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"La Prophétie d’Abouna" : un roman kurde ?
Par Lucien Wasselin


Que connaît-on ici de l’identité kurde ? Et de la littérature kurde ? Peu de choses sans doute, en dehors de quelques clichés et de rares bribes d’information parvenues jusqu’à nos oreilles saturées… Un petit détour est donc nécessaire avant d’aborder La Prophétie d’Abouna de Fawaz Hussain… Retour donc aux deux questions. De la première notion, que les Kurdes constituent un peuple sans pays. Outre une diaspora non négligeable, les Kurdes sont dispersés dans quatre pays jaloux de leurs frontières : on les trouve en Irak, en Iran, en Syrie et en Turquie, à quoi il convent d’ajouter l’ex-URSS où on en trouve environ 500 000 constituant des minorités en Arménie, en Azerbaïdjan… Le Kurdistan n’est plus qu’un souvenir ! De la seconde, il faut savoir que la langue kurde n’existe pas réellement mais que trois dialectes différents (sans statuts officiels) sont parlés… ; mais que ces dialectes s’écrivent dans des alphabets différents : arabe ou latin. Aussi les Kurdes contemporains sont-ils dans leur immense majorité, incapables de lire la littérature kurde classique écrite en vieux caractères arabes. Quant à la littérature kurde contemporaine, elle se coule dans divers moules langagiers, d’autant plus que "la" langue kurde fut même parfois purement et simplement interdite ( comme en Turquie, jusqu’en 1991). Aussi La Prophétie d’Abouna se laisse difficilement cerner : écrit en français par un écrivain qui vit en France depuis 1978 ( hormis une période de 8 ans où il vit et travaille à Stockholm et en Laponie ), ce roman est révélateur de la diaspora kurde.

Le roman de Fawaz Hussain appartient au genre picaresque même s’il s’inspire largement de la biographie de l’auteur. Alors que le roman picaresque relève d’une structure faussement autobiographique, La Prophérie d’Abouna serait presque un roman autobiographique tant on retrouve des périodes de la vie de Fawaz Hussain dans les trois parties de l’ouvrage. Le personnage arrive de Syrie à Paris en 1978 pour suivre des études de lettres modernes à la Sorbonne, où il soutient une thèse de doctorat en 1988 ; tout comme l’auteur. De 1993 à 2000, il vit en Suède où il enseigne à l’Institut français de Stockhom et à l’Université de Luleå ; là encore, tout comme l’auteur. Le roman s’arrêtant au retour à Paris, la ressemblance entre Fawaz Hussain et son personnage s’arrête là et la biographie connue de l’auteur ne permet pas d’identifier les éléments de sa vie aux diverses péripéties vécues par son "héros" Mohamed, qui deviendra Momo avant de se transformer en Eugène Rastignac…

Dans ce livre, Fawaz Hussain raconte par le biais de son personnage son exil en Europe (en France essentiellement), depuis son départ de Syrie : descriptions et commentaires alternent. La caractéristique du roman est l’humour. Et la lucidité, quitte parfois à ce que le propos paraisse outrancier. Humour dès le premier chapitre lors de l’arrivée à l’aéroport : on sent la dérision, la distance adoptée par rapport à ce que l’auteur a vécu mais le lecteur remarque le regard aigu que porte Hussain sur l’oppression des Kurdes dans les pays où ils vivent, sur le racisme ordinaire des Français, sur les touristes arnaqués par des marchands peu scrupuleux à Alep, sur les moeurs des Français(e)s… Mais c’est aussi le regard naïf d’un jeune Kurde, campagnard et optimiste, qui pense que le pays des droits de l’homme et de la grande littérature n’attend que lui et saura se montrer accueillant. La lucidité naît rapidement du désenchantement qui remplace la naïveté : tracasseries administratives, individualisme des uns et des autres, petits boulots pour survivre, exploitation de la misère des immigrants par les bourgeois qui louent sans vergogne des "chambres" minuscules…, tout est décrit parfaitement. Le lecteur averti n’apprendra dans doute pas grand-chose mais l’humour de l’auteur est communicatif et la critique sociale répétée n’est pas inutile. L’épisode suédois (la deuxième partie du roman) est l’occasion d’une satire des outrances d’un certain féminisme en même temps que d’une démystification de la vision angélique du modèle scandinave… Mais ce ne sont là que quelques exemples !

On le voit, les éléments du roman picaresque sont largement réunis. Le héros est un personnage social quelconque, ses efforts pour s’intégrer débouchent souvent sur l’échec, le pessimisme est là, même s’il est relativisé par un humour qui débouche occasionnellement sur un certain optimisme… La fin est significative de l’ambiguité du roman ; le dernier paragraphe laisse le lecteur dans l’expectative et la dernière phrase , " Je m’écroulai sur mon lit et dormis comme un bébé repu d’aspirine et de café. ", laisse planer le doute. Mohamed/Eugène va-t-il réellement repartir dans cette Mésopotamie mythique qui ne l’a jamais quitté (et pour y faire quoi ? ) ou va-t-il consacrer ses efforts " à abattre des montagnes " (et quelles montagnes ? ) dans cette France où il vient de revenir ? Cette fin est pour le moins sibylline : ce rêve est-il une promesse qui ne sera jamais tenue ou un projet qui se réalisera ? Car les illusions sont définitivement mortes.

Il faudrait encore souligner l’aspect fantastique ( d’une grande légèreté ) du roman avec cette apparition récurrente d’Abouna avec sa longue robe noire de prêtre oriental, ses chaussettes noires, etc. Souligner aussi que l’évolution politique de Mohamed/Eugène n’est pas nette : si dès le début, le regard porté sur certains gauchistes est caustique, l’anti-communisme qui teinte les réflexions du personnage semble être une concession à l’air du temps ( pour rendre le roman acceptable ? ), les réflexions finales sur l’effondrement du communisme institutionnel ( " Depuis l’implosion de l’Union soviétique et la chute du mur de Berlin, l’affairisme sauvage et la montée des intégrismes de tous bords y [au Proche-Orient] faisaient des ravages. " ) ou sur l’intégration des Kurdes dans le monde occidental ( " Leur sort [aux Kurdes] était en somme celui d’une communauté diasporique qui s’enlisait dans les préoccupations du présent et de l’affairisme sauvage. " ) restent bien fragiles même si elles ne manquent pas de clairvoyance.

Alors, La Prophétie d’Oubana, un bon roman populaire ? Sans doute. Un roman qui fait le point sur des réalités occultées ou que la grande presse a tendance à amoindrir ? Certes. Mais un roman qui ne fait pas oublier les souffrances du peuple kurde, ni Leyla Zana ( condamnée en 2008 à 10 ans de prison pour propos favorables au PKK ), ni Abdullah Öcalan, ( "leader" du PKK, arrêté au Kenya en 1999 par des agents turcs aidés probablement par les services US et kenyans…).

Fawaz Hussain, La Prophétie d’Abouna. Ginkgo éditeur, 254 pages, 15 €.


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