Un désastre pour le débat public, sa qualité, sa capacité à générer de la décision politique et démocratique. C’est, pour l’instant, le résultat majeur de l’opération de communication organisée par l’équipe du biologiste Gilles-Eric Séralini, professeur de biologie moléculaire à l’université de Caen. Une opération relative à son expérience d’ingestion de maïs résistant à l’herbicide Round Up de Monsanto par des rats, publiée dans la revue Food and Chemical Toxicology.
C’est, pour l’instant, son seul résultat disponible. Tous les commentaires conclusifs sur l’expérience elle-même et les leçons à en tirer pour la protection des populations contre un risque sanitaire sont nuls et non avenus. Qu’ils soient en faveur de la thèse finale de Gilles-Eric Séralini - il faut interdire sans attendre l’usage des plantes transgéniques résistantes à cet herbicide - ou en défaveur. Pour une raison simple : tous ces commentateurs n’ont pas eu le temps d’expertiser réellement l’article scientifique, ses données brutes - encore inconnues - et les hypothèses biologiques qui la sous-tendent.
Si les commentateurs du contenu scientifique de l’expérience ont parlé trop tôt… que dire alors des responsables politiques qui ont pensé indispensable de répondre autre chose que « nous avons décidé de confier par la loi l’examen de ce type de risque à des systèmes d’Agences publiques recourant à l’expertise des scientifiques de nos universités et organismes de recherche, attendons leurs avis ».
S’il est trop tôt pour délivrer une information fiable sur cette expérience, il est en revanche possible de tirer de claires leçons de l’opération de communication, qui, elle, n’a rien d’original.
L’équipe de Gilles-Eric Séralini a organisé, sciemment, les conditions d’une mauvaise information du public. Comment ? Comparons avec la science « normale », même lorsque ses résultats sont spectaculaires et controversés.
Lorsqu’une équipe de physiciens travaillant au Cern est tombée sur un os - une mesure stupéfiante d’une particule se déplaçant plus vite que la lumière - elle a écrit un article pour soumettre à ses pairs le problème. Ayant compris que l’écho médiatique risquait d’être important, les institutions scientifiques ont pris la précaution d’avertir les journalistes spécialisés, de leur donner toutes les informations en avance, leur permettant ainsi de contacter d’autres scientifiques. Le résultat fut, en général, de bonne qualité, les journalistes ont publié des articles qui faisaient part des critiques des physiciens sceptiques, de leurs raisons, et concluaient les articles par l’avertissement suivant : ce résultat de mesure ne sera considéré comme fiable que lorsqu’il sera confirmé par une expérience indépendante. Une prudence qui pouvait s’exprimer jusque dans les titres utilisés (lire ici la note du blog au début de cette affaire). La fin de l’affaire - la mesure stupéfiante résultait d’un problème mécanique subtil - démontre la justesse de la démarche.
Qu’a fait Gilles Eric Séralini ? Tout l’inverse. Il a dealé avec un seul journal. Un deal mortifère pour les impératifs déontologiques journalistiques, puisqu’il passe par une exigence : pas de contre-expertise, article scientifique confidentiel, pas de critiques. Le Nouvel Observateur a donc publié sept pages sur ce sujet avec un défaut d’enquête sidérant. Et avec un titre étendant à « Les OGM » un résultat portant sur une seule plante transgénique et un seul transgène, sans aucune justification scientifique, voire de bon sens. Un mauvais service rendu à l’information, mais probablement le prix à payer pour un « scoop » ne devant rien à une enquête et tout à une opération de communication promettant de belles ventes.
Les conséquences d’un tel deal sont patentes : outre les ministres pris au piège de la réaction à chaud, à quelques exceptions près (Le Monde, Le Figaro) la plupart des organes de presse ont emboîté le pas au Nouvel Observateur, en raison de l’exigence d’une réaction rapide.
Chaque fois que de telles opérations de communications ont été montées, elles correspondaient à une science médiocre. Entraînant réfutations et non confirmations. Cela ne signifie pas que l’expérience réalisée par Gilles-Eric Séralini fait partie de cette catégorie. En revanche, la justification de telles méthodes par la crainte de voir le système d’expertise publique gangrené par des conflits d’intérêts ou des scientifiques malhonnêtes n’est pas acceptable. De mauvais moyens ne peuvent servir à de bonnes fins. Pour lutter contre ces dérives - qui peuvent exister - il faut recourir à des méthodes connues. Elles consistent à exiger que l’expertise publique suive les critères suivant : sélection transparente des experts, publication des conflits d’intérêts possibles, composition du groupe respectant la diversité disciplinaire et de points de vue, publication des opinions minoritaires dans le rapport final, explicitation des incertitudes.
Ironie de l’affaire : le lendemain de son déclenchement, Libération publiait deux pages exposant une solution radicale au problème soulevé par Gilles-Eric Séralini. Une étude de l’INRA, poursuivie sur douze ans, prouvant qu’il est possible de se passer d’herbicides pour nos grandes cultures, sans en altérer fortement les rendements (lire cette note sur ce sujet). Plus d’herbicides, plus de plantes résistantes aux herbicides... et Monsanto perd son marché.
Ajout le 24 septembre à 12h : je ne suis vraiment pas le seul à noter que d’avoir exigé des journalistes auxquels l’article scientifique était confié avant publication de ne le montrer à aucun autre scientifique est contraire à la bonne information. Lire ici le commentaire de Carl Zimmer, qui écrit souvent pour le New-York Times (il écrit en particulier : "C’est une façon âcre, corrompue, de parler de la science. C’est mauvais pour le scientifique impliqué, mais nous journalistes devons admettre que c’est également mauvais pour notre profession. (...) Si quelqu’un vous fait signer un accord de confidentialité, de sorte que vous n’aurez d’autre choix que de produire un article unidimensionnel, fuyez. Autrement, vous vous faites manipuler." ; Et ici celui de Maggie Koerth-Baker. Ou ici un commentaire d’un site qui s’occupe spécifiquement de cette question sur les embargo et la médiatisation de la science. Ou ici, (en français) ce commentaire d’un journaliste de l’Agence science presse (Québec).
Texte mis en ligne sur le blog Sciences² de Sylvestre Huet, le 21 septembre 2012
A lire également sur le site, une intervention sur les choix technologiques qui aborde la question des OGM.