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Retour sur un dieu déchu : le « Staline » de Domenico Losurdo
Par Baptiste Eychart

Au fil des parutions, on voit se dessiner la cohérence de la recherche de Domenico Losurdo : après avoir exploré les méandres de la pensée et de l’histoire libérales, après avoir scruté les antinomies du révisionnisme historique actuel, le philosophe italien, fort de ses recherches et de ses réflexions antérieures entame une nouvelle étape dans sa démystification des constructions idéologiques dominantes. À travers son Stalin. Storia e critica di una leggenda nera, Losurdo s’intéresse donc à la figure historique de Staline en tant que cette dernière est organisatrice de tout un discours sur le XXe siècle et l’expérience de construction du socialisme. Riche, touffu, nourri par des lectures nombreuses et a priori éloignées du sujet, l’ouvrage se veut autant historique et historiographique, que philosophique et politique. Cet entrecroisement des démarches en constitue la première ligne de force tout comme la capacité à donner du sens, à présenter la signification historique de ce qui pourrait n’apparaître à première vue que comme un entassement confus de faits et d’idées. La lecture de Losurdo pourra déplaire et être critiquée mais a l’insigne mérite d’inciter à la critique, de stimuler les réflexions tant par sa pars destruens – ce qu’il critique – que par sa pars construens – ce qu’il propose. C’est dire que les critiques qui pourront être formulées indiquent déjà la qualité de l’ouvrage.

Damnatio memoriae

La figure de Staline n’est évidemment pas une donnée immédiate de l’expérience historique mais une construction historiographique, biaisée et intéressée qu’il s’agit de critiquer. Selon Losurdo, la scène inaugurale de cette construction est évidemment le XXe Congrès du PCUS, qui vit Khrouchtchev brûler celui qui était auparavant l’objet d’une estime voire d’une vénération dithyrambique. Mais ce qui n’aurait pu être qu’un épisode interne propre à l’histoire soviétique et au mouvement communiste a pris une signification globale et ce d’autant plus que Losurdo fait remarquer que les louanges à l’égard de l’URSS et de son dirigeant étaient le fait de milieux politiques bien plus larges que celui du communisme militant « stalinien ». Il rappelle qu’à la chute du IIIe Reich des intellectuels ou des hommes politiques aussi « libéraux » qu’Arnold Toynbee, Benedetto Croce ou De Gasperi se montraient favorables à Staline et à l’URSS en des termes qu’aujourd’hui il serait impossible de reprendre. Car à ce jour, au sein de ce qu’il reste du mouvement communiste mais aussi plus largement de la pensée marxiste et critique, l’oubli qui touche Staline est similaire à celui qui jadis touchaient les « mauvais » empereurs romains, dont la mémoire était bannie et les noms martelés après avoir été inscrits sur les bâtiments publics. Et quand les hasards du calendrier imposent d’évoquer le dirigeant soviétique, cela ne se fait généralement que dans les termes imposés par l’adversaire idéologique et politique, à savoir ce que Losurdo désigne avec pertinence comme la Reductio Ad Hitlerum : la diabolisation généralisée construite par analogie avec le nazisme et son mentor Hitler.

Reductio ad hitlerum

Toute démonologie a effectivement besoin d’un mal suprême et, en Occident, ce rôle est tenu depuis la Seconde Guerre mondiale par le nazisme et par Hitler. La construction d’une démonologie autour de la figure de Staline doit donc passer par la mise au point d’un système d’analogie entre stalinisme et nazisme, soit entre Staline et Hitler. On sait qu’une telle démarche est allée assez loin puisque l’un des concepteurs du Livre noir du communisme, Stéphane Courtois, a proposé d’effectuer un Nuremberg du communisme ; semblablement la criminalisation du communisme est régulièrement remise à l’ordre du jour du Parlement européen. Quand la démonstration historique se pique d’un peu de rigueur pour étayer la comparaison entre Hitler et Staline, on a recours à la notion de totalitarisme et à ses catégories corrélatives : culte de la personnalité, idéologie officielle, mobilisation et encadrement des masses qui caractérisent l’URSS stalinienne tout comme l’Allemagne hitlérienne. Mais l’on sait que la spécificité hitlérienne, par rapport aux autres expériences de fascismes et de nationalismes autoritaires, réside dans l’extermination des Juifs en Europe, et l’analogie avec Staline bute sur ce point. Cet obstacle explique pourquoi l’on a tenté de relier Staline à Hitler et au génocide dont il fut l’initiateur par la mise en valeur de trois éléments historiques : la réalité de l’univers concentrationnaire stalinien, le sort des populations ukrainiennes et le retour d’une « question juive » durant les dernières années de Staline. À défaut d’avoir organisé un véritable génocide des Juifs, Staline, organisateur du goulag, génocidaire des Ukrainiens et antisémite avéré aurait cumulé les méfaits et les actes criminels.

Les pièces du dossier

Losurdo s’attache à repréciser les faits et à les remettre en perspective. Il ne s’agit pas pour lui d’absoudre mais d’analyser et de comprendre. Tout d’abord d’analyser la politique ukrainienne de Staline qui ne peut être réduite à la grande famine qui a touché un des greniers à blé de l’URSS en 1932-33. La prise en compte de l’ensemble de cette politique – politique qui a comporté la remise au premier plan de la langue ukrainienne à travers l’éducation mais aussi la presse et la littérature –, témoigne qu’il n’y ni une volonté d’élimination physique ni volonté d’élimination culturelle de la population ukrainienne sous Staline. On sait par ailleurs que c’est sous l’URSS que Kiev est redevenue une ville à majorité linguistique ukrainienne alors que, sous le tsarisme, une majorité de sa population était russophone de naissance ou de choix.

L’idée d’un antisémitisme du régime stalinien est elle aussi contestée par Losurdo. Un des principaux arguments attestant de l’antisémitisme de Staline, à savoir l’affaire du « complot des blouses blanches » et l’emprisonnement consécutif des médecins personnels (presque tous juifs) de Staline est aussi un argument paradoxalement à décharge : quel antisémite irréductible aurait-il accepté d’être soigné par des Juifs ? Plus globalement, un régime antisémite aurait-il accepté que l’on retrouvât dans l’armée soviétique la plus importante proportion d’officiers parmi les armées occidentales ? Et ce régime eût-il joué directement le rôle le plus important dans la sauvegarde des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale ?

Les camps de concentrations soviétiques, le Goulag, sont aussi l’objet de l’attention de Losurdo qui cherche à restituer leur spécificité. À la différence des camps d’extermination nazis voués à l’exploitation intensive puis à la destruction physique, l’univers concentrationnaire stalinien apparaît comme « riche de contradictions ». Mettant en valeur l’alternance de dureté et de détente, Losurdo constate que les camps constituaient des structures productives visant à la fois au développement industriel du pays mais aussi au « redressement idéologique » des condamnés qui pouvaient tout à fait sortir un jour des camps. Ainsi s’expliquent l’activité des Sections éducative-culturelles dans les camps, mais aussi la présence de bibliothèques, de cours de formation voire de théâtres. Le condamné, le zek, participe toujours de la communauté socialiste, même s’il a été puni pour les crimes, réels ou imaginaires, que le régime stalinien a pu lui imputer. Les conditions de vie souvent épouvantables, la brutalité des rapports humains, les chiffres de mortalité et les tragédies comme celle du camp de Nazino frappé par la famine et réduit au cannibalisme, n’obèrent pas pour Losurdo la signification du système concentrationnaire soviétique. Si un parallèle devait être proposé entre ce dernier et d’autres systèmes répressifs, il vaudrait mieux, selon l’auteur, se tourner vers les pratiques concentrationnaires développées par les pays occidentaux, notamment dans leurs colonies.

Car Domenico Losurdo observe que l’analogie entre Hitler et Staline, entre nazisme et communisme permet d’escamoter le rôle d’un troisième intervenant : ce « tiers absent » est la démocratie libérale occidentale.

La démocratie libérale ou le « tiers absent »

Si l’historiographie actuelle se concentre autant sur la prétendue gémellité du communisme et du nazisme par l’intermédiaire du concept de « totalitarisme », c’est que Losurdo distingue là une manière, consciente ou non, d’occulter les liens très forts entre le fascisme – italien ou nazi – et la démocratie libérale occidentale. Rappelant qu’elle s’est construite dès l’origine sur le racisme, l’esclavage, l’impérialisme et l’antisémitisme, Losurdo dégage les lignes de filiation avec le nazisme en particulier. Filiation des pratiques : du lynchage des noirs afro-américains à l’extermination des rebelles algériens par les troupes de Bugeaud, de la destruction des Herrero par les troupes du Kaiser en 1904 à la réduction au semi-esclavage des Congolais par l’État belge ; l’on voit que le nazisme a emprunté là toute une palette de pratiques répressives, voire exterminatrices. Mais il y a une filiation de pensée aussi : de Lothrop Stoddard et ses imprécations en faveur de la white supremacy à Gobineau et Houston Chamberlain théorisant la supériorité raciale des peuples nordiques et germaniques, l’Occident a légué tout un vaste patrimoine culturel au nazisme. Même si ce legs fut approprié ouvertement par les nazis qui le poussèrent à son paroxysme, il était encore présent au sein des élites politiques occidentales de la première partie du siècle, chez un Churchill ou un Theodor Roosevelt. Lorsque Churchill impute au judaïsme les tentatives d’insurrection révolutionnaire dans l’Europe de l’après Première Guerre mondiale et que Theodor Roosevelt se fait le promoteur de l’eugénisme et de la stérilisation forcée aux États-Unis, ils agissent en conformité avec les principes d’un racisme impérialiste teinté de scientisme. Au sortir de l’analyse de Losurdo et de sa présentation des faits, la conclusion s’impose : «  Il est trop commode de mettre les infamies du nazisme sur le compte exclusivement de Hitler, en refoulant le fait qu’il a repris d’un monde qui lui préexistait, les deux éléments centraux de son idéologie : la célébration des missions colonisatrices de la race blanche et de l’Occident, appelées désormais à étendre leur domination aussi en Europe Orientale ; la lecture de la Révolution d’Octobre comme complot judéo-bolchevique qui, stimulant la révolte des peuples coloniaux et minant la hiérarchie naturelle des races et, plus généralement, infectant à la manière d’agents pathogènes l’organisme des sociétés, constitue une menace épouvantable pour la civilisation à affronter par tous les moyens, y compris la “solution finale” » (p. 314).

Si Hitler a incontestablement cumulé et radicalisé certaines pratiques de l’Occident impérialiste, le changement ne fut pas d’ordre qualitatif, ce qui interdit de voir une césure totale entre ce qui relèverait d’une part de la « démocratie » et, d’autre part, du « totalitarisme ». On comprend qu’une telle conclusion effraie la plupart des coryphées de l’ordre occidental qui préfèrent rejouer la partition de la lutte de la démocratie contre un totalitarisme protéiforme, jadis bolchevique et nazi et aujourd’hui islamiste. Toutefois, il me semble qu’elle fait l’impasse sur un problème qu’une approche marxiste de l’histoire de l’époque moderne ne peut esquiver : la teneur du lien entre le racisme, l’impérialisme, l’antisémitisme et le capitalisme. Ce lien fut établi à une époque par le Komintern mais aussi par des penseurs marxistes non orthodoxes (Daniel Guérin par exemple), selon le thème de l’alliance entre fascisme et grand capital. Si les rencontres réelles ont eu bien lieu (celle de Hitler et Gustav Krupp par exemple) et que les financements furent indiscutables, il reste à comprendre à un niveau plus large les liens entre la logique de l’accumulation illimitée du capital et celle de la segmentation raciale de l’humanité entre « supérieurs » et « inférieurs ». Or Losurdo ne développe pas vraiment cette question même s’il fait remarquer que cette rencontre des deux logiques se fit régulièrement, par exemple lors de l’exploitation mercantile des esclaves sur une large échelle. Il est indéniable qu’un des premiers penseurs du libéralisme occidental comme Locke fut un actionnaire sans scrupule de cette Royal African Company qui marquait au fer rouge la main d’œuvre africaine capturée sur les côtes du Golfe de Guinée. Mais il reste à analyser la façon dont le capitalisme a pu s’approprier ou en tout cas coexister avec des formes de domination, de ségrégation et d’exploitation qu’il tend de nos jours à lentement abandonner et qui ne lui sont donc pas consubstantielles.

En croisant les suggestions faites par Domenico Losurdo dans d’autres de ses livres comme Il Peccato originale del novecento avec la recherche contemporaine, il est possible de mieux cerner cette appropriation. On peut ainsi avancer l’idée que les formations sociales capitalistes, dans leur processus d’intégration des classes prolétariennes, ont procédé, en contrepartie, à des exclusions hors de la « Civilisation ». Ainsi, si au XIXe siècle, c’est encore l’ouvrier, le prolétaire, le rouge qui est ravalé au rang d’infra-humain par la littérature et la pensée bourgeoise dominante, les choses changent au XXe siècle. Il s’agit de remédier à la situation où se font face, dans chaque pays industriel, « deux nations » que tout sépare, selon le mot d’ordre du premier ministre tory Disraeli. Avec l’intégration de la classe ouvrière à travers le suffrage universel et ses partis (socialistes puis communistes), ses organisations syndicales mais aussi par son accès à la consommation (et donc à l’équilibre économique national) au sein de la communauté nationale, et à travers la « nationalisation des masses », la figure de l’altérité désintégratrice est fournie par l’étranger, souvent « racialisé ». Ce thème de l’étranger racialisé et déshumanisé existait auparavant en Europe, au XVIIIe siècle, mais principalement parmi les élites ou dans les villes portuaires : ce sont les nécessités de la justification de la traite négrière qui explique largement la structuration et la diffusion de ce racisme, d’abord dans les milieux négociants créoles puis au sein des classes dirigeantes et des intellectuels comme l’a bien mis en valeur le dernier ouvrage de Pierre H. Boulle, Race et esclavage dans la France de l’Ancien régime. Envisagé de la sorte, les rapports entre l’impérialisme raciste et le capitalisme ne doivent pas être envisagés sous le mode de la coexistence fortuite, ou de la consubstantialité, mais de la rencontre puis de l’interpénétration. Il s’agit d’une configuration historique particulière qui a permis, à un certain stade du développement du capitalisme aux formations sociales bourgeoises à la fois de se stabiliser mais aussi de s’étendre en façonnant le système monde à travers le racisme et l’impérialisme. Dans tous les cas, cette histoire n’est pas celle du mouvement communiste qui visait au contraire à en prendre totalement le contre-pied puisqu’il s’agissait de renverser le vieux monde vermoulu et obscène. Cette conclusion qui constitue la meilleure partie de la pars destruens de l’ouvrage est décisive.

Si l’ouvrage de Losurdo ne s’attache pas au delà d’un certain point à ces questions c’est qu’il est avant tout consacré à la destruction de la mythologie construite autour de Staline. Or, si cette destruction s’avère pertinente, les clés explicatives que propose Losurdo pour éclairer la signification de Staline et du stalinisme me semblent insuffisantes. Ces clés sont principalement au nombre de deux : il s’agit de la dialectique de l’utopie et de son abandon et de la logique des trois guerres civiles ayant bouleversé l’URSS léninienne puis stalinienne. Attardons-nous sur chacune de ces clés.

L’utopie et son abandon

La dialectique de l’utopie et de son abandon est préférée par Losurdo aux thèmes, classiques au sein du marxisme, de la « trahison » et de la « dégénérescence » staliniennes, soit des concepts flous, aux contours indéterminés et qui pourraient être appliqués à quasiment tous les acteurs historiques (Cromwell, le christianisme historique, Robespierre, Locke etc.). La dialectique de l’utopie et de son abandon, outre le fait d’éviter les jugements de valeur anhistoriques, permet de se saisir de l’histoire dans sa texture réelle et factuelle : l’utopie est abandonnée dans le cours de l’histoire, face aux obstacles qu’elle fait surgir et aux dures nécessités du gouvernement des hommes et des choses qui imposent de revenir sur les projets romantiques du mouvement ouvrier. La paix de Brest-Litovsk décidée par Lénine contre les traditions de guerre révolutionnaire ou d’internationalisme prolétarien fut une décision inaugurale, à laquelle succédèrent toute une suite de compromis et d’abandons indispensables. Face aux communistes de gauche et aux romantiques utopistes (le premier Boukharine, Alexandra Kollontaï ou dans une certaine mesure Trotski), la ligne stalinienne constituait une prise en compte salutaire des exigences du réel. Le retour à l’État et non son dépérissement, le maintien de la famille et non sa dissolution, la conservation du rouble et non l’abolition de la monnaie, l’acceptation du cadre des nations et non l’universalisme abstrait a-national furent des nécessités que Staline admit, ce qui explique sans doute en partie son succès sur ses opposants.

Le fait que le socialisme des bolcheviks ait été imprégné d’utopisme et se voulût destructeur de toutes les vieilles institutions multiséculaires (argent, famille, État…) est indéniable. Le livre de Marc Mangenot sur les programmes des partis de la IIème internationale (L’utopie collectiviste) rappelle d’ailleurs qu’il s’agit d’un patrimoine culturel commun à l’ensemble de la social-démocratie d’avant 1914, patrimoine dont les bolcheviks ont logiquement hérité. Une lecture attentive des propositions collectivistes émises par les penseurs des partis socialistes français, allemands et autrichiens, rapportées aux réalités du l’URSS stalinienne permettra d’ailleurs de constater que bien des choses furent d’ailleurs appliquées : du travail obligatoire (contre le « parasitisme social ») à l’embrigadement de l’art « au service du peuple » en passant par la conception de l’espace économique comme d’un immense combinat tentaculaire à direction technocratique, on voit que le legs « utopique » fut loin d’être abandonné par Staline. Le fait qu’en étant généralisés et appliqués sur une large échelle (avec les moyens évidemment autoritaires pour imposer une telle application), ces projets collectivistes aient pris une forme inattendue ne change rien à l’affaire. Ainsi, dans la dialectique exposée par Losurdo on voit difficilement où « classer » Staline.

C’est sans doute parce que le deuxième « moment » de cette dialectique, soit l’abandon de l’utopie, est envisagé par Losurdo comme l’acceptation du réalisme. Qu’il y ait eu un abandon – partiel – de l’utopisme par Staline est sans doute vraisemblable mais cela ne signifie pas que sa politique ait été de ce fait nécessairement « pragmatique » car la sortie de l’utopie ouvre généralement sur autre chose que le simple « réalisme » ; ce constat peut d’ailleurs être étendu aux « sorties » de l’utopie collectiviste effectuées par la social-démocratie. La sortie du projet utopique doit sans doute être envisagée comme une transformation c’est-à-dire un processus qui implique abandon, mutation, innovation par rapport au projet initial. L’URSS stalinienne a manifestement connu ce processus complexe et douloureux mais sans aller nécessairement vers quelque chose de plus réaliste et de plus praticable. Car ce processus a inséré des éléments « pathologiques » au sein de la société soviétique et ces éléments pathologiques font partie des difficultés que l’on rencontre quand il s’agit de comprendre cette dernière. Or, la clé de lecture de Domenico Losurdo exclut cet élément pathologique à travers la mise en avant de l’abandon (réaliste et inévitable) de l’utopie, mais aussi, dans un deuxième temps, à travers l’idée de trois guerres civiles qui auraient rythmé le développement de l’URSS et en auraient largement déterminé les pratiques. Cette deuxième clé explicative dénote encore une fois une volonté « rationalisatrice » qui pose problème.

Les trois « guerres civiles » soviétiques

En effet la violence stalinienne et les crimes commis alors – que Losurdo condamne sans réserve – trouvent là une explication qui reste insuffisante. Admettons la réalité de la première guerre civile (1918-21) menée entre les Rouges, les Blancs et les « Verts » (soit les groupes de paysans insurgés). Le fait que cette guerre impitoyable occasionna une transformation du bolchevisme, de son équipe dirigeante, mais aussi de ses pratiques politiques, est indéniable. Le stalinisme, si on veut en chercher la genèse, est largement né à l’intérieur du bolchevisme de la guerre civile. Les deux autres guerres civiles, celle de la collectivisation forcée (1929-32) et celle des Grandes purges et notamment de la ejovtchina (1936-38) sont plus problématiques. Le conflit entre le pouvoir soviétique et la paysannerie, entre 1929 et 1932, est indéniable et les conséquences en sont connues mais il me semble difficile de la comparer avec la première guerre civile : autant la première guerre civile avait été subie par les bolcheviks victimes d’une sainte alliance allant des Cadets aux généraux tsaristes avec le soutien des puissances occidentales, autant le conflit 1929-32 a été choisi par le groupe dirigeant stalinien malgré les avertissements lancés par la « droite » du parti (avertissements d’autant mieux connus par Staline et les siens qu’ils les avaient jadis employés pour critiquer l’« opposition de gauche » lors de la NEP). En outre, autant la première Guerre civile opposait les bolcheviks aux classes dirigeantes de l’Empire russe, autant la prétendue « seconde guerre civile » a opposé au pouvoir soviétique des couches sociales subalternes ; la rhétorique officielle sur les koulaks armant les combattants n’a été qu’un discours visant à confondre la logique du nouveau conflit avec des logiques antérieures. On ne peut qualifier de guerre civile un conflit où l’une des parties prenantes n’a manifestement pas de capacité hégémonique, ce qui était le cas à l’époque des paysanneries révoltés d’Ukraine et aussi – en partie – de Russie.

Quant à l’idée d’une dernière guerre civile (1936-38) au sein du groupe dirigeant bolchevik, elle me semble rationaliser un drame dont la signification échappe toujours en partie. Elle implique que les parties en présence se soient affrontées pour le pouvoir à la manière des guerres civiles « classiques ». Comme l’activité des éliminés (les anciennes oppositions de droite et de gauche) n’est pas évidente, Losurdo cherche dans les antécédents des révolutionnaires russes des traces d’activités clandestines ou clairement oppositionnelles. Il est vrai que le secret, le sens du complot ou le terrorisme appartiennent au patrimoine d’une partie des révolutionnaires russes. Or les preuves que donne l’auteur d’une tentative de coup d’État anti-stalinien lors de l’anniversaire de la Révolution d’Octobre en 1927 se basent sur les écrits de Malaparte – un auteur loin d’être un spécialiste de l’URSS – et ne sont pas bien convaincantes. Quant à une activité antistalinienne ultérieure visant à arracher le pouvoir à Staline, on ne connaît que les tentatives de Syrtsov, Rioutine et Lominadze, très vite percées à jour en 1932. De manière significative les ex-dirigeants bolcheviques contactés par les « conjurés » ont décliné toute forme de participation, jugeant la tentative irréaliste et dangereuse. Car ce qu’une étude biographiques des anciens dirigeants bolcheviks de la génération préstalinienne démontre, c’est que régnaient parmi eux surtout le découragement et la méfiance (voir les mémoires de Larina Boukharine). Outre l’hostilité entre les anciennes oppositions de droite et de gauche, une amertume assez désespérée prédominait. Zinoviev, Kamenev, Rykov et Boukharine étaient politiquement, et sans doute personnellement, des hommes brisés, ce que suggèrent leurs attitudes respectives durant leurs procès respectifs, bien loin de la posture des anciens révolutionnaires populistes (narodnikis) devant les tribunaux du tsar. Cette passivité et ce fatalisme étonnèrent d’ailleurs la presse internationale de l’époque autant que l’invraisemblance des aveux. Il est vraisemblable d’ailleurs que ces dirigeants n’aient eux-mêmes pas compris le sens de leur élimination et les mémoires de Larina Boukharine rappelle que son mari, même quelques jours avant son exécution, n’avait pas réussi à saisir pourquoi Staline avait pris la décision de l’éliminer.

Mais dans tous les cas, la question n’est historiquement pas décisive car la destruction des vieux bolcheviks a par trop tendance à escamoter que c’est bien l’ensemble de la classe dirigeante soviétique qui fut touchée par les répressions, des cadres les plus importants aux plus insignifiants, des staliniens avérés aux ex-trotskistes ralliés à la direction en place. Il y a là une logique systémique qu’il faut bien éclairer et que la notion, ici trop « rationnelle », de « guerre civile » empêche de bien saisir. Resituer la place de Staline dans cette logique constituerait évidemment un des objectifs d’un programme de recherche rendu difficile par le brouillage idéologique dont souffre l’histoire de l’URSS et de Staline. Et même si l’on se refuse à suivre Domenico Losurdo dans toutes ces propositions sur cette question, il faut reconnaître que son Staline, Storia e critica di una leggenda nera, constitue un point d’appui important pour lancer ce programme de recherche.

Octobre 2009

Domenico Losurdo, Stalin, Storia e critica di una leggenda nera, Carocci.


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