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Retour en force de l’histoire dans le roman noir ?
Une chronique littéraire de Roger Martin

Au cas où on en douterait encore, le roman noir, depuis La Moisson rouge de Dashiell Hammett, constitue la parfaite illustration de la définition du roman que proposait Stendhal dans Le Rouge et le noir : « Un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers… Son miroir montre la fange, et vous accusez le miroir ! Accusez bien plutôt le grand chemin où est le bourbier, et plus encore l’inspecteur des routes qui laisse l’eau croupir et le bourbier se former ». Après une période navrante où trop d’auteurs l’ont réduit à de complaisantes histoires de tueurs en série ou à de ténébreux complots où, sur fond d’hémoglobine, pseudo histoire et pseudo science tenaient lieu d’intrigues, voilà que du Japon à la Suède en passant par l’Afrique, l’Espagne, la France et les États-Unis, il se retrempe aux sources des origines. Guerre d’Espagne ou d’Algérie, Occupation, dictatures franquiste, grecque ou argentine, l’Histoire fait un retour en force chez les meilleurs de ses auteurs. On ne s’étonnera pas alors de la sélection opérée ci-après qui montre que, oui, décidément, le roman noir est bien une arme de combat !

Après nous de Patrick Fort .

Biographie ? Document ? Roman noir ? Un peu de tout cela dans ce court mais poignant récit consacré à Celestino Alfonso, cet « Espagnol rouge » appartenant à l’ « Armée du crime » stigmatisée par la célèbre affiche de même couleur. Patrick Fort a choisi de nous raconter, à la première personne, les derniers mois de l’existence tragique de ce combattant des FTP-MOI, fusillé à 27 ans au Mont-Valérien. S’il a pris le pari risqué de se glisser dans la peau d’un personnage authentique, il le fait avec un grand souci de vérité historique et une recherche scrupuleuse, et, porté par la personnalité d’Alfonso et la grandeur de son combat, il brosse avec talent et émotion, mais sans pathos, le portrait d’un homme qui sut se dresser contre l’injustice et le fascisme en s’oubliant au profit du combat collectif. Après Le Tombeau de Tommy d’Alain Blottière, une nouvelle œuvre indispensable à qui s’intéresse aux héros de l’Affiche rouge. Éditions Le Solitaire, 14 euros, 160 pages.

Dès lors ce fut le feu de Philippe Pivion.

Dans Le Complot de l’Ordre noir, Philippe Pivion exposait les dessous de l’assassinat du ministre Louis Barthou, partisan d’une alliance franco-soviétique contre l’Allemagne nazie. Avec Dès lors, ce fut le feu, il nous jette au cœur de la Guerre civile espagnole, dans un récit épique qui voit s’affronter loyalistes et mutins, brigades internationales et forces de la réaction. On croyait connaître l’Histoire, on la découvre ! Si ses grands traits nous sont familiers, Pivion jette un éclairage crû sur des faits ignorés ou méconnus, les menées de la Cagoule qui infiltre les rangs des Brigades pour organiser le sabotage ou le comportement du personnel politique français trahissant les idéaux du Front populaire et soutenant en sous-main les « asilés » franquistes qui ont trouvé refuge à l’ambassade en attendant de reprendre les armes contre les Républicains. La face cachée de l’Histoire servie par un récit mené tambour battant. Le Cherche Midi , 20 euros, 510 pages.

Sacrifices de Pierre Lemaitre

Je passe mon temps à proclamer « hors du roman noir point de salut ! » et, immanquablement, chaque nouveau roman de Pierre Lemaitre me voit déroger à mon propre oukase. C’est que Lemaitre est un cas à part. Certes, d’autres que lui écrivent des thrillers, mais entre clichés, ficelles grosses comme des cordes, coups de pouce et même d’orteil, invraisemblances et coïncidences, les bras finissent par vous en tomber. Lemaitre sait se renouveler, surprendre à chaque nouveau récit et c’est encore le cas avec ce Sacrifices à la machinerie parfaite, aux rebondissements imprévisibles, qui est en outre œuvre d’écrivain authentique et pas seulement commande de bon faiseur. Oppressant, haletant, Sacrifices ne triche jamais. La dernière page de sa trilogie consacrée au commissaire Verhoeven tournée, encore sous le coup de ce récit cruel et désenchanté, le lecteur est obligé de reconnaître qu’une fois encore Lemaitre a joué franc-jeu. Albin Michel, 20 euros, 365 pages.

Les profiteurs de Leif GW Persson .

Le polar scandinave est à la mode, mais on ne semble pas s’être aperçu que Persson en est l’auteur le plus novateur. Qu’il soit l’héritier de Sjöwall et Wahlöö, qui dans les années 60-70 brossaient l’envers du décor du « miracle suédois », comment en douter en s’immergeant dans un monde en proie à la corruption, aux compromissions, à la violence, où racisme et mépris tiennent lieu de morale et où des policiers déboussolés ont du mal à résister à l’aimant de l’extrême droite. Éminent criminologue, Persson réhabilite un genre galvaudé par des feuilletons TV bien faits mais irréalistes, la procédure policière. Plongeant au cœur des réseaux de prostitution liés à l’immobilier, projetant une lumière crue sur les mœurs de la police politique, Persson, qui n’hésite pas à intervenir dans le récit, non sans humour, pour « faire le point », nettoie avec énergie les écuries d’Augias d’un régime trop poli pour être honnête. Rivages/Thriller 22 euros 335 pages.

Le braconnier du lac perdu de Peter May

Le Braconnier du lac perdu vient, après L’Ile des chasseurs d’oiseaux et L’Homme de Lewis, mettre un terme à la trilogie de Lewis et aux aventures de Fin Macleod. Cette fois, le héros, ancien policier de Glasgow qu’une enquête avait ramené sur l’île de son enfance pour y affronter les fantômes de son passé, se retrouve à l’heure des choix, incapable de fuir un dénouement dont il ne sait pas s’il lui permettra un nouveau départ. Dans l’atmosphère oppressante d’une île où le temps semble s’être arrêté, où bigoterie et préjugés tuent plus sûrement qu’une balle, un cadavre retrouvé gelé dans l’épave d’un avion le forcera à assumer un passé qui le torture et qu’il n’a pas réussi à surmonter. Suspense, coups de théâtre, drames marquent ce récit empreint de finesse psychologique et d’amour des êtres, fussent-ils les plus misérables, incapables d’échapper à cette île battue de l’océan qui est leur prison autant que leur royaume. Rouergue noir, 22 euros, 315 pages.

Orchid Blue d’Eon McNamee

Une œuvre saisissante, parfaitement maîtrisée, remarquablement traduite, dont construction, technique narrative et style révèlent un authentique créateur. On retrouve dans Orchid Blue l’atmosphère des romans d’Alan Silitoe, ce « jeune homme en colère » qui n’avait pas son pareil pour raconter la classe ouvrière anglaise des années 60. Dans une Irlande du nord déchirée par la querelle religieuse, masque opportun de la question sociale, l’assassinat d’une jeune fille, banal fait divers, est l’occasion d’une peinture au vitriol d’une société de castes figée, où règnent l’égoïsme et la morgue des possédants et de leurs remparts, juges et policiers. La force de McNamee réside dans son refus du prêchi-prêcha. Il montre et les commentaires sont superflus. Ce qui n’exclut pas une tendresse manifeste pour les petites gens broyées par le Système sur fond de paysages industriels dévastés et de désespérance sociale. Éditions du Masque 21,50 € 315 p.

Restez dans l’ombre d’André Fortin

André Fortin est juge. Son héros aussi, ce qui évite les erreurs classiques du genre policier. Surtout, ce sont des types bien, qui croient à la mission première de leur métier : rendre la justice. Dans cette nouvelle enquête du juge Galtier, c’est l’Histoire que l’auteur prend à bras le corps. Lorsqu’un octogénaire est retrouvé sauvagement assassiné non loin de son domicile luxueux dans une rue de Marseille, bien malin celui qui pourrait y voir autre chose qu’une preuve de l’insécurité prêtée à la cité phocéenne. Même si la piste est froide et les dossiers poussiéreux, c’est la trouble période de l’Occupation qui suscitera l’attention du juge. Une tragédie progressivement se fait jour, permettant à l’auteur non seulement de revenir à une Histoire trop souvent occultée mais aussi de s’interroger devant nous sur la vérité judiciaire, la place de la justice dans notre société et la façon de l’exercer sans perdre son âme. Jigal Polar 18 € 264 p.

Mauvais pas de Linwood Barclay

« Pendant des années, j’ai jalousé mon copain Jeff Conklin qui, à l’âge de 13 ans, a trouvé un type mort. » Pareil incipit laisse bien augurer ! Linwood Barclay n’est pas un inconnu mais aujourd’hui c’est un suspense humoristique qui lui vaut mon intérêt soudain. Simplement parce que je ne dédaigne pas la parodie lorsqu’elle est réussie, c’est-à-dire rarement. Mauvais pas est un roman désopilant, évoquant par moment ceux du maître du genre, le regretté Donald Westlake. Les mésaventures hautes-en-couleur de Zack Walter, minable auteur de science-fiction obsédé par la sécurité, qui vole par mégarde un sac dans un chariot de supermarché avant d’être entraîné dans un tourbillon d’aventures aussi dangereuses que cocasses, servies par un humour subtil et un sens de la mise en scène redoutable, constituent un plaisir de lecture qu’on ne saurait bouder, d’autant que le narrateur excelle dans l’art savoureux mais difficile de l’autodérision. Belfond Noir 21 € 365 p.

Tripple crossing de Sebastian Rotella

Présenté comme une fiction, Triple Crossing (pourquoi n’avoir pas traduit le titre !) doit tout à une réalité désespérante. À partir d’un sujet qui évoque le Traffics de Soderbergh et La Frontière de Patrick Bard, l’auteur, journaliste, bâtit un récit épique narrant le combat inégal de quelques policiers et juges honnêtes contre les cartels de la drogue et du crime organisé, qui ont choisi de s’installer aux carrefour de trois pays, Paraguay, Brésil et Argentine, dans un no man’s land protégé par une véritable armée, pour y stocker, traiter et envoyer en Europe, via l’Afrique, des milliers de tonnes de drogue. Une information aussi précise qu’impressionnante, une palette de peintre pour brosser les portraits des protagonistes, un sens de la mise en scène quasi cinématographique, un talent consommé des dialogues aident Rotella à faire passer une histoire abominable qui, hélas, doit nettement plus à la réalité qu’à la fiction. Liana Levi 22, 50 € 440 p.

De glace et de sang de P.J. Parrish

Beaucoup d’auteurs ont tendance à considérer qu’un sujet fort les dispense de qualités jugées sans doute secondaires : planter un décor, créer une atmosphère, animer des personnages qui ne soient pas de simples marionnettes. Les deux sœurs qui se cachent derrière le pseudonyme P.J. Parrish font avec De Glace et de sang la démonstration du contraire. Louis Kincaid, ce policier noir qui a fui le Mississippi pour y avoir sans doute vécu l’innommable et qui attend sans doute trop des neiges du Michigan, comme son chef, l’énigmatique Brian Gilbralter, sont des créations mémorables. Leur affrontement, au cours de l’enquête qui suit le meurtre de plusieurs officiers de police, et au fur et à mesure que le passé resurgit, cependant que la nature tout entière se transforme en un bloc de glace hostile et que la panique semble s’emparer de tous les policiers du commissariat murés dans un terrible secret, a quelque chose d’effrayant. Calmann-Lévy 22€50 480 p.

Mapuche de Caryl Férey

Caryl Férey est la grande révélation du roman noir de la décennie. Si Zulu avait soulevé l’admiration, avec Mapuche, un roman bouleversant, il atteint au chef d’œuvre. Le récit est mené avec une virtuosité exemplaire. Suspense, action, agencement des diverses étapes de la narration, imbrication savante des points de vue, rien n’est laissé au hasard et rarement pareille harmonie stylistique a été mise au service d’une histoire dont la violence, celle du monde extérieur comme celle nichée au cœur des protagonistes, bons comme salauds, n’apparaît jamais comme gratuite. Mais pareilles qualités pourraient servir une œuvre purement gratuite dont elles seraient à la fois l’objet et le sujet. Or, dans le récit de Férey, elles sont au service d’un récit effroyable certes, mais pas plus que les faits qu’il entend dénoncer.
Trente ans après le rétablissement de la démocratie, les plaies de la société argentine restent béantes. Celles de Jana, l’indienne Mapuche, fille d’un peuple persécuté, des Mères de la Place de Mai, qui ne désarment pas, de Rubén, rescapé des geôles de l’École de Mécanique de la Marine où son père et sa sœur ont troué la mort sous les tortures infligées par les fascistes entraînés par des spécialistes français. L’exécution d’un travesti puis l’enlèvement d’une photographe issue d’une famille de l’oligarchie financière qui contrôle toujours la vie du pays vont le jeter au cœur d’une affaire sordide où tous les vieux démons de la période des Colonels remontent à la surface. Avec un talent rare, Férey brosse un tableau hallucinant d’un pays en proie à sa propre histoire, où quelques irréductibles tentent, non sans succès, de faire tomber définitivement le rideau sur les spectres de la barbarie et de ressusciter l’espoir. Une entreprise salutaire. Série Noire, 19,90 euros, 455 pages.

Chronique parue dans l’Humanité du jeudi 17 janvier 2013


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