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Vous avez dit nation, vous avez dit France
Valère Staraselski a lu Géopolitique de la nation France d’Encel et Lacoste

Souvenirs

Lorsque j’ai ouvert Géopolitique de la nation France d’Yves Lacoste et de Frédéric Encel qui s’origine dans la série d’attentats que la France a connu dernièrement, les souvenirs du militant sont remontés à la surface.

Comment dire ? Comment dire ces choses de la vie passée ?... Nous étions avec Jocelyne H dans un bureau du journal l’Humanité, alors installé rue du faubourg-poissonnière à Paris. Toute une époque ! La décennie 70 touchait à sa fin, on n’avait pas vingt-cinq ans et l’Humanité se vendait alors par centaines de milliers d’exemplaires… Impressionnés, nous l’étions tous les deux assis côte à côte face à Georges Wolinski qui, soit dit en passant, n’avait d’yeux que pour elle, Jocelyne. Il faut dire qu’elle était jolie, très, Jocelyne, avenante aussi… Etudiants à l’université Paris VIII Vincennes, nous étions venus, pour le compte de l’Union des Etudiants communistes, solliciter de ce grand dessinateur de presse une illustration destinée à combattre le déménagement de la fac, engagé à l’époque par la ministre des Universités Alice Saunier-Seïte. Cela faisait grand bruit. « Alice a perdu ses facultés ! » titrait alors le Canard enchaîné… Il avait fallu batailler pour obtenir ce rendez-vous avec Wolinski. Bon, en empruntant la voie militante, celle de l’organisation politique, ça avait fini par payer : Wolinski nous avait reçus !

Lors de cette entrevue, après nous avoir interrogé sur nos desiderata, le dessinateur avait pas mal déliré sur la fameuse ministre Alice Saunier-seïté et son rapport supposé au bois de Vincennes où se trouvait alors notre faculté construite en urgence après 1968… Bref, tout polis qu’on était, on rigolait un peu jaune avec Jocelyne, on voulait du sérieux, nous ! Il a dû nous trouver un tantinet exigeants et sentencieux, Wolinski. Assurément, on l’était… Il nous a laissé repartir sans rien, pas l’ombre d’un croquis, nous promettant de nous envoyer quelque chose… On y avait médiocrement cru à sa promesse, jusqu’au jour où nous avons reçu de lui un dessin représentant une chaîne d’étudiants se passant des seaux d’eau pour éteindre l’incendie de notre fac, allumé par la fameuse ministre Alice Saunier-Seïté qu’il avait croquée sous les traits d’une furie. Après le doute voire le dépit de l’attente, joie et gratitude ! On en a tiré une carte postale-pétition à plusieurs milliers d’exemplaires adressés à la ministre…

Plusieurs décennies plus tard, fin d’après-midi, l’été, on boit un verre en terrasse rue du cherche-midi avec Cabu et notre éditeur commun, Pierre Drachline. Cabu accepte l’invitation que je lui fais de se rendre à la Fête de l’Humanité pour dédicacer ses ouvrages. Il est doux, Cabu, gentil. Je me souviens de la file des lecteurs devant lui au village du livre de la Fête…

Et puis Charb. Charb de dix ans mon cadet. Tout de suite, l’osmose des militants. Nos conversations sur l’avenir du PCF, nos échanges sur l’Humanité, son désir d’être utile, de servir au Parti. Oui, de servir comme militant. Gratuitement, oui. Une fois, un coup de gueule de ma part contre cette une de Charlie représentant un excrément avec un drapeau FN planté dedans. Absolument contre-productif, combattre sans avilir m’étais-je alors emporté contre lui. Pourtant, il n’était pas gauchiste. Stéphane, provocateur, oui, mais pas gauchiste. Communiste, Charb, un vrai coco en fait ! Le choix du bien commun contre l’égoïsme aux désastreuses conséquences. J’étais allé le chercher pour le journal du comité d’entreprise d’EDF-GDF dont j’étais alors le rédacteur en chef. Il pouvait recommencer plusieurs fois un dessin, il en proposait toujours plusieurs, ce souci de répondre au plus près à la commande politique. Professionnel, humble vraiment, grand travailleur et doué d’un sens politique hors du commun ! Il avait tenu à m’inviter dans les locaux de Charlie-Hebdo (ceux du 3ème arrondissement) afin de me présenter l’équipe au complet que dirigeait alors Philippe Val. Il me présentait toujours quelqu’un, comme s’il avait voulu s’effacer, Babouze à Arras, Patrick Pelloux à la Fête de l’Humanité… Le jour où il a été tué, bêtement je l’ai appelé et j’ai laissé un message. Pour moi, c’était impossible que lui… Comment croire. Et Tignous, lui aussi voulait travailler…. Et Bernard Marris : toute une soirée à nous entretenir des rapports, pour nous évidents, entre christianisme et communisme…

Ce sont ceux-là que les islamo-fascistes ont visés et assassinés. Oui, ceux qui sont tombés étaient gens de gauche ! Et ensuite, ça a été le tour des Juifs : l’Hyper casher de Vincennes. Et depuis d’autres sans distinction aucune. Et demain…

Alors, lorsque j’ai ouvert Géopolitique de la nation France d’Yves Lacoste et de Frédéric Encel, livre en deux parties avec chapitres s’entrecroisant, je ne l’ai plus lâché tant sa lecture correspondait, répondait à mon désir, à ma soif de comprendre ! Et puis il est vrai, encore des souvenirs…

Il faut dire que dans les années soixante-dix justement, Yves Lacoste avait été mon professeur à la fac de Vincennes quand je préparais une licence d’Histoire-Géo. Lui, le fondateur de la revue Hérodote nous enseignait dès le premier cours que la géographie « ça sert d’abord à faire la guerre ». Curieux, étonnés, surpris, on ouvrait grand nos oreilles. Il nous racontait les chaînes humaines, dont il était, plaquées contre les digues du fleuve rouge, au Vietnam, afin qu’elles ne cèdent pas lors des bombardements aériens américains en amont destinés à provoquer l’inondation des villages à proximité... Et puis une fois, le cours avait duré la journée afin de réaliser une expérience. Le professeur Lacoste nous avait lâchés en un point de la vallée de Chevreuse, munis de cartes d’état-major, nous fixant un point de ralliement… que certains ont fini, un peu harassés, par rejoindre à près de minuit… Quand j’allais le « taper » pour les Etudiants communistes, il donnait toujours, Yves Lacoste.

Le livre

Dans Géopolitique de la nation France, le professeur Lacoste dresse d’abord ce constat : pour certains spécialistes de science politique, la nation semble chose dépassée. D’où ses « inquiétudes qui rejoignent celles de nombreux Français ». Puis il rappelle une donnée, somme toute, fondamentale de sa méthode : « la géographie des très grands espaces et des petits territoires est en vérité indissociable de l’Histoire ». Donnée vérifiable dans « les temps longs voire très longs ; mais aussi dans les temps courts ».

Ainsi, Yves Lacoste de rappeler notamment ce fait historique des années 70 :
« De nombreux "coopérants" soviétiques avaient été envoyés depuis des années en Afghanistan pour aider au développement de ce pays qui, lui, n’avait jamais été colonisé ni un tant soit peu modernisé. Mais les quartiers construits pour les Soviétiques (surtout ceux des républiques d’Asie centrale), notamment à Hérat, furent assiégés par une révolte djihadiste, et c’est afin de dégager leurs compatriotes que l’Armée rouge envahit l’Afghanistan. Les Américains virent là une offensive stratégique vers l’océan Indien, alors que l’Armée rouge ne manifesta aucun signe de tentative en ce sens. Pour y répliquer, la CIA organisa le djihad de musulmans de tous pays contre les athées communistes et favorisa les départs, via le Pakistan, de djihadistes algériens, comme ceux d’autres combattants arabes (dont un certain Oussama Ben Laden). »

On connait la suite. Le retour au pays après que les Soviétiques se sont retirés, particulièrement en Algérie… La création de l’Etat islamique qui affirme sa stratégie après les attentats récemment perpétrés en France et en Europe que résume Lacoste, par ailleurs grand connaisseur du Maghreb, auteur d’un ouvrage sur Ibn Kaldhoun, un penseur maghrébin du XIVème siècle [1] : « cet "Etat islamique" affirme que l’islam doit l’emporter en France, puisque dans ce pays vivent plusieurs millions de musulmans et qu’ils y seraient persécutés en tant que tels. Il s’agit donc bien là d’un projet éminemment géopolitique d’une rivalité de pouvoirs quant à un territoire et cette rivalité commence à se manifester sur notre territoire. »

De la sorte, poursuit le géographe en s’attachant à l’immigration postcoloniale : « Les problèmes géopolitiques de la France ont désormais ceci d’absolument nouveau que les menaces sont internes pour une grande part et qu’elles peuvent surgir au sein de la population officiellement de nationalité française. »
Du reste, le chapitre qu’il consacre à la conquête de l’Algérie pourrait servir, me semble-t-il, pour l’enseignement dans les classes de notre pays. Poncifs, a priori, bref vérités souvent admises à gauche et chez certains anticolonialistes y sont soit réfutés soit relativisés.
Autre exemple, l’esclavage. Lacoste y revient comme l’avait fait, par exemple, Daniel Lefeuvre dans Pour en finir avec la repentance coloniale [2] : Quant à la traite des esclaves africains, avance Yves Lacoste, autre grand thème du discours anticolonialiste, on continue de passer systématiquement sous silence le fait que ce n’étaient pas des Blancs (européens ou arabes) qui capturaient les esclaves en brousse, mais des négriers africains (des rois, des chefs de tribus ou des chefs de bande) qui allaient ensuite vendre leurs captifs dans des comptoirs côtiers ou en bordure du Sahara à des commerçants européens ou arabes. Et il poursuit : « Aujourd’hui, cette "rectification" historique n’est pas jugée politiquement correcte et ne plaît guère aux dirigeants africains appartenant à des ethnies qui sont encore dominantes, celles qui, jusqu’au milieu du XIXe siècle, ont profité de la traite des esclaves, avant de souvent devenir les auxiliaires des colonisateurs. L’historien Olivier Pétré-Grenouilleau qui a publié en 2004 un grand livre très documenté sur les Traites négrières [3] a ainsi été accusé par un "collectif d’Antillais, de Guyanais, de Réunionnais" de tenir d’ "insoutenables propos révisionnistes" et a été menacé de procès, avant qu’une mise en garde de nombreux historiens réputés n’atteste de la véracité de ses travaux. »

Frédéric Encel, quant à lui, centre davantage son propos sur « les raisons d’une angoisse collective », indéniable, qui s’est peu à peu emparé d’une partie du peuple de France. Il revient sur ce qui signifie la nation, à savoir « une entité particulière par rapport aux collectifs infra ou supranationaux » et que par conséquent, « elle introduit une altérité. Comme tout type d’identité du reste ». Paraphrasant le philosophe allemand Emmanuel Levinas, il avance que la nation est à la foi « particulière et universelle ». C’est là que concernant les islamistes, le bât blesse, car, écrit-il :
« Les islamistes détestent la nation. Avant d’ajouter : Le concept même, watan en arabe, est considéré comme occidental et antimusulman. D’abord parce qu’il implique nécessairement des frontières. Or on ne répétera jamais assez pour que l’islam politique, c’est l’oumma qui constitue l’horizon tout à la fois spatial, social, politique et religieux prioritaire à atteindre. Ce concept spécifiquement islamique provient de la racine oum, la mère, et englobe en principe l’ensemble des musulmans, la "communauté des croyants", où qu’ils se trouvent. » Et de poursuivre : « Pas d’universalité dans l’oumma ; il ne concerne que les musulmans. Certes, des non-musulmans peuvent y vivre, mais en tant que citoyens de seconde zone, comme dhimmi, c’est-à-dire protégés, en réalité durement soumis à des règles sociales, fiscales, militaires et religieuses humiliantes et dévalorisantes. Encore ce statut n’est-il "accordé" qu’aux seuls peuples du Livre, entendre les chrétiens et les juifs, les athées, les animistes et les polythéistes étant pour leur part voués purement et simplement à la mort. Quant aux chiites dans toutes leurs composantes, ils y sont tout juste tolérés (mais ségrégués) sous la férule de régimes sunnites ultra-conservateurs comme l’Arabie saoudite ou nationalistes prétendument progressistes comme l’Irak de Saddam Hussein (1979-2003). Je rappelle au passage que nombre de leaders nationalistes arabes étaient chrétiens – réalité rédhibitoire pour les Frères musulmans et les wahhabites, deux branches très différentes mais majeures de l’islam politique – à l’image du cofondateur du parti nationaliste panarabe Baath, Michel Aflak, ou encore du chef marxiste palestinien Georges Habache. »
Au contraire, la nation – au sens où l’entend Encel « c’est-à-dire dans son cadre démocratique et dégagée de sa gangue chauvine et excluante – comprend et accueille tous ceux qui, nés sur le sol national ou immigrés naturalisés, souhaitent et se représentent en faire partie ; elle est universelle par essence, non pas au sens de l’altermondialisme bêlant et dogmatiquement hostile aux frontières, mais dans la mesure où elle n’exige pas d’unicité ethnique, religieuse, ou spirituelle ».

D’où sa thèse centrale, « la France a été ensanglantée pour ce qu’elle est et non pour ce qu’elle fait. »

Quand dans sa thèse de doctorat « Chère Algérie, la France et sa colonie », Daniel Lefeuvre a montré que l’Algérie, durant la période coloniale, loin d’être une source d’enrichissement pour la France (mais pas de certains français), a constitué un fardeau économique (en 1959, elle absorbe 20% du budget de l’Etat français), il y eut de vifs débats, mais personne à ma connaissance pour qualifier cet ancien militant communiste d’islamophobe !... Aussi, pourquoi en raison de divergences politiques avec Encel et Lacoste par exemple, disqualifier un travail sérieux en les qualifiant eux-mêmes d’islamo-paranoïaques ?

Le diagnostic est une chose, la médication une autre. Il se trouve que Frédéric Encel, notamment, a le courage de ses idées qui contredisent la doxa d’une large partie de la gauche… Pour mon humble part, le lecteur que je suis considère qu’Encel sous-estime la force destructrice du capitalisme mondialisé lorsqu’il affirme, par exemple, que la mondialisation ne change rien aux représentations identitaires. Il suffit d’observer la déjà ancienne implantation anglo-saxonne dans le domaine du livre, du cinéma (malgré une vraie résistance) dans la « consommation » de nos compatriotes. On est assez loin de la Bataille du Livre d’après la Seconde Guerre mondiale par exemple. Mais ceci est une autre histoire.

Par ailleurs, je ne suis pas tout à fait certain que « réenchanter la nation républicaine », au moment où les couches populaire ont été rayées de l’écran de nos très mal-nommées élites, puisse faire l’économie d’une analyse de classe un peu poussée. En d’autres termes, travailler à une perspective visant à renforcer la cohésion nationale est impossible sans les premiers intéressés, à commencer par celles et ceux, couches moyennes comprises, à qui le capitalisme triomphant impose un vrai malheur quotidien. Que la démocratie soit déceptive, rien de plus normal. Cependant qu’elle soit excluante à ce point et voici la raison des progrès fulgurants du populisme.

Disons-le, l’apport du livre de Lacoste et Encel consiste à remettre au centre une réalité historique oubliée ou décriée : la nation. Et ce, en s’attachant à un fait d’actualité majeur, lequel ne doit plus être ignoré, refoulé ou sous-évalué mais bien objet de connaissance, à savoir la situation post coloniale de notre pays et les conséquences encore inconnues de l’action du djihadisme sur le territoire national.

Fort heureusement, Yves Lacoste et Frédéric Encel ne sont pas seuls à accomplir ce travail de connaissance, et de compréhension. Ainsi, outre les travaux de l’incontournable Gilles Kepel, l’on peut citer Farhad Khosrokhavar, auteur de l’Islamisme et la mort. Le martyre révolutionnaire en Iran (l’Harmattan, 1995), de l’Islam et les jeunes (Flammarion, 1997). A son sujet, l’historien Michel Wieworka observe qu’il a « dès le début pensé que la catégorie "musulmane" était plus importante que le mot immigré. » Farhad Khosrokhavar, dont un cadre pénitentiaire dit : « il se permet un regard qui avait été autrefois systématiquement taxé d’islamophobe. » (Le Monde, 7 janvier 2017) dirige aujourd’hui l’Observatoire des radicalisations à la Maison des sciences de l’homme à Paris et a rejoint le cercle restreint des quinze chercheurs du tout nouveau Conseil de la stratégie et de la prospective du ministère de l’Intérieur.

Prendre ses responsabilités à la lumière de faits et de leur entendement, voilà à quoi participe sans conteste Géopolitique de la nation France. Donc ouvrage à lire et à faire lire.

Géopolitique de la nation France. Yves Lacoste, Frédéric Encel. 287 pages. 19€. PUF

Notes :

[1Ibn Khaldoun, naissance de l’Histoire, passé du tiers monde. 1966 Maspero. Réédité en 2009.

[2Pour en finir avec la repentance coloniale. Daniel Lefeuvre. Flammarion (2006), champs actuels, 2008. Voir l’article d’Éric Le-Lann sur le site La Faute à Diderot.

[3Les Traites négrières. Essai d’histoire globale, Paris, Gallimard, 2004.


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