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Peut-on agir moralement sans s’intéresser à la politique ?
Le philosophe Yvon Quiniou a planché sur ce sujet du Bac

Introduction : La question posée suppose d’emblée que l’on peut légitimement parler d’action morale et donc que la morale, avec ses valeurs, existe. On exclura donc tout nihilisme moral comme celui que Nietzsche a professé. La réponse, par contre dépendra de la manière dont on conçoit la morale et elle engagera une définition, au moins partielle, de ce qu’est (ou doit être) la politique.

I Morale et éthique

Il faut tout de suite distinguer la morale et l’éthique, bien que la tradition philosophique et la conscience ordinaire les confondent (comme l’étymologie d’ailleurs). L’éthique porte seulement sur des valeurs qui s’incarnent dans notre vie personnelle et qui varient d’un individu à l’autre : le plaisir, la joie, le travail, le loisir, la sexualité, etc. C’est pourquoi la politique, qui prend en charge la vie de la Cité, c’est-à-dire la vie collective, n’est pas concernée directement et fondamentalement par nos choix éthiques (ou par la morale réduite à l’éthique) : l’éthique ne nous propose aucun idéal d’existence ou d’action collective et, inversement, la politique n’a pas à intervenir dans le champ de la vie individuelle, sauf à se transformer en totalitarisme – ce qui fut malheureusement le cas dans les régimes théologico-politiques du passé ou dans les totalitarismes modernes (fascisme, stalinisme, islamisme). La seule justification d’une intervention de la politique dans ce domaine et que l’éthique peut exiger d’elle, c’est de mettre à la disposition de tous la capacité de construire éthiquement sa vie – ce qui rejoint pour une part la morale telle que, par exemple, V. Peillon la conçoit quand il propose d’enseigner une « morale laïque » à l’école ayant pour vocation de former des individus responsables de leur vie, mais aussi des citoyens lucides, avec un flottement du vocabulaire évident.

II La morale et les rapports avec autrui

Si la morale, qui a bien objet les actions qui nous mettent en rapport avec autrui (un homme seul n’a pas besoin de morale, seulement d’une éthique), ne porte que sur les rapports interindividuels ou intersubjectifs – d’individu à individu, de personne à personne –, alors elle ne saurait, par définition, nous amener à nous intéresser à la politique. Celle-ci est d’emblée mise hors-jeu par sa logique propre, trans-individuelle, et ses préoccupations spécifiques comme l’organisation des institutions, la production des richesses, la satisfaction des besoins collectifs. Elle est alors abandonnée à sa rationalité utilitariste propre et à son exigence d’efficacité, qui ne sont pas du ressort de l’action envisagée sous l’angle moral.

La morale demeure bien, avec ses valeurs d’action telles que Kant les a non pas inventées, mais portées au concept, définies avec rigueur de trois manières dans les Fondements de la métaphysique des mœurs : possibilité pour la maxime de l’action d’être universalisée – le mensonge est ainsi condamné car si toute parole était mensongère, il n’y aurait plus de parole du tout ; respect de la personne humaine qui entraîne la condamnation de la violence (par exemple) : enfin, critère de l’autonomie qui implique que ce que je fais, tout autre pourrait aussi vouloir le faire (et inversement) – ce qui interdit la relation de soumission ou de subordination. Mais l’action morale ainsi définie ne s’inscrit, répétons-le, que dans un champ restreint, quelles que soient sa valeur et l’obligation inconditionnelle qui s’y attache : les rapports quotidiens à nos proches, à nos voisins, à nos collègues de travail, aux autres en général mais considérés comme des individus avec lesquels nous entretenons des relations d’individu à individu, la société étant mise entre parenthèses. Cela se traduit par l’impératif d’aimer son prochain, que l’Evangile met au centre de la morale chrétienne et dont Kant fait remarquer justement qu’il ne s’agit que d’un amour pratique, incarné dans des actes visant le bien ou le bonheur d’autrui, mais non d’un amour de sentiment, lequel ne saurait être commandé. Mais c’est sans doute le devoir de respect qui illustre le mieux l’exigence morale dans sa dimension interpersonnelle, même s’il a une signification négative plutôt que positive : il nous interdit de porter atteinte à l’autre, il nous demande de ne pas le réduire à un moyen pour les fins que nous poursuivons.

III De la morale à la politique

Mais concevoir ainsi le champ de la morale, c’est donner une définition bien trop restrictive des rapports avec autrui et donc de l’action exigée par elle – définition que le récent retour de la philosophie morale, avec sa problématique des vertus et des vices, illustre parfaitement dans ce qu’elle a de désuet, de limité, de frileux. Car ces rapports sont aussi, sinon surtout, les rapports sociaux qui occupent une large partie de notre vie : pensons au poids du travail, avec les relations sociales qu’il implique, sur notre existence. Et ces rapports structurent précisément la vie collective dont s’occupe la politique. « L’homme est un animal social » disait déjà Aristote et ce n’est pas pour rien que, dans l’Ethique à Nicomaque, il fait de la politique l’instance suprême qui englobe l’ensemble de l’action humaine, action individuelle comprise. Et Marx lui-même, reprenant cette idée, montrera que l’homme est inséparable de ses relations aux autres, celles qu’il noue objectivement dans la société.
Du coup et logiquement, donc nécessairement, la morale va légiférer sur ces rapports que la politique a pour objet d’organiser et, inversement, la politique devra s’inspirer d’elle pour leur imprimer sa marque : la politique ne doit pas s’autonomiser par rapport aux valeurs comme si elle était à elle-même sa propre vérité, sans besoin d’exigences normatives préalables. On peut le démontrer rapidement à partir de ces mêmes critères moraux qui s’appliquaient précédemment à l’action morale individuelle. La morale condamne ce qui ne peut être universalisé socialement, comme les privilèges ou, plus largement, les rapports de domination (politique), d’oppression (sociale) et d’exploitation (économique). C’est ainsi que pour qu’il y ait des dominants il faut qu’il y ait des dominés – la domination ne peut donc être universalisée – et c’est pourquoi, comme le soutenait Kant, seul le régime républicain, fondé sur la volonté de tous, est « conforme à la morale ». L’exigence de respect de la personne humaine s’applique tout autant à la vie politique qu’à la vie interindividuelle : elle condamne la guerre, ce meurtre collectif, et elle commande la paix, ce « chef d’œuvre de la raison » selon Kant, auteur d’un Traité de paix perpétuelle, directement inspiré par la morale. Enfin, au nom de l’autonomie, celle-ci condamne les réalités déjà indiquées : la soumission politique, sociale et économique qui placent l’homme en situation d’hétéronomie.

On voit donc ce qui se joue à l’horizon de la morale : l’obligation que la politique elle-même se conforme à ses normes universelles d’action. Non seulement dans les comportements individuels des hommes politiques – comme la crise actuelle des mœurs politiques en manifeste l’urgence – mais plus profondément dans la structure même des systèmes sociaux. Car si ceux-ci, pour autant qu’ils sont soumis à l’histoire, ne relèvent pas vraiment de décisions individuelles fondamentalement libres, ils n’en relèvent pas moins du jugement moral qui s’objective alors dans un droit conforme ou non à la morale – comme la Déclaration de 1789 qui, dans son article 1, est indissociablement morale et politique. Cet article permet de condamner, rétrospectivement il est vrai mais indubitablement, le système esclavagiste de l’Antiquité comme intrinsèquement immoral, même si ceux qui le mettaient en œuvre n’étaient pas pleinement responsables moralement de ce qu’ils faisaient. Ce qui est en jeu c’est donc l’idée d’une « moralité objective », comme aurait dit Hegel, réalisée dans les institutions, les réalités concrètes et les mœurs d’une société, et qui fait abstraction de l’intention des acteurs de l’histoire pour ne prendre en compte que le contenu de leur action – ce qui est le fond d’une approche matérialiste de l’action morale.

On voit alors poindre à l’horizon de cette vision morale de la politique non seulement l’exigence d’une démocratie politique ou d’une République comme Rousseau l’a conçue, fondée sur le critère universaliste de la volonté générale, mais aussi celle d’une démocratie sociale (en partie réalisée aujourd’hui) et, tout autant, l’exigence d’une abolition des rapports d’exploitation propres au capitalisme, quelles que soient les difficultés que cela implique mais qui n’enlèvent rien à son caractère moralement obligatoire.

IV Cette exigence s’applique-t-elle à toute la politique, concerne-t-elle tout son champ ?

Certes non. Il y a toute une part de la politique qui lui échappe et que seul un angélisme naïf et dangereux peut ignorer. C’est celle qui relève de la science et de la technique, qui se réalise en particulier dans la production économique de la richesse matérielle, seule à même de satisfaire les besoins humains et d’apporter le bien-être. Ce n’est pas par des leçons de morale que l’on nourrira les ventres affamés ! Et des notions comme celle de compétence (technique) ou d’habileté pour accéder au pouvoir (condition de toute transformation de la société, y compris morale : Lénine a été un remarquable tacticien), qui n’ont rien à voir avec la morale, ont leur rôle à jouer, qui n’est pas rien, dans leur domaine propre mais aussi pour rendre l’action morale efficace en politique.

Conclusion

Il n’en reste pas moins que ce qui nous menace aujourd’hui, ce n’est pas l’oubli de cette dimension disons « technique » et amorale de la politique, laquelle est au contraire omniprésente comme on le voit dans l’obsession a-critique de la croissance qui ne s’interroge jamais sur son prix humain et écologique, ou encore dans la domination de la finance sur la politique des Etats, oubli qui s’accompagne d’un repli de la morale sur l’action individuelle où seul agir moralement aurait un sens. Ce sont au contraire l’amoralisme et le cynisme qui menacent, que l’on trouve par exemple dans l’idée défendue par certains que l’économie, en l’occurrence l’économie capitaliste, serait hors morale, obéissant à ses lois propres ordonnées au seul souci de l’efficacité matérielle. Décréter que la morale n’a rien à voir avec la politique et que la politique ne doit pas se soucier de morale sont bien deux affirmations complémentaires, qui autorisent toutes les dérives en politique !

Il est donc urgent, dans la lignée de Kant, de remettre au premier plan l’idée d’une « politique morale » et de rappeler, avec Rousseau, que « ceux qui voudront séparer la morale et la politique n’entendront rien ni à l’une ni à l’autre » (Emile) : l’action morale doit se prolonger en politique, et la politique doit se fonder sur des normes morales qui lui dictent ses fins et la contraignent dans ses moyens, même si elle ne se réduit pas à cette dimension.


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