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Sur les toits d’Innsbruck
Entretien avec Valère Staraselski avec Matthieu Guérin à l’occasion de la sortie de son dernier roman.

L’année 2015 a été décrétée année du climat et la 21ème Conférence mondiale sur le réchauffement climatique se tiendra à Paris à la fin de l’année. Et vous faites paraître un roman dont l’action se déroule dans les Alpes autrichiennes. Même si ce texte dépasse la simple réflexion écologique, il s’agit d’un fabuleux roman sur la nature. Choix délibéré ?

Non, non. Dans la presse, à la radio, je suis comme tout un chacun, l’actualité, mais l’écriture de Sur les toits d’Innsbruck a commencé bien avant que tout ça, cette conférence sur le climat, se mette en place. En fait, il y a longtemps que je m’inquiète du mauvais état de notre planète. Davantage que les blessures qu’on lui inflige, ce sont les conditions matérielles de toute vie sur Terre qui sont en cause. C’est évident.
Dans mon premier roman – Dans la folie d’une colère très juste – paru en 1990, le personnage principal se plaint de l’odeur des gaz automobiles devant le bâtiment de la Comédie française…

J’ai grandi à la campagne et la nature est restée pour moi comme une mère nourricière. Dès que j’en ai l’occasion, je m’en vais marcher dans les bois, les champs, les chemins… J’ai aussi toujours suivi l’actualité écologique même si je n’ai jamais fait confiance aux politiques qui se réclament de l’écologie puisqu’ils ont été incapables d’obtenir de véritables résultats.

Dès les premiers symptômes du réchauffement climatique, j’ai pris les choses au sérieux. En tant que rédacteur en chef d’un mensuel qui tirait à plus de 300 000 exemplaires, et contre l’avis de mes collègues, j’ai traité la question. Nous étions en 1997, 1998…

Vous dites que les responsables écologiques n’ont pas de résultats. Ils alertent pourtant…

Il y a eu René Dumont, ingénieur agronome. Plus près de nous, le premier à nous prévenir sur le réchauffement a été Jean Jouzel, climatologue et glaciologue, il y a le travail énorme de Nicolas Hulot. Et ce ne sont pas d’abord des politiques… Heureusement, la prise de conscience écologique progresse dans la société, à l’école, mais les mesures politiques ne suivent pas. On se focalise essentiellement sur le nucléaire alors que l’on compte sept millions de morts par pollution de l’air en 2012 ! Et combien depuis cette date ?...

Mais, d’après vous, pourquoi, pour quelle raison, cette absence de résultats tangibles dans un domaine aussi crucial ?

Parce que la plupart des responsables politiques ne veulent pas ou ne parviennent pas à remettre en cause la source essentielle de la destruction en marche. Ni à proposer et emporter l’adhésion sur un nouveau modèle d’organisation humain. On ne peut plus accuser le productivisme des pays socialistes, il n’y en a plus ! Depuis plus de trente ans, le capitalisme est tout puissant sur terre, il organise notre vie de manière totalisante. Et plus destructeur que le capitalisme livré à lui-même, sauvage ou libéré, il y a pas !

Ce qui caractérise nos sociétés – à l’exception de certains pays d’Amérique Latine ou comme l’Autriche – c’est à mon sens, ainsi que le rappelle Jean-Claude Michéa, le passage d’un capitalisme restreint à un capitalisme généralisé. Et ce phénomène a des conséquences immédiates dans tous les domaines de notre existence : la régression des comportements est quasi-générale.

Oui, d’ailleurs à vous lire, on a la nette impression que Régis Debray dans Le mythe contemporain, avait raison d’écrire : « un pays devenu ingouvernable est d’abord un pays devenu inhabitable et la dégradation des sols annonce celle des comportements ».

C’est exactement ça !

Du reste, vous n’y allez pas de main morte sur les comportements de vos concitoyens !

Oui, le personnage principal de Sur les toits d’Innsbruck ne supporte plus mais alors plus du tout ce que sont devenus ses compatriotes dans la mesure où ils subissent et acceptent de fait la société de consommation comme indépassable et le capitalisme comme fait social global. La concurrence de tous contre tous, l’appât du gain, le consumérisme amorphe ou effréné, le tout à l’ego, traduisant un appauvrissement moral et intellectuel considérable. Adam Smith, un des pères fondateurs du libéralisme, avait prévenu.

Dans sa Théorie des sentiments moraux, il écrit : « Tels sont les inconvénients de l’esprit commercial. Les intelligences se rétrécissent, l’élévation d’esprit devient impossible. L’instruction est méprisée, ou du moins négligée, et il s’en faut de peu que l’esprit d’héroïsme ne s’éteigne tout à fait ». Et il ajoute : « Il importerait hautement de réfléchir aux moyens de remédier à ces défauts ». On trouve des lignes de Tocqueville similaires sur la question.

Il faut savoir, par exemple, que l’industrie publicitaire est devenue le deuxième poste de dépense au monde après l’armement. L’accumulation illimitée du capital qu’évoquait Rosa Luxembourg est à l’œuvre comme jamais elle ne l’a été. Tant que les peuples approuveront cet horizon comme indépassable, la destruction massive suivra son cours. Dans le domaine moral également où l’on voit, par exemple, ceux qui, frustrés de ne pouvoir accéder au Dieu Argent, se rabattent sur le Dieu substrat de leur culture, trop souvent Dieu de violence et de fanatisme ! C’est un fait tangible que la question du sens est évacuée par le Marché.
Souvenons-nous du Manifeste communiste de Marx :

« Elle (la bourgeoise) a noyé l’extase religieuse, l’enthousiasme chevaleresque, la sentimentalité du petit bourgeois dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange, elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce. »

Donc, pour vous, si je comprends bien, le capitalisme généralisé serait la cause de tous nos maux ?

Je dirai que le principe d’illimitation qui a constitué le capitalisme est mortel. Et qu’autrefois, l’existence des valeurs religieuses puis au XXème siècle l’existence d’un camp socialiste, l’éducation pour tous, restreignaient d’une certaine manière la folle marche destructrice du capitalisme.

Et je ne vois guère aujourd’hui, je parle de l’Europe, en dépit des efforts, des recherches de solutions politiques, guère que le chef de l’Église catholique, romaine et apostolique pour opposer une réponse globale, cohérente au capitalisme destructeur !

La seule opposition pensée, argumentée, humaniste, politique en un mot, aux germes de mort que la généralisation de l’esprit du capitalisme aux secteurs non marchands de la société, vient du pape François. C’est un fait, il suffit de lire et de comparer…

Mais la gauche radicale ?

Elle n’a pas intégrée, me semble t-il, que la dynamique aveugle de l’économie capitaliste touchait tous les secteurs et que la réponse devait être globale, c’est-à-dire culturelle aussi. Cela étant, c’est mon camp et même en désaccord avec le chemin pris, certaines positions qui relèvent selon moi d’un Gauchisme culturel, je continuerai d’œuvrer selon mes convictions. Et puis, la politique consiste aussi à se doter des moyens de sa politique sinon on en reste à du discours…

Avec ce dernier roman, vous célébrez tellement la vie qu’on pourrait vous qualifier enfin avancer l’idée que vous êtes l’anti-Houellebecq en quelque sorte…

Oh, ce serait lui faire un bien grand honneur… Ne croyez-vous pas ? Il y a un entretien qu’il a republié en volume et qui avait paru dans l’Humanité sur Les Particules élémentaires qui nous avait réunis. A l’époque, il se disait communiste… Non, la littérature pour moi ne peut pas se résumer à du constat et encore moins à du marketing. La littérature n’est pas de la sociologie, ce que sont les livres de Houellebecq. De mon point de vue, la littérature ne sert pas à montrer ce qu’on peut voir sans elle. Et puis, il n’y a aucun pauvre dans ses ouvrages, des classes moyennes et des riches... Au contraire de Jacques Rancière pour qui l’art a cessé d’être une promesse, je pense que l’art est le lieu de la promesse en même temps que celui du dépassement par excellence ! C’est ainsi que comme le disait Aragon « L’art est l’être qui entraîne le savoir au-delà de l’avoir ». L’art est un mouvement vers la vie, de la vie, l’art relève du train de vie contre le train de mort. Or, Houellebecq comme ceux qui le promotionnent à longueur de pages, d’auteurs etc., ce qui finira pas être contre-productif pour ses écrits, ont renoncé ou plus exactement n’ont jamais été dans le désir d’émancipation du genre humain, de la tyrannie du principe d’illimitation du capital. Ils n’y songent même pas. Leur seule réaction est…réactionnaire, dépressive, conformiste. Quand j’assiste à ce théâtre, je songe à la réponse que donnait Céline (écrivain dont le fond de l’œuvre ressort du moralisme) à une question (c’était la télévision) portant sur les reproches de l’écrivain aux Français. L’auteur du Voyage disait que ce qu’il leur reprochait, c’était d’être lourds, trop lourds. Voilà, pour moi, Houellebecq et tout ce qu’il y a autour, c’est lourd, trop lourd… Dieu merci, la vraie littérature est ailleurs !

La place des animaux dans votre roman est constante. Déjà dans Le Maître du jardin, vous opposiez la Fontaine à Descartes : le poète défendant l’idée que les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité et d’intelligence contre le philosophe affirmant qu’ils ne sont que des machines, comparables à des horloges…

Oui, notamment avec l’industrialisation du secteur alimentaire, de l’élevage, le mal, les souffrances qu’on inflige aux animaux sont insupportables ! Intolérables ! Scandaleuses ! Si j’ai choisi l’Autriche pour ce roman, c’est d’abord … parce qu’il s’agit d’un des endroits où le bétail est le mieux traité. Et ensuite parce que, protégé peut-être par ses montagnes, ce pays se débrouille pour marier modernité et tradition. Et cela me paraît essentiel.

Pour le cinéaste Pasolini, être progressiste supposait d’être également conservateur. Claude Simon, prix Nobel de littérature, a écrit un texte crucial là-dessus : Tradition et révolution. Les animaux en batterie, c’est le contraire du progrès, c’est une honte qui relève de la barbarie !... Ecoutons Elias Canetti : « Tu ne comptes pas un seul ami parmi les animaux. Et tu appelles ça vivre ? »

Dans ce roman comme dans tous vos romans, il y a la présence du christianisme… Pourquoi ?

C’est notre substrat. Comme Pierre Michon, je suis bien conscient « que tout notre art d’Occident sort du creuset catholique ». En ces temps de bouleversement, d’éradication des valeurs humanistes, le christianisme demeure le substrat de la part civilisée de notre société. J’avais rencontré Bernard Maris lors d’une soirée chez Anne Marie et Olivier Mitterrand où il m’avait exposé la thèse contenue dans son livre Marx, Ô Marx pourquoi nous as-tu abandonné ? A savoir que « le communisme est un christianisme sur ses pieds ». C’était chaleureux et passionnant. Dans cet ouvrage, il écrit notamment que « le libéralisme est le monde de la bestialité » et aussi : « s’il est une chose qui devrait nous conforter dans notre marxisme, c’est l’incroyable production de laideur dont a été capable le capitalisme, comme jamais aucun autre système, sans doute parce qu’il a la capacité de construire et de détruire à grande échelle. S’il est vrai, comme le disait Marx, que le développement des forces productives conduirait à un monde d’une laideur croissante, proportionnellement à la dégradation d’un prolétariat devenant de plus en plus inhumain, reconnaissons que le premier terme de la proposition est vrai : des villes transformées en centres commerciaux, des collines en bidonvilles, des côtes en béton, et des océans en dépôts d’ordures, tout cela ne relève pas d’un grand sens esthétique. »

Sur la tuerie à Charlie-hebdo et ses suites…

Il se trouve que je connaissais personnellement Charb, que j’avais à diverses occasions rencontré les autres, que j’avais organisé la venue de Cabu à la fête de l’Huma, demandé des dessins à Wolinski pour les étudiants communistes de l’Université Paris VIII Vincennes, des dessins à Tignous et à Charb pour les éditions Bérénice. Tout cela réalisé par eux gratuitement, de manière militante. Bon, avec Charb on a travaillé pour le journal du CE d’EDF-GDF, la CCAS… Il était jeune, il avait à peine trente ans. Je l’avais fait venir au festival des jeunes agents des industries électrique et gazière à Soulac. Il acceptait de refaire les dessins…

Et je peux dire, personne ne relève les portraits de Staline dans son bureau, qu’il était, qu’il se définissait comme communiste. Du reste, après Charlie-hebdo, son journal de prédilection était bien évidemment l’Humanité pour lequel il travaillait régulièrement. A la fin, il avait affaire à la régression culturelle et politique de notre pays : « C’est très difficile de jongler avec le second degré, dans un monde où tout est pris au premier. » disait-il. Je n’étais pas d’accord avec l’étron sur le drapeau français, je trouvais ça absolument gratuit… Aujourd’hui, il s’agit de défendre en bloc la liberté d’expression si consubstantielle à notre pays. Et de travailler à élever les consciences. Et de ce point de vue, le roman demeure une arme, une arme toute pacifique, dans cette guerre pour la civilisation. Alors, au travail…

Entretien réalisé le dimanche 11 janvier 2015 à Paris.

Sur les toits d’Innsbruck, Cherche midi éditeur, 125p


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