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Traquenoir, d’Ed Lacy
Philippe Pivion conseille de ne pas louper ce roman noir préfacé par Roger Martin

J’ai eu le bonheur, voici quelques années d’entendre Roger Martin présenter une conférence sur le roman noir américain dans une petite ville des Bouches du Rhône. Je n’étais pas particulièrement sensible à ce genre de prose, mais l’occasion était là, j’y ai donc assisté. Roger Martin connait sur le bout des doigts la civilisation et la littérature américaines, notamment celle dite du Roman noir. Avec sa faconde, ses pirouettes verbales, ses convictions, il a su passionner son auditoire. Et il m’a captivé. J’ai appris une foule de choses et sitôt la clôture de la conférence, afin de me déniaiser en quelque sorte, je me précipitais dans la lecture de Moisson rouge de Dashiell Hammett.

Alors, quand l’éditeur m’a expédié Traquenoir d’Ed Lacy, je m’y suis immédiatement plongé. Comme par hasard, la traduction est du même Roger Martin et la préface itou. J’étais en pays de connaissance.

Quelques mots sur l’auteur : Ed Lacy, de son vrai nom Leonard Zinberg est une espèce de Sammy Davis junior à qui l’on prêtait les propos « je suis noir, juif et borgne… », Zinberg est juif non croyant, communiste et marié à une noire. Nous sommes dans les années 40-60. Il sera victime du Maccarthysme et ne pourra publier sous son nom. Il utilisera les pseudonymes Russel Turner et Steve April. Roger Martin souligne dans la préface qu’avec Ed Lacy « la chasse aux sorcière, le racisme anti-noir, anti-indien, ou anti-hispanique, le culte de la virilité et des armes, la misogynie institutionnalisée, la corruption du monde de la boxe, la violence pour la violence se retrouvent stigmatisés dans tous ses titres. » Et c’est vrai que la patte d’Ed Lacy est loin de celle des « grands » auteurs de polars où les baquets d’hémoglobine fuient de partout, où les femmes sont là pour leurs appâts et passer à la casserole, où pour ne pas s’ennuyer, il y a un crime toutes les 30 pages, et bien sûr tout cela baignant dans le conformisme intellectuel, social et politique le plus affligeant.

Traquenoir de son titre américain, Booted and Spurred (Avec bottes et éperons, incompréhensible en français) a été rebaptisé par l’éditeur en 1957, Room to Swing (de la place pour bouger, tout aussi incompréhensible pour le lecteur français) est l’histoire de deux traques. Celle d’un homme qui a échappé à la justice, puis celle d’un détective privé, noir, accusé à tort d’assassinat. Ce héros, Toussaint Marcus Moore est baraqué, un tantinet susceptible, ne picole pas, fume une bouffarde et est très noir de peau.

L’auteur a un style épuré, très souple qui permet au lecteur d’être dans l’histoire sans lui permettre de la quitter. La psychologie des personnages est affirmée, complexe, elle surprend parfois le lecteur. Le héros s’interroge, pose ses réflexions, ses doutes, sans que cela ne perturbe la narration. Très vite la question du racisme nous bouscule. Le héros ne peut pas déjeuner dans le restaurant réservé aux blancs, il ne peut pas téléphoner de n’importe où, il doit choisir un lieu qui l’accepte. Il s’interroge en montant dans un bus s’il doit aller au fond ou s’asseoir à la première place venue. Tout cela donne une épaisseur au livre et l’on en sort pas forcément indemne. Un moment poignant est le moment de la découverte par le héros d’une vieille dame qui n’a pas payé les dernières échéances de son frigo. Je vous laisse le soin de la découvrir, c’est du grand art.

La question sociale explose tout naturellement et bien que le livre ait plus de 65 ans, il reste d’une vigueur et d’une actualité effarante. La description du montage d’un show de téléréalité mérite le détour, et, précurseur, l’auteur, Ed Lacy, en dénonce les arcanes et les objectifs dès 1957, notamment le rôle d’indic que l’émission veut faire jouer aux téléspectateurs.

Enfin, précisons que les annotations du traducteur permettent au lecteur de s’y retrouver, de comprendre les subtilités langagières et comportementales.
Vous l’avez compris, un livre remarquable que je ne conseille pas pour les vacances, il faut vous emparer dès maintenant pour ne pas sombrer dans les faux romans noirs américains, nordiques ou français. A ne pas louper.

Traquenoir, d’Ed Lacy, traduit et préfacé par Roger Martin, Le Canoë, 298 p., 18 €.


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