En 1959, Yang Jisheng, un étudiant de 19 ans qui écrit des articles enthousiastes sur le Grand bond en avant pour le journal des jeunes communistes de son école est appelé d’urgence au village : « Ton père est en train de mourir de faim, rentre vite chez toi, et essaie d’emporter du riz (…) il n’a même plus la force d’arracher l’écorce des arbres ». La ration de riz qu’il apporte de son école ne sert à rien, 3 jours après son arrivée son père meurt. Yang Jisheng deviendra journaliste à l’agence Chine nouvelle, mais plusieurs décennies plus tard, il consacrera toute son énergie à enquêter et comprendre. De cette quête est issu le livre Stèles. La grande famine en Chine, 1958-1961, paru à Hong-Kong en 2008 et en France en 2012.
Mesurons d’abord l’ampleur inouïe de la catastrophe qui eût lieu entre 1959 et 1961 : les estimations vont de 16 à 44 millions de morts, l’auteur privilégiant le chiffre de 36 millions de morts. Ces chiffres sont le résultat d’extrapolations à partir des taux de mortalité avant ces années (et après pour certaines méthodes), taux censés représenter la « mortalité naturelle », la mortalité supplémentaire étant attribuée à la famine [1]. Évidement, de tels chiffres doivent être rapportés à la population chinoise, 672 millions d’êtres humains en 1959. [2]
Remarquons d’emblée qu’une telle catastrophe ne saurait être convoquée aux fins d’une condamnation définitive du communisme chinois. En effet, si l’on doit faire appel pour en dresser le bilan à l’examen des taux de mortalité, on ne peut prendre en compte ceux de ces seules années noires. Or, après la victoire des communistes chinois, durant les premières années, la mortalité se réduit de manière spectaculaire. De 18 décès pour 1000 habitants en 1950, elle baisse régulièrement jusqu’à atteindre 10,8 pour 1000 en 1957. Fait non négligeable dans le déroulement des événements, il y a maintien temporaire d’une natalité forte, entre 34 et 37 naissances pour 1000 habitants. D’où un accroissement de plus de 100 millions d’habitants en 8 ans, la population passant de 547 en 1950 à 653 millions en 1958, alors que la population paraît avoir stagné entre 1925 et 1950. Il est important de mesurer que la baisse brutale du taux de mortalité fait franchir à la Chine des étapes que la France a mis des décennies à parcourir. Sans doute faut-il y voir le résultat de la pénétration dans les campagnes de méthodes de soins modernes, mais aussi de la production agricole qui augmente fortement jusqu’en 1958. Personne ne s’est hasardé à faire le calcul des dizaines de millions de morts ainsi évités par rapport à la mortalité « naturelle » avant la victoire des communistes chinois. A partir de 1958, le taux de mortalité remonte jusqu’à 25,4 pour 1000 en 1960 (44 pour 1000 pense Yang Jisheng), pour revenir en 1962 à la situation de 1958, 10 pour 1000 et continuer à décliner. On pourrait dans une telle démarche mettre à l’actif des communistes chinois ce mouvement de réduction de la mortalité. [3] Plus, ce facteur démographique joue justement un rôle, me semble-t-il, dans l’aiguisement des tensions, avec notamment l’augmentation de la population urbaine qui sera évoquée plus loin.
C’est pourquoi l’utilisation des dizaines de millions de morts de la période du Grand bond en avant dans une démarche de criminalisation du communisme du type Livre noir du communisme, qui visait à établir un parallèle avec la planification de la mort nazie, n’est pas recevable. Cette catastrophe n’a pas été voulue par les dirigeants chinois, ni même par son premier responsable, Mao quelle que soit sa responsabilité dans les évènements [4].
Il n’en reste pas moins que près de 10 ans après la victoire des communistes chinois, dernier acte de la révolution chinoise de 1911, la famine sévit et décime les plus fragiles. Famine à l’origine d’un nombre incalculable de souffrances, de tragédies dans les villages, dans les familles, quand il faut répartir la faible ration mise à disposition et décider ainsi de qui a droit ou non de vivre, les plus âgés, les plus fragiles, les plus jeunes étant sans doute assurés de perdre à cette roulette russe.
Comment une telle catastrophe a-t-elle pu se produire, si tant est qu’on puisse la comprendre ? Dans sa volonté de relater scrupuleusement le déroulement des événements, y compris l’analyse des conditions météorologiques pour écarter ce facteur avancé en guise d’explication par Lin Piao en 1961, Yang Jisheng nous livre déjà des clés essentielles quant à leur enchaînement.
Une fois le nouveau pouvoir ancré en profondeur dans les campagnes [5] et la collectivisation achevée, en 1958, la création de vastes communes populaires, unités à la fois politique et d’organisation de la production, a pour objectif de réaliser de multiples projets d’aménagement et d’industrialisation. Pour Yang Jisheng « les projets hydrauliques et sidérurgiques avaient pris une telle importance que seuls les vieillards, les femmes et les enfants étaient encore disponibles pour s’occuper des champs et que les récoltes arrivées à maturité pourrissaient sur pied (…) elles ont souvent été fauchées si tard qu’un dixième environ a été perdu ». A l’automne 1958, pour reprendre l’expression de l’historien Alain Roux, « le vent du communisme souffle très fort (…) le gros de la force de travail est lancé dans la bataille de l’acier. On a construit partout de petits haut-fourneaux où toute ferraille était précipitée » [6]. Toujours selon Alain Roux, 90 millions de paysans sont engagés dans ce mouvement, « or, les 9/10èmes de cet acier, sulfuré et impur, ne peut être laminé. Par contre, les récoltes pourrissent dans les champs faute de bras ». [7]
Pourtant, il y a émulation quant à l’annonce de rendements records dans l’agriculture (les « spoutniks » disent alors les Chinois). La production est estimée à 425 millions de tonnes de céréales, chiffre fantaisiste (« le vent de l’exagération » dénoncé momentanément par les dirigeants communistes). Un grand scientifique, mais pas en agronomie, Quian Xuesen, renommé jusqu’en Occident, accrédite que ces rendements sont physiquement possibles, opinion sur laquelle s’appuiera plus tard Mao pour éluder ses propres responsabilités.
Pour Yang Jisheng, « le mythe d’une riche production céréalière a directement entraîné une débauche de nourriture et de hauts niveaux de réquisition » Résultat des cantines collectives gratuites qui viennent d’être instaurées en lieu et place de la cuisine familiale, « la ripaille, si elle n’a duré qu’un temps, l’automne 1958, n’en reste pas moins l’un des facteurs qui ont induit la grande famine de 1959 ». [8] Mais pour Yang Jisheng, « ce sont les taux de réquisition qui ont porté un coup fatal à la paysannerie. La production céréalière ayant été estimée à 425 millions de tonnes, en matière d’acquisition les objectifs étaient tout aussi gonflés ».
Pourquoi la question des réquisitions est-elle décisive ? Tout d’abord parce qu’à la veille du Grand bond en avant, si la population de la Chine a augmenté de manière importante, c’est encore plus notable pour la population urbaine (+ 43% ou + 53% de 1949 à 1954 selon les chiffres). [9] Yang Jisheng parle de « guerres du grain pour approvisionner les villes ». Zhou En Lai le dira crûment : « nous devons rationner les campagnes pour sauver les grands villes » (1961). De plus, la Chine a la volonté d’augmenter les exportations de céréales (pour industrialiser). Les exportations ont continué (mais environ 1% de la production seulement). Résultat : « pour l’année céréalière 1958-59, elles (les acquisitions) ont atteint 55 millions de tonnes, soit 10 millions de plus que l’année précédente ».
Tout cela est-il le résultat de décisions purement irrationnelles ou dictées par le seul aveuglement idéologique ? Pour en juger, il n’est pas inutile de revenir sur les termes de la décision de collectiviser les terres, prise par le PCC le 31 juillet 1955. La résolution, évoquée par Alain Roux [10], se fondait sur les points suivants :
-La misère du monde paysan est due à l’exiguïté des terres qui ne permet pas d’accroître les rendements.
-L’industrialisation nécessite des fonds énormes que seule la collectivisation des terres permet de collecter. [11]
-On peut tirer des enseignements de l’expérience soviétique, éviter les erreurs de précipitation qui avaient entraîné en URSS une baisse de la production céréalière pendant 2 ans. On procédera par étape.
Ce dernier point est un écho significatif de l’expérience de l’URSS et de la famine qui suivit la collectivisation de 29-32. Il se passera cependant le contraire de ce qui était alors annoncé là, avec l’accélération foudroyante de la collectivisation en 1957. Relevons aussi que Yang Jisheng note une exacerbation des conflits sur les réquisitions, exactement comme cela s’était produit en URSS à la veille de l’accélération de la collectivisation.
De fait, qu’il s’agisse de l’agriculture, de l’industrie, de la famille et de bien d’autres aspects de la vie sociale, il semble que la Chine bascule momentanément dans l’utopie. Ainsi, à propos d’une coopérative du Hubei, constatant qu’ « on obtient d’excellents résultats en créant de petites usines, où ouvriers et paysans sont interchangeables (…) Chen Boda s’interroge si l’on ne peut y voir l’indication que la Chine « peut développer les forces productives à un rythme inconnu à ce jour,éliminer rapidement la distinction entre l’agriculture et l’industrie, et entre le travail intellectuel et le travail manuel, ouvrant ainsi une route qui lui permettra de passer en douceur du socialisme au communisme » (Alain Roux, ouvrage cité, page 629). On met en avant les 3 ni : « ni gouvernement, ni état, ni famille ». [12] Lors du 8ème congrès du PCC, le 19 mai 1958, le discours de Lu Dingyi évoque « le rêve d’utopie des anciens deviendra réalité, il sera même surpassé (…) chaque commune aura sa propre industrie, sa propre université » [13]. Le 1er juillet 1958, Chen Boda évoque « une société entièrement nouvelle, un homme entièrement nouveau ». L’utopie a une dimension d’ambition nationale : Mao fixe l’objectif de « rattraper l’Angleterre en 7 ans et en 8 ou 10 ans de plus l’Amérique » [14], écho explicite à Khrouchtchev qui propose à la même époque de dépasser l’Amérique et tente lui aussi de faire souffler un « vent communiste ». La barbarie de l’occupation japonaise a été vaincue, les têtes de ponts coloniales de l’Occident éliminées, la Chine est réunifiée, la page de son humiliation semble tournée, ne sommes-nous pas alors dans un moment historique propice au communisme messianique qu’évoque Domenico Losurdo en ces termes : « l’attente d’un début de l’histoire entièrement nouveau et qui fait table rase du passé, condamné dans son ensemble comme histoire du pouvoir et de la domination » ? [15]
Même après le lancement du Grand bond en avant, les communistes chinois ont fait preuve d’hésitation avant de s’enferrer. Certains ont été lucides (Le maréchal Peng Dehuai, qui, contre Mao, proposera en 1959 de rectifier la ligne politique et sera écarté). Mao lui-même se déclare un temps « saisi d’un sentiment de panique par suite de l’aventurisme dont j’ai été coupable » et critique momentanément la dérive gauchiste : « ce n’est que par la production et la circulation de marchandises que l’on obtiendra que les paysans produisent plus » (3 novembre 1958). Le 9 décembre1958, il invite à « marcher sur 2 jambes, avec la ferveur révolutionnaire de la Russie et l’esprit pratique des USA ». Le programme de Deng avant la lettre en quelques sorte. [16] Mais en pratique Mao refuse toute retraite et l’idée qu’une erreur de gauche vaut mieux qu’une erreur de droite finira par étouffer toute velléité de réalisme. A l’extérieur du Parti Communiste Chinois, la critique aura été d’avance empêchée avec la campagne anti-droitière de juin 1957 qui visera des centaines de milliers d’intellectuels dont beaucoup s’étaient rangés du côté des communistes au sein de l’appareil d’état. Mao n’aura d’ailleurs de cesse de disqualifier toute compétence : « plus on lit, plus on devient stupide » [17]. Et dans son discours du 8 mai 1958, il évoque l’histoire d’érudits vaincus par des incultes et fait l’éloge de l’empereur Quin, qui brûlait les livres et enterrait les lettrés vivants : « l’empereur Quin, ce n’est rien. Il a juste enterré vivants 460 lettrés, nous en avons enterrés 46.000 » [18]. On a là les prémices de la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne [19].
Enfin, ces évènements doivent être replacés dans leur contexte international. La volonté de rattraper le retard à marche forcée, ressort sans lequel il aurait été impossible de galvaniser les énergies [20], est évidemment inséparable de la sujétion dans laquelle avait été placée la Chine depuis la guerre de l’opium menée par l’Occident au 19ème siècle. Mais le milieu des années 50 est aussi un contexte d’extrême tension qui marque les relations entre la principale puissance occidentale et la Chine. Alain Roux relève que « le 28 janvier 1955, le sénat américain adopte une résolution qui autorise le président des USA à faire usage de la force armée (y compris de l’arme nucléaire) pour protéger la sécurité de Formose (Taï Wan) et des Iles Pescadores ». Aussitôt, Mao déclare à l’ambassadeur de Finlande : « si les USA déclenchaient une guerre mondiale (…) elle aboutirait à la liquidation des classes dominantes aux USA, en Grande-Bretagne et dans les pays complices ». L’aventurisme en politique étrangère a sa place, sur un fond de volonté de retrouver l’intégrité territoriale du pays quand Mao déclare : « la 3ème guerre mondiale verrait 80% du monde devenir communiste : nous n’avons aucune raison de redouter une guerre » (15 octobre 1955). En pratique, comme en URSS quelques décennies plus tôt, cela justifie la volonté d’accélérer l’industrialisation du pays.
En 1961, quelques assouplissements à la collectivisation de l’organisation de la production mettront fin au Grand bond en avant. L’affrontement au sein du Parti Communiste Chinois restera vif, et ce n’est qu’à partir de 1978 que la Chine trouvera la voie de son développement.
[1] L’auteur évoque également les « naissances non advenues » pour aboutir à la notion discutable de « perte démographique »
[2] A titre de comparaison, la période la plus noire de la famine en Irlande au XIXème siècle semble avoir provoqué la mort d’1/8ème de la population de l’île.
[3] Pour l’essentiel, les données démographiques proviennent d’Alain Mounier, Mouvement et structure de la population en Chine 1950/2000 », dans La Chine au seuil du 20ème siècle, question de population, question de société, INED, Jean-Marc Rohrbasser, hormis celles issues du livre Stèles lui-même
[4] A ce propos Alain Roux signale que la biographie de Jung Chang et Jon Haliday tronque les propos de Mao pour accréditer l’idée qu’il prévoit délibérément la mort de la moitié des Chinois. Ouvrage cité, note page 1052
[5] Sur la profondeur de cet ancrage, lire notamment Histoire de la Chine de John Fairbank ainsi que les romans de Mo Yan
[6] Le singe et le tigre. Mao, un destin chinois, p. 639
[7] Dans Histoire de la Chine, John Fairbank nuance le jugement : « il est vrai que toute cette main d’œuvre déployée pour la construction de digues, de canaux d’irrigation, de barrages pour maîtriser l’énergie hydraulique et pour gagner de nouvelles terres, obtint des résultats » (page 529)
[8] La mise en place de ces cantines collectives gratuites ne s’est pas faite en supplément de la cuisine familiale, il s’est agit d’une tentative de remplacement, qui a commencé par la collecte des instruments de cuisine familiaux, cette opération étant présentée comme un moyen de libérer du travail pour d’autres tâches
[9] Selon Alain Roux, en avril 1953 « une directive propose de mettre fin à « l’afflux aveugle » des paysans chassés par la misère venus tenter leur chance en ville ». Ouvrage cité, page 562.
[10] Ouvrage cité, page 573
[11] Selon les chiffres donnés par Yang Jisheng, on constate entre 1950 et 1958 une forte augmentation de la production de céréales, qui passerait d’environ 110 millions de tonnes à 190 millions de tonnes ; dans le même temps les « acquisitions » par l’Etat, qui a le monopole du commerce des grains, restent autour de 50 millions de tonnes ; il n’y a donc que très peu de marge pour acquérir des équipements. Même pendant les années noires 59-61, la production semble être rester au dessus de ce qu’elle était au début des années 50, mais la population à nourir est nettement plus nombreuse.
[12] En 1961, Mao déclare : « A l’avenir la famille va devenir quelque chose de non favorable au développement des forces productives ». Cité par Alain Roux. N’oublions pas cependant que cela vient en prolongement du coup porté à la famille patriarcale. Dans Histoire de la Chine, John Fairbank raconte que voyageant dans les années 30 dans la Chine du Nord avec son épouse, ils ne virent aucune femme de 30 ans dont les pieds n’étaient pas bandés (page 258) et que c’est au début des années 50 que les nouvelles lois du mariage firent de l’épouse l’égale du mari
[13] Stèles, page 80
[14] Discours du 22 mars 58
[15] Gramsci : du libéralisme au communisme critique
[16] Le parallèle vaut pour la question démographique. Selon Alain Roux, Mao déclare à la même époque : « la planification des naissances est actuellement nécessaire. En effet, une population nombreuse, c’est bien mais c’est aussi des difficultés et une nouvelle contradiction, car il faut nourrir ces gens » (27 février 1959) et parle « avec faveur des économistes Ma Ynchu et Shao Lizi dont on a censuré en 1955 les écrits favorables à une croissance démographique équilibrée. » Alain Roux, ouvrage cité
[17] Alain Roux, ouvrage cité page 741
[18] Yang Jisheng
[19] Peut-être incompréhensible sans prendre en compte la place des lettrés dans le système de domination en Chine, que Marx et Engels appréhendait sous le vocable de « mode de production asiatique »
[20] « Une atmosphère d’abnégation fervente et d’activité frénétique caractérisait le Grand bond en avant », écrit John Fairbank. Ouvrage cité