Aujourd'hui, nous sommes le :
Page d'accueil » Idées » Philosophie, anthropologie... » Sur la pensée marxiste
Version imprimable de cet article Version imprimable
Sur la pensée marxiste
Un texte de Louis Althusser

Note de l’IMEC. Rédigé et dactylographié en juillet 1982, ce texte comportait à l’origine deux indications manuscrites de Louis Althusser : son titre « Sur la pensée marxiste » et la mention « Définitif ». Entreprenant à l’automne 1982 la rédaction d’un livre de « bilan théorique », Louis Althusser décide alors d’en faire le chapitre XI, rayant son titre par la même occasion. Outre des modifications de détail, il introduit deux modifications importantes : il ajoute un long développement sur les « Thèses sur Feuerbach » et remplace les six dernières pages par une brève transition vers les chapitres suivants. Conservant les analyses rajoutées et les dernières corrections, nous restituons le développement supprimé par Louis Althusser, publiant ainsi la fin du texte dans sa version initiale. Ces rajouts sont signalés dans le corps du texte et les documents d’archives qui ont servi à la présente édition de « Sur la pensée marxiste » sont consultables au Fonds Althusser de l’IMEC.

« Dixi et salvavi animam meam ». C’est par ce latin de confession d’Eglise que Marx clôt sa Critique du Programme de Gotha (1875). On connaît l’affaire. Le mouvement ouvrier allemand (advenu) était alors divisé entre un parti marxiste, celui de Liebknecht et Bebel et le parti de Lassalle. A Gotha, il s’agissait d’un Congrès de fusion politique. On s’y réunit donc entre dirigeants et on passe accord sur le texte d’un Programme. A l’insu de Marx. Mais l’affaire ne pouvait guère rester secrète. Marx fut rapidement en possession du texte, et alors une grande colère, celle des grands jours de tempête, le prit à la gorge. C’est qu’on avait trahi, dans des définitions erronées, depuis longtemps critiquées, les définitions de base les plus élémentaires du marxisme : la richesse, le travail, et l’Etat même... D’une plume vengeresse, Marx reprit chacune des bourdes théoriques et remit les choses en leur place, sur le papier. Mais il ne publia pas son texte de critiques. C’est ce qui explique le « dixi et salvavi animam meam ». Car il avait parlé seulement pour parler, dans sa solitude. Il ne publia pas son texte non seulement parce que le parti y était opposé (et il faudra quinze ans de ruse d’Engels pour que ce texte paraisse en contrebande), mais parce que, contresens ou malentendu historique qui ne paraît pas, comme s’ils étaient ses interlocuteurs « naturels », lui faire problème !, les « journalistes » bourgeois, avant tout, et jusqu’aux ouvriers, s’abusèrent au point de prendre le texte de Gotha « pour un texte communiste » ! Si l’histoire se met à avancer par ce genre de malentendus sur la chose même, il n’y a qu’à baisser les bras et laisser faire son étrange dialectique inattendue. « Dixi et salvavi animam mean » a aussi ce sens. Quoi qu’il arrive, même le meilleur, j’aurai fait mon devoir et libéré mon âme de colère, dût mon texte rester dans mon tiroir.

Etrange conception de la direction politique chez un dirigeant aussi incontesté que Marx. Engels d’ailleurs était d’accord. N’explique-t-il pas à Bebel, dans une lettre, Marx mort, que « ni Marx ni moi-même ne sommes jamais intervenus dans les affaires politiques du parti, seulement et uniquement pour redresser des erreurs théoriques ». D’un côté donc la politique, de l’autre la théorie. La politique c’est l’affaire exclusive du parti, la théorie revient aux théoriciens. Etrange division du travail chez les théoriciens de l’union de la théorie et de la pratique. C’est ainsi. Pas question de s’indigner, mais de comprendre. Et comprendre ces lapsus, ces symptômes, c’est entrer dans la logique d’une réalité monstrueuse d’évidence et d’aberration qui s’appelle depuis longtemps la pensée marxiste ou « la pensée de Marx et d’Engels ». Combien de fois avons-nous employé ce terme sans l’interroger sur sa raison d’être ! Quand nous revenons aujourd’hui et sur lui et sur les petites phrases symptômes de la correspondance, la honte nous monte au visage. Comment a-t-on pu énoncer des formules qui charriaient de pareilles bêtises en ayant l’impression d’éclairer la chose même ?

Pour y voir clair, il nous faut toute une analyse de la pensée de Marx et d’Engels, sur l’histoire de sa constitution, sur son rapport avec l’histoire du mouvement ouvrier et plus précisément sur les aberrations philosophiques qui lui servent de caution.

Mais cette histoire, il faut, comme toutes les histoires, même succinctement, la raconter. Qu’on me pardonne donc ce récit recommencé triplement.

L’histoire commence en 1841. Lorsqu’il parut, éclatant de jeunesse, dans les cercles néo-hégéliens de Berlin, ce qui frappa tout le monde chez ce jeune barbu de Marx à la fière tignasse, c’était le regard qui dénotait le « génie », le « génie philosophique ». Il écrasait tout le monde de sa science et de la sûreté de son érudition, et aussi de la fière assurance de ses affirmations. On ne le discutait pas. Engels devait dire, se rappelant le temps de l’Emerveillement : « lui seul était un génie », « nous étions tout au plus des talents ». Le génie est le génie, cela ne s’explique pas, ça se constate tout au plus. Que ce génie soit de surcroît philosophique, cela certes s’explique par le travail acharné conduit depuis des années dans l’étude de toute l’histoire de la philosophie, d’Epicure à Hegel en passant par Kant, Rousseau, et en finissant par Feuerbach. Qu’est-ce alors pour Marx que la philosophie ? En un mot la science de la contradiction. Ceux qui le comprirent le mieux furent Hegel et aussi Feuerbach, et c’est pourquoi il n’est pas de philosophie sans la lecture de la Grande Logique ou des paragraphes fameux de la Philosophie du Droit, et de l’Essence du Christianisme. Marx possédait tout cela sur le bout du doigt, mieux que Feuerbach, mieux que Stirner, et c’est pourquoi il était le plus grand. IL SAVAIT. Il savait pour tous, et à tous sa science servait de caution, de garant, et de garantie. Si la philosophie est la science de la contradiction, elle est aussi la théorie de la garantie qu’elle l’est bien et qu’il suffit de s’y confier pour comprendre l’essence cachée des choses.

Tout fier qu’il fût, Marx s’était affilié aux ligues des émigrés allemands à Paris puis à Londres, dernièrement à la Ligue des Justes puis des Communistes. Il devait y filer doux car il y rencontrait des artisans émigrés révolutionnaires, de vieux combattants barbus sans illusion pour qui la philosophie était de la belle graine, mais qui ne pesait pas lourd dans les luttes de classes. Ils avaient la chance de compter parmi eux le plus grand philosophe de ce temps : tant mieux. On allait le mettre au travail en lui passant commande d’un projet de Manifeste politique pour regrouper dans un parti les ouvriers qui sentaient déjà souffler le grand vent de 1848 sur l’Europe de la Sainte Alliance. On passa donc commande à Engels et Marx conjointement, et Marx prit date, mais comme il ne tenait pas promesse, la Ligue s’impatientait et Marx dut à la fin de 1847 se résoudre à jeter sur le papier en grande hâte les thèses du dit Manifeste. Toute l’histoire qui suit réside dans le malentendu fabuleux de ces thèses.

Comme elles sont toutes philosophiques, il n’est pas difficile de les résumer sous quelques principes de base.

Principe 1- L’histoire est tout entière l’histoire de la lutte des classes, opposant les détenteurs provisoires (petits propriétaires à Athènes, grands fonciers à Rome, « hommes aux écus » maintenant) des moyens de production de l’époque, aux simples producteurs, esclaves, petits paysans exploités, propriétaires dépossédés. Classe contre classe. Primat donc des classes sur la lutte des classes. L’histoire avance ainsi, la lutte en étant le « moteur ».

Principe II - C’est la contradiction qui est le principe et le « moteur » de la lutte, l’essence de la lutte. Une classe ne lutte contre une autre qu’animée par la contradiction, et c’est la contradiction qui, dans son « développement », fait avancer l’histoire, la fait passer d’une forme à une autre, supérieure, et en particulier finit par la conduire jusqu’à la Forme dominante actuelle, la Forme de la contradiction entre la classe capitaliste, détentrice des modernes moyens de production, et la classe prolétarienne, dénuée de tout, dernier antagonisme, après quoi le communisme (sic).

Principe III - Toute contradiction, motrice de son développement, contient en elle le principe de son dépassement, de sa négation et de la réconciliation entre ses termes contraires. C’est le fameux principe de l’Aufhebung hégélien, la négation de la négation qui promet théoriquement et infailliblement la Fin de l’histoire, la réconciliation universelle des contraires, au terme du développement des formes de la dialectique historique.

Principe IV. C’est par la négation que l’histoire avance. Si elle se fait, c’est par le « mauvais côté », par la classe négative, la dominée, et non par la classe positive, la dominante, par les exploités et non par les exploiteurs, aujourd’hui par les prolétaires et non par les capitalistes.

Principe V - Il suffit pour cela que la classe négative s’unisse dans sa condition négative, qu’elle se constitue de classe en soi (négative de fait) en classe pour soi (négative de droit). Par cette négation elle ronge et décompose tout le système de domination de la classe dominante, elle en détruit les institutions, l’Etat, la famille, la religion, elle en nie les idées, et range les hommes dans deux camps où la lutte des idées devient possible comme lutte de classes. C’est dans cette lutte idéologique de classe que le prolétariat prend conscience de soi et de sa mission, se constitue en classe, et que la classe capitaliste pressent la fin imminente de son règne. (Gramsci rêvait de ce texte auquel il prêtait un sens « gnoséologique » fabuleux et faux).

Principe VI - Le terme de ce processus contradictoire et négatif, du primat des classes sur leur lutte, du primat du négatif sur le positif (la négativité), c’est la fin de l’Histoire, la Révolution, le grand Renversement du Non dans le Oui, le triomphe des exploités sur les exploiteurs, la fin de l’Etat, le prolétariat devenu lui-même l’Etat et son idéologie l’idéologie dominante. Fin de l’Etat, fin de l’idéologie, fin de la famille bourgeoise, fin de la morale et de la religion, c’est alors dimanche tous les jours, et le règne de la « paresse », que célébrera un jour Lafargue, qui était sérieux, commence pour tous les travailleurs manuels et intellectuels.

Voilà comment le « travail du négatif » débouche sur la Révolution qu’annonce comme une évidence le Manifeste de 1847-1848. Sachons que ce texte passa complètement inaperçu dans la tempête des révolution de 1847-1848, mais qu’il en reste quelque chose du moins : ce texte même dans les archives et la mémoire du parti socialiste allemand.
Il en resta aussi qu’il était l’oeuvre commune des communistes de 1847, et de Marx qui l’avait écrit, et d’Engels qui en avait auparavant rédigé plusieurs variantes puisque ce tordu de Marx ne s’y mettait pas. (On connaît au moins de la plume d’Engels le « catéchisme communiste » qui est clair comme de l’eau de source). Cette conjonction est à l’origine de la plus belle et de la plus scandaleuse histoire du siècle : l’histoire de la pensée de Marx et d’Engels, ces deux hommes qui surent se mettre à deux pour avoir une pensée et passèrent leur vie à la développer, à l’illustrer et à la prouver, dans de gigantesques ouvrages qui s’appellent la Critique de l’Economie politique, Le Capital, dans la correspondance sur le Capital, L’Antidühring, Révolution et contre-révolution en Allemagne, etc.

Qu’il faille se mettre à deux pour concevoir une pensée, voilà qui renverse tous les principes de la psychologie et anticipe presque sur « l’intersubjectivité ». Qu’il faille deux vies pour développer une pensée, voilà qui inaugure une nouvelle forme de la division du travail qui renverse toute la théorie marxiste de la question. C’est pourtant par là qu’il faut passer pour comprendre cette épopée des temps modernes qui aboutit à ce qui, pour jamais ( ?), s’appelle la pensée marxiste, pensée de Marx et Engels, le matérialisme dialectique.

Mais là encore, pour comprendre, il faut encore raconter l’histoire, comme aux enfants on la raconte derechef. Il était une fois...
Oui, il était une fois, dans les années 1840, deux jeunes étudiants allemands.

L’un s’appelait Karl Marx, il était fils d’un avocat libéral rhénan, juif converti, de Trèves, fils d’une longue série de rabbins et d’une merveilleuse mère légèrement abusive, fille de l’aristocratie locale, belle comme la nuit. Lui, Engels, était le fils d’industriels du textile rhénan qui possédaient des usines un peu partout en Europe occidentale, dont une grande à Manchester. Ils firent tous deux leurs études de droit, et Marx des études d’histoire et de philosophie à Berlin. Là ils firent connaissance au DoktorKlub et dans les cercles de ces « Jeunes hégéliens », qui buvaient le soir les grandes chopes de bière en chantant et en rêvant à l’accession au trône de Frédéric-Guillaume, l’héritier qu’on savait libéral, et à la grande Réforme de l’Etat qu’il promettait. Mais quand il fut monté sur le trône, le prince se convertit en despote et fit régner sur l’Allemagne, y compris la Rhénanie, la loi de son arbitraire. Les jeunes hégéliens devinrent ses têtes de Turc, il fit revenir le vieux philosophe réactionnaire Schelling à Berlin pour que l’Ordre y règne, et la philosophie fut remise au pas, sauf celle de Gans, qui, protégée par l’âge et le savoir, continuait la tradition libérale à l’Université. Ils allaient tous entendre Gans et c’est sans [doute] à l’un de ses cours que Marx et Engels se connurent mieux, et pour la vie !
Marx rayonnait d’intelligence philosophique. Engels l’admirait fort, bien qu’il eût, lui aussi, un grand talent rhétorique et un esprit clair et pratique sans pareil. Le temps passait ! Frédéric-Guillaume IV tenait toujours ferme au pouvoir. Marx faisait sa cour à Jenny, qu’il finit par épouser. Les parents d’Engels jugèrent qu’il en avait assez appris et décidèrent de lui confier la direction de l’usine de Manchester.

Engels fit son bagage et partit vers l’avenir. Il fut reçu à Manchester par la maîtrise de l’usine qui lui fit visiter les bâtiments de la production. Au cours de cette visite officielle, Engels remarqua une jeune fille au travail, il s’enquit, c’était une jeune ouvrière irlandaise émigrée, une O.S. nommée Mary. Engels se tut, prit congé de la réception, rentra chez lui et revint seul vers l’usine, dans la nuit, pour y rejoindre cette Mary qui lui parut encore plus belle et accepta, quand il le lui demanda, de lui refaire voir l’usine. Ils parcoururent, mais seuls, le chemin du matin, et Mary parlait. Ce qu’elle disait n’avait pas grand-chose à voir avec les commentaires de la maîtrise. Elle disait : il y a (« es gibt ») ici des hommes et des femmes qui ont été jetés à la rue, dont on a brûlé les demeures, déclôturé les terres (Faktum) et qui sont partis à pied, le ventre creux, sur les grands chemins des villes, pour y trouver de l’embauche, de quoi travailler à n’importe quel prix, pour ne pas mourir de faim. Ils sont venus jusqu’ici, ils ont trouvé la porte de l’usine ouverte, et on les y a accueillis comme des mendiants pour une bouchée de pain. Derrière les hauts murs, il y avait les donjons de la gentry industrielle locale, qui possédait tout dans l’usine et faisait régner sa loi implacable. Moi, Mary, je suis aussi venue à pied d’Irlande, c’était aussi pour trouver du travail et du pain pour ne pas mourir. Je vis seule. Vous êtes beau, mais comment se fait-il que vous soyez revenu ? Vous n’êtes pas de notre monde, vous êtes de leur monde à eux, pourquoi êtes-vous revenu ? Engels ne répondit qu’en la regardant avec tendresse, et elle comprit alors qu’il l’aimait. Pourquoi ? Peut-être pour sa beauté et son courage. Mais sait-on jamais pourquoi on aime ? Elle ne dit pas non, et ils partirent ensemble vers la ville toute enfouie dans le refuge de la nuit froide percée de lumières.

Instruit par cette expérience, Engels se mit au travail il étudia dans les livres et sur le terrain et il en fit un livre en 1845 : La situation des classes laborieuses en Angleterre, qui se terminait par la défaite du chartisme, et où l’histoire universelle se passait tout autrement que dans les schémas du Manifeste. Tout y dépendait des conditions de vie (Lebensbedingungen) et de travail (Arbeitsbedingungen), faites aux exploités, tout y remontait à la grande dépossession de l’accumulation primitive qui avait jeté ces hommes à la maison brûlée dans les rues, et dans les bras des possesseurs locaux de moyens de production. Pas question de concept, de contradiction, de négation et de négativité, de primat des classes sur la lutte, du primat du négatif sur le positif. Mais une situation de fait, résultat de tout un processus historique imprévu mais nécessaire qui avait produit cette situation de fait : des exploités aux mains des exploiteurs. Quant à la lutte, elle était aussi le résultat d’une histoire factuelle. Ils s’étaient battus pour conserver leurs terres, on les avait battus pour les en déposséder, ils avaient perdu, ils s’étaient réembauchés dans l’esclavage de la production et résistaient comme ils pouvaient, le dos au mur, jour après jour, dans la fraternité de la solidarité des exploités, mais seuls au monde en face de la police ouvrière du patronat et de son diktat. La seule chose qu’ils y avaient comprise est qu’on ne lutte pas seul, mais qu’il faut s’unir pour se donner une force propre à mener la lutte, faire face aux déconvenues, regrouper les combattants après une défaite et préparer l’attaque de demain. Ils y avaient même compris que l’unité de cette lutte comporte deux degrés, l’économique où la lutte se mène pour les conditions de vie et le politique où elle se mène pour le pouvoir. Ils le comprirent si bien qu’ils en firent tout seuls, sans l’aide d’aucun philosophe, sauf Owen, la philosophie pratique de la constitution du syndicat et du parti chartiste qui inspirèrent sa première grande terreur à la bourgeoisie anglaise. Que le chartisme fût défait est une autre histoire mais, Engels tira lui aussi la leçon de ce qu’il avait pu observer grâce à Mary : qu’il y a bien une philosophie à l’oeuvre dans l’histoire mais une philosophie sans philosophie, sans concept ni contradiction et qu’elle agit au niveau de la nécessité des faits positifs et non au niveau du négatif ou des principes du concept, qu’elle se fout de la contradiction et de la Fin de l’Histoire, qu’elle se fout même de la Révolution comme de la négativité et du grand renversement, qu’elle est pratique, qu’en elle règne le primat de la pratique et de l’association des hommes sur la théorie et l’autonomie stinérienne égoïste de l’individu, bref qu’il y a du vrai dans le Manifeste mais que tout y est faux car à l’envers, et que pour atteindre la vérité, il faut penser autrement.

Tout cela était en pointillé ou en plein dans le livre d’Engels. Il parut en 1845 à Barmen, fut salué et oublié : après tout, pensait Marx, l’Angleterre est l’Angleterre, ce n’est pas le pays classique des révolutions comme la France, ou de la philosophie comme l’Allemagne, étant bien entendu que la Révolution ne peut être que politique ou mieux philosophique. La défaite du chartisme le prouve : ces Anglais ne sont pas à la hauteur de leur histoire ; Engels est bien gentil, mais vivre sans être marié avec une ouvrière irlandaise, tout de même, il faut être sérieux, ce ne sont pas les femmes O.S. qui vont nous donner des leçons d’histoire mondiale et révolutionnaire [1].

[Le plus beau « fleuron » de ce malentendu reste et restera à jamais le brouillon (car c’en est un) des Thèses sur Feuerbach où tous les malentendus sont rassemblés par Engels dans l’unité de onze thèses discrètes mais péremptoires et hâtives. Ces thèses, jetées sur le papier par Marx d’un crayon pressé, Engels devait les publier plus tard, en annexe de L’Antidühring en les qualifiant, au-delà de ce qui est décent, de « germe de notre conception du monde », en somme comme la promesse d’une révolution en philosophie, garante de toute révolution possible, politique incluse.

On sait que les Thèses sur Feuerbach, qui ont pour objet immédiat de rompre avec un homme qui inspira toute la gauche allemande (« nous fûmes alors tous feuerbachiens », Engels), critiquent Feuerbach beaucoup plus au nom de Fichte, et d’un amalgame entre Feuerbach et Fichte qu’en fonction d’une « nouvelle conception du monde ». Par rapport à Hegel, elles seraient plutôt - et de très loin en retrait, en recul sur la critique de Fichte par Hegel lui-même. Mais voyons comment elles se présentent et fonctionnent.

Elles se résument en une apologie de la praxis identifiée à la production subjective d’un Sujet qui ne porte pas son nom (à moins que ce soit le Sujet de Feuerbach, l’humanité, les « hommes », dont Stirner, à défaut de Marx, avait fort bien montré qu’ils constituaient le nouveau noyau de la « religion des Temps Modernes »). C’est pourquoi Arvon a eu parfaitement raison de soutenir que Stirner était « passé par là ».

C’est au nom de cette apologie de la praxis, entendue comme « subjectivité humaine », que Marx critique d’emblée « le défaut de tout matérialisme passé, y compris celui de Feuerbach » : la réalité, le monde concret n’y sont considérés que sous la forme d’objet ou d’intuition, mais non pas en tant qu’activité concrète humaine, en tant que pratique, pas de façon subjective. Ce pathos, je mets au défi quiconque de le comprendre. Il coule alors de source que le côté actif fut, dans l’histoire de la philosophie, développé par l’idéalisme ( !), et que Feuerbach, « qui veut des objets concrets, réellement distincts des objets de la pensée », « ne considère pas l’activité humaine en tant qu’activité objective ». « C’est pourquoi... il ne considère pas l’importance de l’activité révolutionnaire de l’activité pratique critique » (sic). Et pardi ! Cet hommage rendu solennellement à la philosophie de Fichte, et qui ouvre les thèses dans toute leur ampleur, est cependant tempéré par l’intervention de thèmes feuerbachiens, plus « matérialistes », comme celui de la « base ». Par exemple le fameux texte sur la religion : il faut non seulement le critiquer théoriquement mais découvrir sa « base terrestre », « matérielle », savoir que la famille divine n’est que la transposition sublimée de la famille terrestre : « une fois qu’on aura découvert par conséquent que la famille terrestre est le secret de la famille céleste, c’est la première désormais dont il faudra faire la critique théorique et qu’il faudra révolutionner dans la pratique ». Mais c’est encore une illusion. Matérialiste, certes, ce texte le serait s’il ne prenait au comptant la définition de la famille céleste, sûr de trouver son « secret » dans la famille terrestre, alors qu’il s’y agit de tout autre chose. Le monde devient ainsi un compendium complet et plein de mystères dissimulant leurs secrets en eux ou tout auprès d’eux. Comme il contient tout son sens en lui et dans l’homme qui en est l’essence, il suffit en une bonne herméneutique de les déchiffrer pour l’expliquer. Et malgré un retour en force de Fichte dans la courte thèse 5 (« Feuerbach, non content de la pensée abstraite, en appelle à la perception sensible, mais il ne considère pas la sensibilité en tant qu’activité pratique des sens de l’homme »), c’est l’herméneutique de Feuerbach qui triomphe, comme dans cette ultime et célèbre proposition d’un idéalisme fabuleux : « La vie sociale est essentiellement pratique. Tous les mystères qui détournent la théorie vers le mysticisme trouvent leur solution rationnelle dans la pratique humaine et dans la compréhension de cette pratique » (on comparera avantageusement cette thèse avec Feuerbach, Manuscrits philosophiques, p. 56 et Essence du Christianisme, p. 431). Et pour se tirer de ce pas dangereux, Marx peut bien finir par le coup de clairon de la thèse 11 : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, mais il s’agit de le transformer ». C’est beau, mais ça ne veut rien dire. Que gagne-t-on à cette phrase singulière sinon un peu de confusion en plus, car qui peuvent bien être ces philosophes ? (Ils ont tous voulu agir sur le monde, pour le faire avancer comme pour le faire régresser ou le maintenir en son statu quo, et à quels philosophes va donc revenir la mission historique « de transformer le monde » ? On notera que Marx ne charge pas des philosophes de cette tâche surhumaine mais un égnimatique « il faut » qui n’est qu’appel au ralliement, mais de qui ? Mystère. Et comme rien n’est dit des classes sociales dans ce texte stupéfiant, force est de penser que tout s’y passe dans la tête des philosophes, ou de qui ? de ceux qui répètent et de ceux qui expliquent, ce qui est une petite et négligeable différence. Mais ce ne sont là qu’épisodes dans l’histoire tourmentée de la jeunesse de nos révolutionnaires.]

On rangea la Situation sur le rayon des futures Œuvres complètes et on laissa dormir les Thèses sur Feuerbach, qui n’avaient d’ailleurs aucun titre (c’est Engels qui les baptisa de la sorte plus tard), dans les cahiers de brouillon au crayon de Marx, sans aucune critique historico-philosophique, comme des textes à prendre à la lettre, à leur lettre. Et Marx et Engels se reprirent à visiter ces merveilleux artisans allemands révolutionnaires de Paris et de Londres (ils n’en avaient jamais interrompu la fréquentation) : sur tout le long de leur barbe on voyait rayonner la grandeur de la condition humaine, et ce pathétique « besoin de société » quand ils parlaient de l’avenir imminent et lointain de l’humanité. Eux du moins savaient ce qu’étaient la politique et l’organisation, et ce n’était pas eux qu’on allait intimider avec le pouvoir des philosophes, tout au plus bons à penser et donc à recevoir commande de textes d’agitation, comme ce fameux Manifeste qui ne venait pas.

Reprenons donc derechef. C’est ainsi qu’il fut une fois deux jeunes intellectuels allemands, l’un fréquentant les cercles révolutionnaires tout un temps à Paris où il entreprit en vain d’ « infecter » Proudhon de « dialectique hégélienne », sans parvenir à lui faire comprendre ce que peut bien être une contradiction, l’autre s’établissant dans sa résidence manchestérienne, avec le chant de Mary dans son lit et sa maison, le travail de direction industrielle la semaine et le samedi la chasse au renard avec les aristocrates du crû. Tous [deux] luttaient, chacun à sa manière, pour la révolution qui arrivait, unis par l’illusion silencieuse d’un accord de pensée sur ce que peuvent être l’histoire, la lutte des classes et la fin de l’histoire. C’est que les malentendus aussi font l’histoire. Les événements de 1848-1849 en Europe, les fusillades de Paris, la Révolution en Rhénanie et à Cologne, le procès des communistes, bref la lutte réelle et ses avatars mirent un certain désordre dans les présupposés théoriques et les prévisions du couple, qui vécut longtemps d’attente de la révolution anglaise « pour demain ». Après la défaite de 1850, Marx décida qu’il fallait décidément tout « reprendre aux commencements », c’est-à-dire à l’économie politique et à son secret, la contradiction ( ?) entre la valeur d’usage et la valeur d’échange, depuis Smith et Ricardo, pour s’engager dans l’oeuvre gigantesque du Capital.

Tantôt à Paris, puis à Bruxelles et en définitive à Londres, il travaillait à la théorie, alors qu’Engels travaillait dans ses brumes anglaises à la production. Le théoricien n’avait jamais d’argent, mais faisait enfant sur enfant, dont plusieurs moururent de maladie et même de faim, malgré les subsides que le fidèle Engels envoyait non seulement pour les fins de mois, mais pour la vie de chaque jour au couple des Marx définitivement établis et réfugiés à Londres.

C’est ainsi que la « pensée de Marx et d’Engels » inaugura une nouvelle forme de la division du travail : d’un côté le théoricien fouillant les documents et les archives du British Museum, de l’autre le praticien de la production textile gagnant de l’argent et l’envoyant à Marx - donc d’un côté la théorie critique vouée à élucider le mystère de l’argent et de l’autre côté l’argent sans odeur, et en fond de tableau la pratique des militants dévoués pour la révolution, pour laquelle on travaillait chacun à sa manière, l’argent de la « logique hégélienne » faisant ainsi pendant à l’argent de la production et au dévouement des militants.

Les choses allèrent si loin dans cette voie toute tracée qu’un jour Marx, recevant d’un mot la nouvelle de la mort de Mary (ce concubinage, Jenny Marx ne le portait pas dans son coeur), eut le front de répondre par un sec mot de condoléances et, en appendice, par une lettre qui était une longue plainte de demande de subsides. Durant trois semaines, Engels, qui écrivait presque chaque jour, se tut, puis lit savoir à Marx qu’il avait failli ne plus jamais le revoir. Imperturbable, Marx s’en remit et n’en continua pas moins à écrire, et pour demander des sous, et pour avoir des renseignements concrets, irremplaçables à son travail théorique : savoir comment le capitaliste assure la reproduction simple ou élargie du capital, calcule le prix de ses machines et de leur obsolescence, recrute ses ouvriers, quels sont les faux frais de la production, etc., pratiquant, comme cela se fait légitimement, la forme la plus classique de la division du travail entre le théoricien qui sait et qui pense, mais qui a besoin d’apprendre du praticien ce qu’il est censé mieux savoir que lui. Il s’ensuivit une collaboration sans pareille ni précédent, dont la Correspondance nous fournit le document impressionnant et émouvant, sans pareille et authentique, car là est contenue la vérité d’une division théorique et pratique authentique du travail, qui se montre à nu dans l’élaboration d’une ouvre vraiment commune. Ce fut le grand moment passager de l’unité de la pensée de Marx et d’Engels, qui alors exista, chacun sachant, au moins Engels, de quoi il parlait, et de quoi parlait l’autre. Il en sortit la Contribution à la Critique de l’Économie Politique, que Marx eut l’audace de signer seul, en 1859, puis finalement en 1867 le Livre I du Capital, que Marx eut raison, cette fois, de signer seul, tant il y engageait de ses propres pensées, c’est-à-dire de ses propres fantasmes philosophiques.

Les paragraphes suivants reprennent la fin du texte dans sa version initiale. Note de l’IMEC.

Cependant, Marx avait vieilli, il avait perdu un an entier à cause des calomnies de Herr Vogt, ses idées se répandaient dans le monde et chacun le pillait. Loria devait le faire en Italie, et en Allemagne même on vit un mathématicien aveugle Dürhing se faire un public avec les idées volées à Marx, et aller jusqu’à menacer l’unité du parti marxiste allemand, constitué entre temps. Il fallait répondre et répliquer vite. Marx était malade, ce fut Engels qui prit sa défense dans une somme philosophico-économique, dont Marx approuva par écrit - dans la Préface même - le principe : L’Anti-Dühring, qui contenait un chapitre : Socialisme utopique et socialisme scientifique qui devait « former » profondément toute la nouvelle génération de marxistes de la IIe Internationale et après. Engels leur offrait en effet la philosophie qui manquait au Capital, ces vingt pages sur la dialectique que Marx ne trouva (sic) jamais le temps d’écrire (parce que c’est demander l’impossible).

Engels y racontait lui aussi à sa manière l’histoire de la théorie marxiste, résultat de la fusion de trois éléments l’économie politique anglaise, la philosophie allemande et le socialisme français, sa constitution dans la lutte contre Feuerbach, Stirrer et Proudhon et l’anarchisme de malheur. Il rendait compte de la division du travail intellectuel qui devait produire ce résultat sans précédent, Marx étant au cour de la synthèse des Trois éléments et la philosophie allemande au coeur de tout. Il expliquait que le marxisme est avant tout une philosophie, mais matérialiste, aussi matérialiste que possible, c’est-à-dire reposant sur la matière la plus nue du monde, un matérialisme distinct donc de tout idéalisme philosophique, distinct de Hegel même qu’il avait fallu remettre sur ses pieds, car Hegel était un matérialisme renversé, qu’il suffisait de renverser une seconde fois pour obtenir le pur matérialisme, et un matérialisme dialectique et non mécaniste, un matérialisme ayant su intégrer la dialectique hégélienne et le sens de l’évolutionnisme qu’il représente dans l’histoire de la culture. Marx laissait faire, approuvant, écrivant même un chapitre de L’Anti-Dühring (sur les physiocrates) pour sceller son approbation, et faire reconnaître au monde que leur oeuvre était bien commune puisque Engels en écrivait la philosophie et y parlait aussi de révolution et de socialisme comme dans le Manifeste.

Engels avait quelque chose de génial dans la polémique, et L’Anti-Dühring contient quelques passages qui ne manquent pas de grandeur. Mais le rapport avec Marx ? Le rapport entre ces longues pages de philosophie et les vingt feuillets sur la dialectique que Marx devait jusqu’à la fin regretter de ne pouvoir écrire ? Et s’il ne le put, ce n’était pas la fatigue mais l’impensable de cette tentative insensée. Pourtant tout était là, et la contradiction et le concept et la négation, et la négation de la négation, et l’Aufhehung, tout l’attirail de la terminologie hégélienne du Manifeste et du Capital ; il n’y manquait rien, il y en avait même trop, un trop-plein de philosophie qui fait que la philosophie, qui doit tenir dans deux ou trois concepts comme on le voit chez les grands, Platon, Aristote, et Kant et Hegel même, débordait jusqu’à recouvrir l’ensemble de la réalité pour rendre compte de tout : de l’histoire sociale, de l’histoire des sciences et pourquoi pas s’il y avait eu quelque compétence, de l’histoire culturelle, de la littérature et de la musique. La pensée de Marx et Engels était devenue le substitut du Savoir absolu dans une Somme qui était le Dictionnaire philosophique des temps du socialisme moderne.

Marx eut un dernier sursaut : les Notes sur Wagner (1883) qui démentaient toute cette déduction (de la valeur comme concept en valeur d’usage et valeur d’échange : déduction symbolique de toutes les autres), puis il entra de Londres à Alger à reculons dans la mort, sans avoir désavoué Engels ni Socialisme utopique et socialisme scientifique, l’ayant au contraire couvert de son autorité mondiale. Et ce fut Engels qui, le temps qu’il lui resta à vivre, Engels le « Général » qui gouvernait en intervenant partout dans le mouvement ouvrier, qui se mit à gérer l’unité illusoire de cette « oeuvre ». Il écrivait dans la clarté, tout le monde le comprenait, tout le monde admirait cette science encyclopédique qui parlait de tout et de toute l’histoire, au nom de cette philosophie : le matérialisme dialectique. Le maximum de matérialisme, le minimum de dialectique, le minimum de matérialisme, le maximum de dialectique ? Ce fut là le grand problème des successeurs, de Plekhanov et Bernstein à Lukacs, qui chacun y trouva son bien, sans que jamais le problème ne se trouve tranché, chacun passant d’un extrême à l’autre dans sa propre réflexion, signe que quelque chose n’allait pas dans cette terminologie barbare, philosophiquement barbare, puisqu’on ne la trouve nulle part présente dans aucune partie de toute l’histoire de la philosophie. Cette impuissance à penser dans cette terminologie l’histoire de la philosophie, d’Epicure à Lassalle puis à Plekhanov, Berstein et Lukacs, n’est pas rien : mais le signe que les concepts proposés ne sont adéquats à rien qu’à leur propre affirmation. Ceux qui en tirent leur profit furent Plekhanov et Lénine lui-même, puis Staline dans la belle époque où triomphait le dogmatisme des deux sciences et pourquoi pas des deux langues (Marx), des deux musiques, des deux littératures (le « réalisme socialiste »), des deux conceptions du monde : la bourgeoisie et la prolétarienne.

Le résultat, chacun le connaît : c’est l’oeuvre immense, dérisoire et mort-née des bénédictins du matérialisme historique et du matérialisme dialectique, toute la philosophie soviétique officielle et celle de ses émules des pays du socialisme réel, et de combien de permanents ou de philosophes de parti de la théorie marxiste dans les partis occidentaux ( !) : le résultat c’est la mort de la pensée marxiste, qui agonise même en Italie, le pays le plus intelligent du monde, qui agonisait déjà dans Gramsci, le dirigeant le plus intelligent du monde dans la nuit de la prison. C’est entendu, « les Français avaient la tête politique, les Allemands la tête philosophique, les Anglais la tête économique » (Marx). Il reste que c’est du pays à la tête politique, sans grand philosophe que quelque chose comme le salut nous est venu : non de Sartre et de Merleau-Ponty, non des commentateurs de la phénoménologie, non d’un sursaut à la Della Volpe, mais de dix pages écrites elles aussi en prison, mais allemandes, par un Cavaillès (sur la théorie de la science) où est condensée toute la rigueur de la philosophie sérieuse, non celle des idéologues, mais celle d’Aristote à Husserl en passant par Descartes, Kant et Hegel, de dix pages écrites en prison par un Cavaillès inconnu de tous à l’étranger comme l’était en France un Wittgenstein, qui était, à sa manière, de son niveau, et de quelques articles intempestifs dissimulés par le pire caractère du monde, celui d’un Canguilhem qui confondit quinze ans durant la philosophie et son inspection et fit régner sur les classes françaises la terreur de la rigueur qu’il avait puisée chez Descartes et... Nietzsche. C’est ainsi qu’en France une génération réapprit à penser en marxiste hors du marxisme et à l’enseigner au monde étonné.

C’est aussi ainsi que le marxisme, enterré dès les commencements par la transposition que Marx fit subir à la découverte d’Engels, étrangement resurgit. Et on le retrouva avec joie dans le Chapitre sur l’accumulation primitive [2]... où les thèmes de La situation des classes laborieuses en Angleterre reprirent le devant de la scène, en dépit de toutes les transfigurations antérieures du Manifeste. Mais le mal était fait. Jamais ce chapitre, aussi génial que la situation des classes laborieuses, ne parvint à s’intégrer dans les développements de la « contradiction » entre la valeur d’usage et la valeur d’échange, dans la « négation de la négation » que représentaient le prolétariat et la révolution. Ce chapitre resta en l’air, comme tant d’autres merveilles chez Marx, condamné à désavouer son oeuvre pour en sauver la logique « philosophique ». C’était le lot du « génie », et Engels laissa faire, trop heureux d’être au moins un « talent » au service du génie philosophique auquel il avait voué sa vie.

C’est ce qui explique aussi la fécondité du marxisme. Mort-né comme philosophie, sauvé comme genèse historique de la lutte et de la formation des classes, tout son destin se joue dans cet entre-deux. C’est à nous qu’il revient, au lieu de donner dans des condamnations massives ou des apologies aveugles, de jouer sur cet entre-deux, de faire le tri entre la sottise monumentale et les traits de génie, et de faire travailler les traits de génie, dont les premiers nous vinrent d’Engels, sur les sottises philosophiques de Marx. C’est une façon aussi de reconnaître que ni Engels, qui eut la sottise d’écrire L’Anti-Dühring et Marx d’y souscrire, ni Marx, ce philosophe qui dans L’accumulation capitaliste et dans les Notes sur Wagner sut rompre avec sa propre sottise philosophique, n’étaient des hommes d’une pièce qui avaient partagé entre eux les rôles, qui du génie, qui du talent, mais des penseurs complexes chez qui le refoulé fait aussi retour jusque dans la pire aberration, et dont nous pouvons de ce fait apprendre encore et encore.

Si le marxisme du Manifeste et d’une bonne partie du Capital est mort, il y survit pourtant dans ce retour du refoulé dont ni Marx ni Engels ne soupçonnaient l’existence. Si le marxisme est mort, nous pouvons encore y trouver de quoi penser la réalité du capitalisme, de la lutte des classes, de laquelle tout dépend, et des classes qui dépendent de cette lutte, et la réalité de l’impérialisme qui en est l’achèvement, la réalité de tout cela et de bien d’autres choses.

S’il nous reste encore ce recours du côté de la pensée de Marx et d’Engels, il n’en va pas malheureusement de même des partis communistes. Edifiés sur la base de la philosophie du Manifeste et de L’Anti-Dühring, ces organisations ne tiennent que sur des bases qui sont toutes de part en part des impostures, et sur l’appareil de pouvoir qui s’est édifié dans la lutte et son organisation. Les partis, appuyés sur les syndicats de l’aristocratie ouvrière, sont des morts debout, qui subsisteront tant que leur base matérielle durera (les syndicats détenant le pouvoir dans les comités d’entreprises, les partis détenant le pouvoir dans des municipalités), et tant qu’ils seront capables d’exploiter le dévouement de classe des prolétaires et d’abuser de la situation des sous-prolétaires de la sous-traitance. Désormais il y a une contradiction inconciliable entre les traits de génie de la pensée de Marx et d’Engels et le conservatisme organique dû aux partis et aux syndicats. Et rien ne laisse prévoir que la lutte des plus défavorisés sera plus forte que la lutte des favorisés qui détiennent l’appareil du pouvoir. Si le marxisme peut encore, par éclairs, revivre, les partis sont morts debout, figés dans leur pouvoir et dans leur appareil qui détient ce pouvoir, et se reproduit aisément pour le détenir et en détenir l’exploitation.

Nous vivons dans cette contradiction, et c’est le sort de notre génération de la faire éclater. Et malgré toutes les difficultés elle éclatera, dans la révolte de la nouvelle jeunesse du monde.

1982

Source : Fonds Althusser, Archives IMEC. © Héritiers Althusser. Toute reproduction interdite.

Notes :

[1Les paragraphes entre crochets qui suivent ne figurent pas dans la version initiale du texte. Note de l’IMEC.

[2Note de La faute à Diderot : on peut lire le début de ce chapitre sur ce site


Rechercher

Fil RSS

Pour suivre la vie de ce site, syndiquez ce flux RSS 2.0 (lisible dans n'importe quel lecteur de news au format XML/RSS).

S'inscrire à ce fil S'inscrire à ce fil