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Qu’est-ce qu’une « trace féconde » ?
Jacques Bidet évoque Marx, Bourdieu, Foucault et Althusser...

La « trace de Marx » qui est ici le thème de nos réflexions n’est pas à comprendre comme une marque que l’on pourrait retrouver sur le front de ceux qui viennent après lui. C’est la reprise d’une impulsion, suscitant après elle d’autres parcours, qui laissent eux-mêmes derrière eux d’autres traces. Il ne lui suffit pas de suivre. Elle est, à son tour, création. Elle n’est « féconde » qu’à partir de nouvelles expériences intellectuelles, sociales ou politiques, d’autres références théoriques. Comme on peut le voir chez les théoriciens critiques du second XXe siècle, qui demeurent nos maîtres à penser – j’évoquerai ici Bourdieu, Foucault et Althusser –, on ne peut suivre Marx qu’en s’écartant de lui, en cherchant sa propre lumière ailleurs aussi. La trace de Marx est donc impure, métisse. Elle ne vit que d’accueillir ce qui la bouleverse. Elle n’existe que dans l’affrontement et la divergence. Elle n’a d’avenir que dans cette tension toujours renouvelée. Le sillage de Marx, dans l’océan du monde d’aujourd’hui, est un lieu de tempêtes.

Prenons Bourdieu. L’héritage de Marx se manifeste dans la reprise d’un certain vocabulaire : classe dominante et classe dominée, reproduction des rapports de classe, lutte de classe … Le sillage marxien se croise ici avec d’autres, notamment ceux de Weber et de Durkheim, dans une recomposition conceptuelle originale qui transforme le schéma, si bien que les mots changent plus ou moins de sens. Le « capital », compris comme une propriété que les individus possèdent à des degrés divers, se divise en capital « économique » et capital « culturel ». Certains ont beaucoup de l’un, et peu de l’autre. Au sommet de la classe dominante, on disposerait en abondance de l’un et de l’autre. Cette façon de présenter en parallèle ces deux volets de la domination sociale ne permet guère de rendre compte du clivage abyssal existant entre le monde du grand capital et celui du salariat, qui n’est pas un clivage de nature hiérarchique, comme peut l’être celui du capital dit « culturel ». La puissance du capital ne peut être définie qu’à partir de cette exploitation du travail qui détermine une accumulation illimitée, quelles qu’en soient les conséquences sur les humains et la nature. Bref, on ne peut attendre de Bourdieu ce qui ne peut venir que de l’analyse de Marx. Le premier offre une synthèse sociologique, immensément riche, tournée vers la critique sociale ; le second, une théorie matérialiste historique, dont l’ambition est plus risquée : non seulement comprendre comment se reproduit une structure sociale antagonique, mais aussi comment elle pourrait être renversée. Bourdieu est un théoricien la lutte des classes, mais non de l’abolition des rapports de classe. Il vise l’émancipation, mais non la révolution. Il reste bien sûr à savoir ce que l’on peut entendre sous ce terme, mais l’idée même reste extérieure à son programme. Ce décalage entre les deux perspectives ne doit pourtant pas empêcher de considérer l’apport qui peut être celui de Bourdieu à la perspective même de Marx : sa « contribution au marxisme », pourrait-on dire, si l’on entend par là la continuation du travail de Marx. Pour en rester à un seul point, la notion de « capital culturel », même si elle n’est pas très satisfaisante, oriente vers l’idée que parallèlement au pouvoir qui s’exerce à partir de l’exploitation capitaliste, la structure moderne de classe en comporte un autre, qui passe par la domination culturelle, par la reproduction de privilèges culturels, par l’arbitraire d’une violence culturelle, par l’élargissement de fossés culturels, notamment à travers l’appareil scolaire et universitaire, qui permet aux privilégiés de ce pouvoir de reconduire leur association structurelle aux privilégiés du capital. Sur ce point, comme sur bien d’autres, Bourdieu est clairement dans le sillage de Marx. Il élargit ce sillage.

Prenons Foucault. On a beaucoup joué Foucault contre Marx. On choisissait l’entrée « individu », plutôt que l’entrée « classe ». On focalisait sur la domination des corps et des esprits plutôt que sur l’exploitation du travail, etc. Et pourtant plutôt que de les opposer l’un à l’autre, mieux vaudrait faire travailler l’un contre et avec l’autre. On peut en effet créditer Foucault de deux innovations fécondes pour le développement de la perspective ouverte par Marx. La première n’est pas sans rapport avec l’idée de capital culturel. Mais elle s’énonce différemment : dans les termes d’un « savoir-pouvoir ». C’est-à-dire d’un pouvoir qui n’est pas lié à la détention d’un capital, mais d’un savoir, et dont les mécanismes d’exercice et de reproduction sont très différents. Ce n’est pas le pouvoir d’acheter ou de vendre, d’embaucher, de licencier, etc. C’est le pouvoir de baliser le temps et l’espace, de définir des étapes, des itinéraires, des épreuves, des contrôles, des critères, des moyens appropriés aux fins, de décider en dernier ressort de qui est normal ou anormal, inclus ou exclu. La seconde est de montrer que ce pouvoir s’exerce dans toutes les institutions quelles qu’elles soient : entreprise, administration, santé, éducation, justice, etc., alors que le marxisme tendait à focaliser l’analyse sur le seul pouvoir du capital, tout autre pouvoir pouvant étant supposé être son simple corrélat fonctionnel. A nouveau, ainsi s’élargit le sillage de Marx, conduisant à une vision plus réaliste des fondements de l’ordre social moderne. La classe populaire doit faire face à une classe dominante structurellement bicéphale. S’impose dès lors à elle une stratégie de division des puissants. Elle doit savoir qu’elle ne marginalisera le pouvoir du capital qu’à la condition d’hégémoniser et de s’approprier les pouvoirs de la compétence.

Le cas d’Althusser est différent. Il n’a cessé de se dire « marxiste », et « communiste », c’est-à-dire marxiste en pratique. Si, pourtant, il compte dans cette « trace de Marx », c’est parce qu’il s’écarte alors de la voie commune, qui tendait à identifier le marxisme à une philosophie de l’histoire. Le marxisme, dit-il, n’est pas une nouvelle philosophie, mais une nouvelle façon de philosopher, de faire travailler les philosophies. Le corps de concepts que Marx a introduit dans la culture moderne constitue non une philosophie, mais une « théorie ». Les philosophies sont plus ou moins puissantes. Les théories sont plus ou moins vraies. Il faut exiger du marxisme qu’il fasse la preuve de sa « vérité », comme on le demande aux sciences. Pour Althusser, le marxisme n’est pas une science, mais il porte la même exigence de vérité. On attendra de lui qu’il soit vrai, non pas comme une science particulière, mais comme une théorie générale, dont la vocation est de rendre compte des relations entre toutes les dimensions de la vie sociale, et par là des grands mécanismes historiques. Une telle théorie est nécessaire parce qu’elle est seule capable de fonder une pratique politique dans laquelle tous pourraient se reconnaître. S’il en est ainsi, on se trouve invité à chercher à discerner, au sein même de la théorie de Marx, le vrai et le faux. Á porter autant d’intérêt à ses erreurs, à ses limites, qu’à ses découvertes et à ses vérités : soit une démarche analogue à celle qui permet le progrès des théories scientifiques. Par là se trouve ouverte une nouvelle relation entre le marxisme et les sciences sociales. Le marxisme n’intervient pas comme une philosophie qui serait un savoir en surplomb, mais comme exigence de rigueur analytique et critique, d’unité synthétique dans un savoir interdisciplinaire tourné vers l’émancipation. La trace de Marx est à lire dans la capacité des marxistes à discerner les limites du marxisme et à le redéployer sous la forme d’une théorie plus large qui fasse la preuve d’une plus grande cohérence conceptuelle et d’une meilleure capacité explicative est donc aussi politique. Voilà, en très bref, pour moi, la trace d’Althusser, dans le sillage de Marx.

Texte publié dans le numéro spécial de l’Humanité sur Marx (16 février 2018).

Dernier livre paru : "Eux" et "nous" ? Une alternative de gauche au populisme. Editions Kiné.


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