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Portrait du pauvre en habit de vaurien – Eugénisme et darwinisme social, de Michel Husson
La critique de Michel Hery

Emmanuel Macron s’est fait une spécialité du mépris de classe en multipliant les petites phrases sur les ouvrières illettrées qu’il serait si difficile de reclasser, sur ceux qui ne sont rien ou sur d’autres qui n’ont qu’à se donner la peine de travailler (par exemple en prenant l’emploi qui les attend de l’autre côté de la rue) s’ils veulent se payer un costard. Dans un ouvrage posthume, Michel Husson montre que Macron s’inscrit pleinement dans un récit particulièrement présent dans l’Histoire depuis les prémices de la Révolution industrielle au Royaume-Uni au milieu du XVIIIè siècle, qui s’est poursuivi sous différentes formes jusqu’à nos jours. Ce récit s’inscrit le plus souvent dans une logique de gestion (et, à travers elle, de légitimation) du phénomène de pauvreté, souvent accompagné d’un sentiment d’inquiétude, voire de peur qui sera bien résumé par Louis Chevalier sous la formule « classes laborieuses, classes dangereuses », faisant écho à l’apparition de la classe ouvrière en France au début du XIXè siècle.

Les références dans l’ouvrage de Michel Husson sont très nombreuses et détaillées. Il passe en revue les écrits de nombreux écrivains et chercheurs du milieu du XVIIIè siècle jusqu’au début du XXIè. Dans cette recension on se focalisera sur les principaux thèmes abordés par ces auteurs à travers les siècles : si chaque époque a sa spécificité, Michel Husson convainc le lecteur de l’intemporalité de certaines obsessions des classes dominantes et de leurs porte-plumes.

La pauvreté serait ainsi un mal nécessaire à la prospérité des nations : cette armée de réserve de travailleurs correctement exploitée peut permettre d’accroitre les richesses au profit des classes dominantes, de les dégager des tâches les moins gratifiantes (personnel de maison, travailleurs non qualifiés auxquels sont attribués les tâches les plus pénibles voire les plus destructrices) et de contribuer à l’accumulation de richesses auxquelles ces dominés n’auront pas part. De Mandeville à Artus, en passant par Malthus et Hayek, toute une littérature est consacrée à la nécessité de maintenir de faibles salaires pour cette armée de réserve. On n’est pas loin non plus de la « théorie » du ruissellement, jamais prouvée scientifiquement, jamais observée en situation réelle, mais si commode pour justifier des écarts de revenus toujours croissants qui, hypothétiquement, permettraient grâce à l’enrichissement des milliardaires de créer des emplois pour les plus modestes.

Cependant, l’existence même de ces pauvres n’est pas sans créer des inquiétudes chez les nantis. On en craint en particulier les révoltes. C’est pourquoi, même avant les débuts de la Révolution industrielle, notamment quand l’accaparement des terres communales par les propriétaires terriens avaient privé de nombreux paysans de toutes ressources, des lois avaient été édictées en Grande-Bretagne qui pouvaient soumettre les pauvres (y compris les enfants) à un enfermement dans des workhouses où ils étaient assujettis à un travail forcé. On note aussi au cours de l’Histoire la mise en place d’équivalents du RSA, évidemment fortement conditionnés et à des niveaux le plus souvent inférieurs au minimum pouvant assurer la survie. Tout au long de la période, ces lois sont la cible d’économistes vertueux, transformés pour l’occasion en moralistes : c’est parce que les pauvres sont intrinsèquement paresseux, vicieux, incapables de rédemption, pervertis intellectuellement qu’ils sont condamnés à cet état. Le pasteur Malthus veut bien sûr leur imposer la chasteté pour éviter qu’ils se reproduisent. Certains eugénistes prônent la détention et la ségrégation.

La publication de L’origine des espèces de Darwin va ouvrir la porte à l’émergence du darwinisme social, pseudo-science dans laquelle s’illustreront notamment Spencer et Galton. La sélection naturelle théorisée par Darwin trouverait son pendant chez l’homme dans une lutte pour la vie qui serait l’état naturel des relations sociales. Les théories racialistes, le colonialisme, l’eugénisme en découlent. Dans son ouvrage, Michel Husson s’interroge sur l’attitude de Darwin vis-à-vis de ces théories évolutionnistes. Il la qualifie d’ambigüe. Certes, Darwin dans La descendance de l’homme (parue 12 ans après L’origine des espèces) considère que les théories développées dans son premier ouvrage ne concernent pour l’espèce humaine que le passage « de la condition primitive semi-humaine à un état analogue à celui des sauvages actuels ». Pour autant, il multiplie les références à plusieurs auteurs (dont Galton) qui théorisent le caractère naturel des inégalités de classe et de race, dans la logique évolutionniste du darwinisme social. Des extraits de la correspondance de Darwin montrent également à quel point il est prisonnier des préjugés de classe et des positions réactionnaires de son époque et de la société dans laquelle il évolue.

Ce darwinisme social est également appliqué aux femmes et c’est Darwin lui-même qui en parle de la façon la plus claire : « Ce qui établit la distinction principale dans la puissance intellectuelle des deux sexes, c’est que l’homme atteint, dans tout ce qu’il entreprend, un point auquel la femme ne peut arriver, quelle que soit, d’ailleurs, la nature de l’entreprise, qu’elle exige ou une pensée profonde, la raison, l’imagination, ou simplement l’emploi des sens et des mains ».

Michel Husson consacre ensuite de nombreuses pages à l’emprise du darwinisme social sur la politique tout au long des XIXè et XXè siècles, y compris au sein du mouvement ouvrier. En Allemagne, les écrits sur le racisme du darwinien Haeckel se répandront largement au sein de la classe ouvrière et contribueront à faire le lit de l’acceptation du nazisme. Des penseurs progressistes comme Keynes, Welles et Russell seront au début de leurs carrières des compagnons de route des théories eugénistes. La biologisation des rapports sociaux (avec notamment Lapouge et Carrel) contribuera à ancrer dans la société les principes d’infériorité, notamment celle de la classe ouvrière, des pauvres ou des femmes.

On l’aura compris, le livre de Michel Husson est foisonnant et particulièrement documenté. Sa force principale est de montrer la permanence, tout au long de l’Histoire moderne et jusqu’à nos jours, des préjugés envers les classes les plus défavorisées. Certes, les quelques « chercheurs », cités par l’auteur, qui prétendent encore aujourd’hui montrer l’infériorité des personnes de couleur, sont facilement réfutés. Mais plus sournoisement, de nombreux « économistes en chiens de garde du capital », comme les désigne Alain Bihr dans sa postface à l’ouvrage, ont pris le relais, sur des bases qui se prétendent objectives et nient toute détermination économique et sociale ou les rapports capitalistes de production. Et ce sont autant de points d’appui pour les discours néolibéraux des gouvernements : les pauvres sont inemployables par manque de formation, rechignent à se réorienter, ne font pas assez d’efforts pour (re)trouver un emploi, vivent au jour le jour sans se donner la peine d’économiser, ont trop d’enfants, s’abandonnent à leurs vices. Et ils ont en plus l’outrecuidance de coûter un pognon de dingue ! Pas grand-chose n’a changé depuis le XVIIè siècle…

Michel Husson : Portrait du pauvre en habit de vaurien – Eugénisme et darwinisme social (Page 2 – Syllepse)


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