidien de la souveraineté
fait défaut. Du coup, la discussion journalière des affaires d’état qui ravissait
les anciens apparaît comme une agitation stérile et une fatigue insupportable
dans les nations modernes où chacun est occupé tout entier à ses spéculations,
à ses entreprises, aux jouissances qu’il en obtient ou en espère, et dont
il souhaite être détourné le moins possible. Et – l’histoire veillant à tout –
cela tombe bien, car le commerce et l’activité subviennent aux besoins des
individus, satisfont leurs désirs sans intervention de l’autorité politique qui
ne peut que les perturber : « Toutes les fois que les gouvernements prétendent
faire nos affaires, précise Constant, ils les font plus mal et plus dispendieusement
que nous. »
 [3]

En résumé, les anciens trouvaient plus de jouissance dans leur existence
publique par leur participation active au pouvoir politique que dans leur
existence privée, alors que pour les modernes, c’est tout le contraire. Presque
tous leurs plaisirs sont dans leur existence privée et c’est là qu’ils situent
désormais pour l’essentiel ce qu’ils appellent la liberté. Première conséquence lourde d’un bel avenir : l’opposition entre le « monde antique » et
le « monde moderne » est pensée dans la distinction entre la « démocratie
directe » et la « démocratie représentative » (on y reviendra plus loin).
Seconde conséquence : le despotisme est, pour Constant, avant tout un
anachronisme, un archaïsme. C’est l’application d’une conception antique
du pouvoir politique – un pouvoir totalisant, sans extériorité, englobant
tous les aspects de la vie des individus, on dira bientôt « totalitaire » – à
une société devenue moderne dans sa substance, ses activités, ses mœurs,
une société où les jouissances privées se sont multipliées et diversifiées,
jusqu’à devenir prépondérantes sur des activités politiques, plus lointaines
et plus formelles.

On perçoit bien ce que ces analyses permettent à Benjamin Constant
pour affronter les données politiques de son époque. Ainsi peut-il, d’un
côté, se réclamer – contre les tenants de l’Ancien Régime et de l’absolutisme
royal – des principes de la Révolution française qui distinguent
en effet « l’Homme » et « le Citoyen », tout en dénonçant, de l’autre,
les « excès » et les « impasses » de tel ou tel de ses moments. A ses yeux,
Robespierre et les hommes de « l’An II », en reprenant les conceptions et les
formulations d’un Rousseau, toutes mâtinées d’une admiration sans borne
pour la cité antique, se sont trompés d’époque et de société. Ils ont voulu
appliquer la « liberté des anciens » à la société des « modernes », et devaient
inéluctablement de ce fait sombrer dans le despotisme. Dans leur foulée,
l’Empire a fait de même, en cherchant à soumettre à la domination du
« militaire » et de la guerre, une société moderne essentiellement vouée au
commerce et à la communication pacifiée entre les peuples qu’il nécessite.

Mais, au-delà de Benjamin Constant lui-même et des combats de son
temps, c’est tout un dispositif conceptuel qui est ainsi forgé, mis en place et
qui resservira longtemps après lui. Car, on l’a bien compris, son brillant
distinguo ne vise pas qu’à opposer deux périodes historiques (celle des
anciens et celle des modernes), il conduit à tracer une limite infranchissable
entre ce qui relève de l’ordre de la souveraineté politique et ce qui lui est
farouchement extérieur et rebelle. Dire que l’état doit se garder d’intervenir
dans tout ce qui touche à l’existence individuelle et à ses jouissances privées,
c’est affirmer du même coup qu’une partie de l’existence humaine échappe
à la « souveraineté du peuple » et à l’ordre politique lui-même. Benjamin
Constant d’ailleurs le proclamera avec netteté :

« Il y a une partie de l’existence humaine qui, de nécessité, reste individuelle
et indépendante, et qui est de droit hors de toute compétence sociale
ou législative. L’autorité de la société et par conséquent de la législation
n’existe que d’une manière relative et limitée : au point où commence l’indépendance de l’existence individuelle s’arrête l’autorité de la législation ; et si
la législation franchit cette ligne, elle est usurpatrice. »
 [4]

Voilà donc la « toute-puissance envahissante de l’état » – selon la formulation
libérale devenue classique aujourd’hui – contenue et étroitement
bornée par un domaine réservé où elle n’est pas tolérée et où elle n’a que
faire, celle des droits de l’Homme et des libertés individuelles. Mais la
distinction ne se borne pas à protéger ce « sanctuaire », elle fait bien
mieux ! Car, quelques années plus tard, quand le bon Martin Bernard,
ouvrier imprimeur, s’interrogera « sur les moyens de faire descendre la République dans l’atelier » [5] , quand Marc Sangnier, l’infatigable animateur du
Sillon, lancera sa célèbre formule : « On ne peut avoir la République dans
la société tant qu’on a la monarchie dans l’entreprise »
 [6] , le chœur des « libéraux » et des « économistes » (déjà eux !), fraternellement réunis, se dressera
pour crier d’une même voix au despotisme. Pas touche aux entreprises, aux
propriétés privées, aux jouissances privées diront les premiers ! Il ne peut pas
y avoir de souverain dans la vie économique, affirmeront les seconds, puisqu’il
y règne – Adam Smith s’est chargé de l’établir – « une main invisible »
qui, seule, règle les intérêts particuliers d’une manière nécessairement
opaque et non totalisable par un souverain politique [7]. En sorte que beaucoup
du destin des décennies à venir se joue ici : tout ce qui apparaîtra plus
tard – « la démocratie industrielle », la planification, l’économie dirigée, le
socialisme, le socialisme d’état, l’autogestion, le communisme –, tous les
efforts visant à donner au peuple la maîtrise d’une activité aussi essentielle
que le travail, à étendre sa souveraineté au « domaine économique », se
verront d’emblée inséparablement taxés de despotisme et d’archaïsme.

La considération du despotisme nous fait donc entrer – classiquement –
dans le registre de la violence brutale, exercée de l’extérieur et sans ménagement
sur une société moderne que son développement historique a rendu
irréversiblement rétive à sa domination. Et cela, non du fait d’une vertu
civique ou d’un courage particulièrement aiguisé de ses membres se dressant
comme un seul homme face au tyran qui menacerait, mais plus platement
du fait que les « individus modernes » sont plus préoccupés de leur vie privée
et des jouissances qu’ils y trouvent, en sorte que sont éteintes les « passions
politiques » susceptibles de l’engendrer. Loin de déceler dans cette mollesse
et dans ce repli un risque que pourraient mettre à profit des candidats au
despotisme, Benjamin Constant y voit au contraire une certitude et une
garantie. Et c’est bien ce que l’histoire de son temps semblait lui montrer,
puisque, aurait-il pu dire, ni Robespierre, ni Napoléon n’ont pu enraciner
durablement leur pouvoir et que tous les deux ont finalement échoué ! Deux
tentatives anachroniques et vaines de ce fait même.

Le libéralisme de Benjamin Constant est donc délibérément offensif et
porté par le vent de l’histoire. La liberté des modernes est, à ses yeux, une
tendance irrépressible, garantie par le développement industriel et commercial
sans cesse croissant d’une société nouvelle. Tout va pourtant changer – le
ton, l’analyse, les certitudes, l’ambiance même pourrait-on dire – quelques
années plus tard, avec un autre penseur, solitaire, amer et douloureux dans
son aristocratie de naissance : Alexis de Tocqueville.

Alexis de Tocqueville, ou la pertinence des oxymores

Il ne saurait être question pour nous, ici, d’exposer ou de suivre les
analyses de ce penseur dans leur ensemble, mais bien plutôt de prélever
deux fragments de ce livre aux intuitions lumineuses, tourmentées et baroques,
que constitue De la démocratie en Amérique. Car, depuis bien longtemps,
ils nous fascinent et nous conduisent – par de tout autres
cheminements que les siens – à l’objet même de notre propos : le despotisme
d’un nouveau genre qui marque notre époque.

On sait que dans cet ouvrage paru en 1835 puis en 1840, Tocqueville
analyse la constitution d’une sorte de type idéal, la société démocratique, et
qu’il s’emploie notamment à en scruter, à travers les exemples contrastés de
l’Amérique, de l’Angleterre et de la France, les évolutions possibles, les
grandes tendances susceptibles d’y prendre corps. Et c’est alors, par le
prodigieux effort d’une pensée fine et complexe, qu’il envisage un despotisme
nouveau et une aristocratie nouvelle surgissant du cours même de
l’ordre démocratique, sans le mettre en cause pour autant. Une sorte de
« monstruosité » qui serait pourtant une nouvelle figure du politique : une
démocratie de surface contenant en la dissimulant une aristocratie de fond,
un despotisme qui ne serait plus l’antithèse de la démocratie, mais l’un de ses
visages doucereux. Deux oxymores pour une même réalité : l’aristocratie
dans la démocratie, le despotisme démocratique.

Le premier fragment est constitué par le chapitre 20 de la deuxième
partie de De la démocratie en Amérique, un texte qui s’intitule précisément
« Comment l’aristocratie pourrait sortir de l’industrie » [8] . En somme, Tocqueville
sait bien où tout pouvoir s’enracine : dans l’organisation sociale du
travail, dans la discipline qu’il impose aux corps, dans la soumission qu’il
dicte aux « classes pauvres ». Il conduit donc son analyse en considérant la
division du travail au sein des premières industries, et en dégageant les
éléments nouveaux qui en sortent.

« À mesure que le principe de la division du travail reçoit une application
plus complète,
constate-t-il, l’ouvrier devient plus faible, plus borné et
plus dépendant. L’art fait des progrès, l’artisan rétrograde. D’un autre côté,
à mesure qu’il se découvre plus manifestement que les produits d’une
industrie sont d’autant plus parfaits et d’autant moins chers que la manufacture
est plus vaste et le capital plus grand, des hommes très riches et très
éclairés se présentent pour exploiter des industries qui, jusque-là, avaient
été livrées à des artisans ignorants ou malaisés. La grandeur des efforts
nécessaires et l’immensité des résultats à obtenir les attirent. Ainsi donc,
dans le même temps que la science industrielle abaisse sans cesse la classe
des ouvriers, elle élève celle des maîtres. Tandis que l’ouvrier ramène de
plus en plus son intelligence à l’étude d’un seul détail, le maître promène
chaque jour ses regards sur un plus vaste ensemble, et son esprit s’étend en
proportion que celui de l’autre se resserre. Bientôt il ne faudra plus au
second que la force physique sans l’intelligence ; le premier a besoin de la
science, et presque du génie pour réussir. L’un ressemble de plus en plus à
l’administrateur d’un vaste empire, et l’autre à une brute. [...] Chacun
occupe une place qui est faite pour lui et dont il ne sort point. L’un est
dans une dépendance continuelle, étroite et nécessaire de l’autre, et semble
né pour obéir, comme celui-ci pour commander. Qu’est-ce ceci sinon de
l’aristocratie ? »

Voici donc un monde industriel commençant dans le travail où la
dextérité dans le détail croît sans cesse au détriment de la vue d’ensemble
et où « l’homme se dégrade à mesure que l’ouvrier se perfectionne », et – ceci
expliquant cela – tandis que « la masse de la nation tourne à la démocratie,
la classe particulière qui s’occupe d’industrie devient plus aristocratique ».
Analyse singulièrement perspicace, surtout pour nous qui connaissons « la
suite de l’histoire » ! En somme et simultanément, il y a, d’un côté, des
hommes « abrutis », réduits à l’état de bêtes, dégradés, tenus plus obéissants
que jamais dans leur travail (par sa division d’un nouveau genre) et, de ce
fait, soumis à des maîtres de plus en plus puissants et riches ; de l’autre, des
proclamations de l’égalité sociale dans les institutions et au fronton des
édifices publics ! Développez, généralisez cela, et voilà l’aristocratie réintroduite
dans les faits, en pleine démocratie dans les mots !

Naturellement, par un subtil balancement rhétorique qui lui est familier,
Tocqueville nuance ensuite son propos en montrant que cette aristocratie
issue des chefs d’entreprises est moins tenace que l’ancienne fondée sur la
naissance (la sienne). Il assure que les fortunes industrielles et commerciales
sont trop précaires et volatiles pour se figer durablement en hiérarchie et en
structure sociale inégalitaire (en quoi il se trompait, on ne le sait que trop
aujourd’hui !). Il n’en conclut pas moins :

« Je pense qu’à tout prendre, l’aristocratie manufacturière que nous
voyons s’élever sous nos yeux est une des plus dures qui ait paru sur la
terre. [...] C’est de ce côté que les amis de la démocratie doivent sans cesse
tourner avec inquiétude leurs regards ; car, si jamais l’inégalité permanente
des conditions et l’aristocratie pénètrent de nouveau dans le monde, on peut
prédire qu’elles y entreront par cette porte. »
 [9]

Une porte encore étroite en ce temps-là, mais qui s’est considérablement
élargie depuis, jusqu’à devenir le quotidien et le banal de notre présent.
L’anticipation, la prévision étaient donc pertinentes, et les « amis de la démocratie
 » ont eu bien raison de s’inquiéter ! N’ont-ils pas toutes les raisons
de continuer à le faire en s’interrogeant sur ce qu’est devenu le travail
humain depuis lors et sur ce qui s’y joue aujourd’hui ? Question à laquelle
nous reviendrons dans notre premier chapitre.

Voici donc l’inégalité aristocratique inscrite dans le monde de l’égalité
démocratique. Premier oxymore, ou, si l’on préfère, première contradiction
au cœur des réalités sociales ! Il reste à évoquer l’autre intuition de Tocqueville
qui nous intéresse ici : celle qui introduit le despotisme démocratique.
On la trouve quelques pages plus loin dans le même ouvrage. On y découvre
un texte étonnant qu’il convient, lui aussi, de citer dans son ensemble tellement
il est frappant pour qui le lit en songeant non seulement à la société
du XIXe siècle où il vit le jour, mais surtout à celle que nous connaissons
aujourd’hui.

« Je veux imaginer, écrit Tocqueville, sous quels traits nouveaux le despotisme
pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable
d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour
se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun
d’eux retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres :
ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ;
quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit
pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui
seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus
de patrie. Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui
se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu,
détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle
si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais
il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il
aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir.
Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le
seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite
leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle
leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement
le trouble de penser et la peine de vivre ? »
 [10]

Comment ne pas reconnaître dans ce despotisme « soft », dans « cette
servitude réglée et paisible »
que Tocqueville voit comme une menace possible
à l’horizon des nations démocratiques de son temps, l’idéal majeur qui
anime les puissants d’aujourd’hui et leurs serviteurs dans l’appareil d’état ?
Comment ne pas voir que ce despotisme « plus étendu et plus doux » que
celui des anciens et qui « dégrade les hommes sans les tourmenter », s’il ne
ressemble à rien de ce qui l’a précédé historiquement sous ce terme, est bien
ce qui cimente, en notre « beau » présent, les convictions des milieux dirigeants,
de la haute administration, de l’énarchie ? Comment ne pas y repérer
un visage inédit du politique qu’ils ingénient à mettre doucereusement en
place ?

Voici donc « notre » société dont on nous dit – « et c’est tant mieux ! »
nous assure-t-on – qu’elle ne croirait plus à rien de grand. Nous y serions
dans « l’ère du vide » : plus d’horizon ni d’avenir radieux, plus de « grands
récits », plus d’affrontements idéologiques, de croyances collectives, plus
de sacré ni de transcendance, rien au-delà d’elle-même et de la jouissance
narcissique immédiate de son écoulement. Une société figée dans son pré-
sent, sans considération pour le passé qui l’a engendrée et sans autre idée
d’un avenir que la morne répétition à l’identique d’elle-même. Un « marché » omniprésent qui fabrique le goût du jour, au nom des « marques » qu’il
faut avoir et montrer pour « être de son temps ». Plus de grands partis ni de
syndicats puissants (enterrés ces acteurs « collectifs » jugés indispensables il y
a trente ans !). Plus de militants (une poignée d’attardés et de nostalgiques !).
Plus de « classe ouvrière » exploitée et travaillant à s’ouvrir l’avenir, mais des
« défavorisés », des « pauvres », des « exclus », définis par le fait qu’ils n’en ont
aucun et qu’ils se réduisent à la plainte qu’ils expriment et à la « charité »
qu’on leur porte : « toute société a ses oubliés de la croissance » [11] ! Plus
d’électorats enracinés et à vie : désormais on choisirait des marques et on
en changerait, comme il convient en bon commerce ! D’ailleurs, le président
l’a confié à ses troupes : la manif et la grève ne dérangent plus personne
et sont appelées à devenir quasi-invisibles ! Plus de « causes politiques » ni
d’engagement primordial à majuscules (la Classe, la Nation, la Révolution,
la Paix, etc.) mais des associations fugaces, communautaires ou ciblées (le
mariage gay, les OGM, le sida, les chasseurs, les baleines, les ours blancs de la
banquise, etc.) Plus de solidarité, encore moins de sentiment d’appartenance
à un « corps politique », à un « nous » qui soit autre chose qu’un pâle agrégat
de solitudes égoïstes, mais des individus, la tête enfermée dans la « bulle »
étanche des écouteurs de leur « mp3 » ou de leur « I-pod », tandis qu’une
citoyenneté adjectivée et sans épaisseur est vendue à toutes les sauces (intervention
citoyenne, démarche citoyenne, association citoyenne, mouvement
citoyen, attitude citoyenne, etc.).

Montesquieu avait formulé jadis cette géniale hiérarchie des causes :

« Si je savais quelque chose qui me fût utile et qui fût préjudiciable à ma
famille, je la rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose utile à ma
famille et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l’oublier. Si je savais
quelque chose utile à ma patrie, et qui fût préjudiciable à l’Europe, ou bien
qui fût utile à l’Europe et préjudiciable au Genre humain, je la regarderais
comme un crime »
 [12]

Nous devrions désormais dire et penser exactement l’inverse : « moi »
avant « mes proches », ma famille avant mes voisins, mes voisins avant les
inconnus plus lointains, les « Français de souche » avant les immigrés et les
étrangers, les « Européens » avant les « Africains... », « La Corrèze avant le
Zambèze » ! Une société ? Disons plutôt une multitude d’atomes juxtaposés
et désunis (des monades sans porte ni fenêtre) tenus entre eux par la fameuse
« cascade de mépris », dont Cournot parlait à propos de la société d’Ancien
Régime [13]. Autrement dit une société étroitement cloisonnée dans « l’entre-soi
 », où chaque segment fuirait comme la peste le « mélange » avec tout ce
qui lui paraît immédiatement au-dessous de lui dans l’échelle des difficultés
sociales. Ainsi, la ségrégation urbaine ne concerne pas seulement quelques
« poches » pauvres – les fameux « quartiers sensibles » des banlieues éloignées
des centres-villes – sur lesquels on concentre l’attention pour mieux faire
accepter la chasse au bouc émissaire que constitue la politique sécuritaire.
Comme le montre bien Eric Maurin :

« La dramaturgie française de la ségrégation urbaine n’est pas celle d’un
incendie soudain et local, mais celle d’un verrouillage général, durable et
silencieux des espaces et des destins sociaux [...]. Le « ghetto français » n’est
pas tant le lieu d’un affrontement entre inclus et exclus, que le théâtre
sur lequel chaque groupe s’évertue à fuir ou à contourner le groupe immédiatement inférieur dans l’échelle des difficultés. A ce jeu, ce ne sont pas
seulement des ouvriers qui fuient des chômeurs immigrés, mais aussi les
salariés les plus aisés qui fuient les classes moyennes supérieures, les classes
moyennes supérieures qui esquivent les professions intermédiaires, les professions
intermédiaires qui refusent de se mélanger avec les employés, etc.
Bref, en chacun de nous se découvre un complice plus ou moins actif du
processus ségrégatif »
 [14]

Tel serait ce bonheur qu’il faudrait replier sur la possession sans cesse
renouvelée du consommable, de « l’achetable sur le marché » et des petites
joies privées (l’écran plat, l’I-phone, l’I-pad, le 464, la religion des loisirs, le
sport, etc.) dans une volupté décomplexée et festive, joyeuse et sûre de son
fait et de sa valeur – « elle le vaut bien », comme dit l’autre ! – qui « débat » de
tout, sans jamais conclure, et « fait des apéros géants ».

« Au-dessus de ceux-là » – poursuivons comme Tocqueville – il y a les
oligarques (pourquoi n’existeraient-ils qu’en Russie ?), les puissants, les dirigeants.
Ce « bon libéral » de Tocqueville remarquait déjà que l’aristocratie
ancienne, celle de sa naissance et des siècles passés, se croyait obligée de venir
au secours de ses serviteurs et de soulager leur misère, tandis que « l’aristocratie
manufacturière de nos jours, après avoir appauvri et abruti les hommes
dont elle se sert, les livre en temps de crise à la charité publique pour les
nourrir »
 [15] . Que dire de celle d’aujourd’hui ! La crise n’y est plus un état
passager, brutal et violent, mais une donnée permanente, et le nombre des
privés de travail s’y compte par millions depuis plus de trente ans. Elle est
devenue un destin, un fatum inexorable. Depuis des lustres, on sort d’une
crise économique pour tomber dans une crise financière, le tout sur fond de
crise alimentaire, de crise climatique, de chaos global. Au point que personne
ne devrait plus songer qu’à faire le dos rond et à s’installer dans le malheur
du monde sans plus jamais rêver au « bout du tunnel ».

Ainsi, par exemple, les restos du cœur ne sont plus ce qu’ils étaient à leur
fondation, c’est-à-dire une manière généreuse et concrète de protester contre
l’inhumanité d’un système injuste et un appel vibrant à y mettre fin dans
l’année qui suit. Ils sont devenus une institution attendue chaque année,
installée dans le paysage, et ne cherchant plus qu’à soulager un peu la
détresse humaine, dont chacun devrait comprendre désormais qu’elle est
sans fond et sans fin, et qu’il ne servirait plus à rien de s’interroger sur les
mécanismes de l’appauvrissement qui y contraint. Le caritatif, l’humanitaire,
la compassion victimaire devraient prendre le relais de la protestation politique
qui ne serait plus là que pour mémoire (pour les plus âgés !) Et ce qui
devrait peser, dans l’opinion, ce n’est plus le scandale de l’existence permanente
du chômage, mais bien plutôt l’atteinte qui serait un jour portée par
tel ou tel gouvernement aux indemnités sensées le « couvrir ». On pense au
bon Berthon Brecht et à son Mackie-le-Surineur, lui le petit artisan du crime,
se plaignant du monde tel qu’il va et demandant :

« Qu’est-ce qu’un passe-partout, comparé à une action de société
anonyme ? Qu’est-ce que le cambriolage d’une banque, comparé à la fondation
d’une banque ? Qu’est-ce que tuer un homme, comparé au fait de lui
donner un travail rétribué ? »
 [16]

Questions théâtrales et plaisantes, mais qui serait devenues inaudibles
et vides de sens dans « la vraie vie » ! De même, il serait bien malotru celui
qui oserait encore venir demander des comptes à « l’aristocratie industrielle
et financière de nos jours qui appauvrit et abrutit les hommes dont elle se
sert »
 [17]. Fini ce temps-là ! N’en sommes-nous pas venus au moment où les
travailleurs – par une sorte de réalisme du désespoir – ne devraient plus se
battre que pour des allocations de licenciement plus substantielles que celles
qui leur sont d’abord proposées, en fait des « parachutes » un peu plus dorés,
comme les grands patrons qui eux ne se gênent pas ?

« Terrible recul de société ? Régression des consciences ? Climat de
Thermidor ambiant, avec ses Incroyables et ses Merveilleuses, à côté de
ses bras nus et de ses mendiants ? » demandera-t-on dans le feu de ses passions.
« Non, pas du tout ! Vous n’y êtes pas », vous répondra-t-on en chœur
« Post-modernité », « nouveau monde », ne retardez pas ! « L’horreur économique » [18]
est devenue le destin de la planète, il faut vous y faire et tenter de
survivre en vous mettant un peu à l’abri, vous et les vôtres, sans demander
l’impossible à la société ! Plus de grandes idées (« elles mènent au désastre et
au crime, on le sait maintenant ! »), mais des images sur nos écrans (petits et
grands) ! No future, il faut « s’adapter » et faire avec !

Ceci asséné et admis, le ballet peut commencer ! Reprenons : « Au-dessus
de ceux-là », il y a l’oligarchie économico-financière et médiatique, qui dans
une consanguinité parfaite mais de moins en moins discrète [19] avec les
milieux politiques aujourd’hui dirigeants – et avec le premier d’entre eux,
le président de la République – organise, en bon stratège de marketing, la
vente au bon peuple de ses bienfaits. Et pour que les bienfaits apparaissent
(ils sont si rares !), il faut faire oublier la vie et ses angoisses, vendre du rêve à
gogo ! « Des images sur nos écrans, surtout des images ! » Pas des livres,
comme la Princesse de Clèves ! Personne ne les lit ni ne les comprend !
Non, des images « pour le bon peuple », des images que tout le monde
peut voir et qui parlent à l’émotion de chacun. Les religions savent ça depuis
longtemps : rien de tels que des images pour vous fabriquer des croyants !
Des périodiques sur papier glacé et avec photos qui vous dressent le classement
des plus grandes fortunes du monde, vous chantent les « milliardaires
 », étalent leur réussite, leurs biens et leur « vie de rêve ». Une exaltation
des nouveaux acteurs du monde et de leur « célébrité » : plus les entrepreneurs
et les « métiers » de jadis (on n’ose d’ailleurs plus guère parler de
« métiers », le mot sent trop la sueur !), mais les actionnaires, la finance, la
Bourse, les médias, le luxe, le show-biz, les politiciens « haut de gamme »,
dans la danse de leur proximité et de leur connivence. Du « pipole » comme
s’il en pleuvait, et plus seulement des « princesses » et de la « jet-set » d’avant hier,
mais des stars, des « footeux », du strass et des paillettes, du « blingbling
 » ! Là est la « réussite » qui se montre et s’étale dans une parfaite
impudeur, c’est-à-dire dans une superbe « bonne conscience » : « le fric et
sa parade » quoi !

Du coup, pour être « tendance » et dernier cri en politique, il ne faut plus
seulement être « au-dessus de ceux-là », comme le disait Tocqueville, mais
tout faire pour paraître « avec eux et comme eux ». Ainsi, plus de « majesté de
l’état », qui ne serait alors perçue que comme méprisante et hautaine, mais
un activisme télévisé, une proximité (« être sur le terrain, « avec les gens »),
une volonté feinte de « tout montrer » et de « tout dire », une compassion en
cas d’accident, de catastrophe, de crime barbare. Et surtout des formules permettant
l’identification : « karcher », « racaille », « connard », « il est comme
nous » ! Un chef « puissant et tutélaire », « à l’écoute » et paternaliste, qui
dialogue « à égalité » avec son « panel » de Français triés sur le volet. Et ne
pas mégoter sur « le coeur » pour transformer la cupidité en sentiment noble,
vendre de l’envie comme s’il en pleuvait et de la réussite quand il y a tant
d’échecs. Et là encore, le Président donne l’exemple : voyez sa femme mannequin
conquise à la hussarde, la Rolex, les milliardaires amis, le Fouquet’s,
la bise aux grands de ce monde, le yacht, les stars tout autour pour le fun.
Mais aussi des images d’hyperactivité : montrer que l’état s’occupe de tout et
que lui personnellement veille à tout (comme le héros d’une permanente
série télévisée) : violence à l’école, délinquance, devoir de mémoire, vaccination,
interdiction de fumer, vente d’alcool aux mineurs, implantation
des ours dans les Pyrénées, violences conjugales, publicité à la télévision,
récidive des criminels, une compatriote emprisonnée au Mexique... Et
aussi de l’international : être parmi les plus grands, veiller au monde entier,
montrer que la « voix de la France » ça compte dans la globalisation ! Bref,
un pouvoir « absolu, détaillé, régulier, prévoyant » comme l’écrivait Tocqueville
 ! Et surtout qu’on le « laisse travailler », car « il a été élu pour ça, pas
pour inaugurer les chrysanthèmes » comme il ne cesse de répéter ! Quelle
« bête politique » s’avouent entre eux les journalistes, bluffés et secrètement
admiratifs !

Dans cette vitrine-là, pas de despotisme à l’ancienne, avec son cortège
de violences sauvages et brutales, l’instauration de l’état d’urgence, l’armée à
la manœuvre et à la parade, la presse aux ordres (même si elle est quasi tout
entière dans les mains « d’amis du Président », elle continue d’être réputée
libre !), le peuple bâillonné... Ou encore, rien qui ne rappelle les régimes
autoritaires de « Poutine ou du PC chinois » comme disent les journaux !
Pas de schlague ni de férule ! Non, bien au contraire : des humains « fixés
irrévocablement dans l’enfance » qui ne devraient jurer que par le divertissement,
se contentant de « petits et vulgaires plaisirs » (encore ce bon Tocqueville
 !). On veille d’ailleurs à ce qu’ils n’en manquent pas : voici tout un
cortège de célébrations, de fêtes et de journées (journée de la musique, de
la femme, du patrimoine, des voisins, de l’arbre, de l’eau, des musées, contre
le racisme, contre le sida, etc.) pour rythmer leurs « menus plaisirs ». « Entrez,
entrez, le spectacle est permanent ! » Et ici, entre une « Nuit blanche », une
« teuf » ou un « buzz sur internet », on peut tout dire et on ne s’en prive pas !
Quel « pied on devrait se prendre ! »

Tel est le merveilleux monde enchanté qui nous est vendu tous les jours,
et dont on nous assure qu’il marche et que « les gens l’aiment ». Tel est le
nouveau visage du politique aujourd’hui, ce « despotisme démocratique »,
déjà bien perçu, annoncé et craint par Tocqueville, dont les procédés n’ont
fait que croître et embellir depuis lors. Nous allons tenter de voir comment il
fonctionne, afin de mieux le conjurer et le mettre à mal.

La démocratie anesthésiée. Essai sur le nouveau visage du politique. Bernard Vasseur. Editions de l’Atelier. 20 euros.

Professeur de philosophie, Bernard Vasseur est directeur de la maison Elsa Triolet-Aragon

Notes :

[1C’est le titre d’un bel ouvrage de Daniel Bougnoux, paru aux Editions de La Découverte,
en 2006, qui fait le tour de la question de « la représentation », dans tous les aspects de la vie
sociale.

[2Cf. « De la liberté des anciens comparée à celle des modernes », in Pierre Manent, Les Libéraux, Paris, Hachette Pluriel, t. 2, 1986, p. 74-75.

[3Ibid., p. 79.

[4Cf. « Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri », in Pierre Manent, op. cit., p. 106.

[5Cf.La Revue Républicaine, t. III, 1834, in Pierre Rosanvallon, La Démocratie inachevée,
histoire de la souveraineté du peuple en France
, Paris, Gallimard, 2000, p. 340.

[6Ibid., p. 342

[7Michel Foucault propose sur ce point une remarquable analyse du rôle de « l’économie
politique » dès sa fondation : « La théorie de la main invisible me paraît avoir essentiellement
pour fonction, pour rôle la disqualification du souverain politique »
, in Naissance de la biopolitique,
cours au Collège de France, 1978-1979, Paris, Gallimard-Seuil, p. 287. Nous reviendrons
sur l’économie et sur Adam Smith au chapitre 2.

[8Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins,
p. 536-538.

[9Ibid., p. 538.

[10Ibid., p. 648.

[11C’est toute la différence entre une analyse se limitant à constater une absence ou une
privation (sans toit, sans droit, sans papiers...) même si l’on proteste contre elle avec courage, et
une approche dialectique en termes de contradictions, de négation rongeuse et susceptible de
faire surgir des traits nouveaux dans le mouvement même de la réalité sociale.

[12Montesquieu, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, t. 1, « Mes
pensées », p. 981.

[13Cf. Georges Lefebvre, La Révolution française, Paris, PUF, 1963, p. 54.

[14Eric Maurin, Le Ghetto français, enquête sur le séparatisme social, Paris, Le Seuil, coll. La
République des idées, 2004, p. 6.

[15Alexis de Tocqueville, op. cit., p. 538.

[16Berthon Brecht, L’Opéra de quat’sous, Paris, L’Arche, Théâtre complet, tome VII, 1959, p. 89.

[17Cf. Tocqueville, op. cit., p. 538

[18On se rappellera que la formule, avant de servir de titre à un livre fameux de Viviane
Forrester, se trouve chez Arthur Rimbaud. Cf. Les Illuminations, Oeuvres complètes, Paris, Gallimard,
coll. Bibliothèque de La Pléiade, 1972, p. 150.

[19L’Affaire Woerth-Bettencourt qui a défrayé la chronique de l’été 2010 est évidemment
un exemple parfait de cette consanguinité. Fortement médiatisée, elle a pu apparaître à certains
comme un abus isolé et choquant. Elle n’a pourtant rien d’exceptionnel et l’on attend dans ce
domaine d’autres enquêtes sérieuses et courageuses, même si « la communication » des intéressés
sur ce plan demeure encore fort réduite !


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