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« Nous assistons à la seconde vague historique du réveil arabe »
Un entretien avec Tariq Ali

Mémoire des luttes : Que se passe-t-il actuellement dans le monde arabe ?

Tariq Ali : Selon moi, nous assistons à la seconde vague historique du réveil arabe. Le refus des peuples de baiser plus longtemps la main tenant le bâton qui les a punis pendant des décennies a ouvert un nouveau chapitre dans l’histoire de la nation arabe. L’idée néo-conservatrice absurde selon laquelle les Arabes et les musulmans sont génétiquement hostiles à la démocratie a brûlé comme un parchemin jeté dans le feu. Ceux qui faisaient la promotion de cette idée sont les plus mécontents. Je pense à Israël et à ses lobbyistes en Europe et aux États-Unis - ce que j’appelle l’Euro-Amérique -, à l’industrie militaire qui vendait tout ce qu’elle pouvait à ces régimes, mais également aux dirigeants sous pression d’Arabie Saoudite qui se demandent aujourd’hui si l’épidémie démocratique va venir se propager jusqu’à leur royaume tyrannique.

Jusqu’à présent, ces derniers ont donné refuge à de nombreux despotes, mais, quand le moment viendra, où la famille royale saoudienne va-t-elle trouver refuge ? Les dirigeants saoudiens doivent savoir que leurs protecteurs occidentaux, anciens ou nouveaux, les jetteront sans cérémonie comme de vieilles chaussettes, et proclameront qu’ils ont toujours été favorables à la démocratie.

S’il y avait une comparaison à faire avec l’histoire européenne, ce serait 1848, lorsque les soulèvements révolutionnaires prirent une forme continentale, épargnant seulement la Grande-Bretagne et l’Espagne.
Comme les Européens de 1848, les peuples arabes luttent contre la domination étrangère : 82 % des Égyptiens ont une « image négative des États-Unis » rappelait encore récemment un sondage. Il n’a pas été jugé utile de leur poser la question au sujet des Européens…. Ils luttent contre la violation de leurs droits démocratiques et contre une élite aveuglée par sa propre illégitimité. Ils veulent plus de justice économique.

MDL : Quelles sont les caractéristiques de cette « seconde vague du réveil arabe » ?

TA : La situation est différente de celle que nous avons connue lors de la première vague du nationalisme arabe. Celle-ci fut essentiellement anti-impérialiste et avait pour principal objectif de débarrasser la région des vestiges de l’Empire britannique.

Les révolutions arabes actuelles, déclenchées par la crise économique, ont mobilisé la volonté, la créativité et le pouvoir d’énormes mouvements de masse. Cependant, tous les aspects de la vie humaine n’ont pas pour autant été remis en question. Les droits sociaux, politiques et religieux font l’objet de farouches controverses en Tunisie, mais pas encore ailleurs, du moins pour l’instant. A ce jour, aucun nouveau parti politique n’a vu le jour, ce qui donne à penser que les batailles électorales à venir opposeront le libéralisme arabe et le conservatisme arabe, dans ce dernier cas sous la forme des Frères musulmans, version locale de la démocratie chrétienne européenne.

Ces derniers prendront pour modèles leurs coreligionnaires actuellement au pouvoir en Turquie et en Indonésie, et confortablement installés dans le giron des États-Unis. Les dirigeants de la Confrérie proposent une transition ultra-ordonnée si Washington joue le jeu avec eux, ce qui pourrait bien être le cas. La différence avec la Turquie réside dans le fait que ce sont des mouvements de masse qui ont renversé ou menacent les despotes du monde arabe. L’avenir pourrait encore nous réserver des surprises si les régimes de transition ou de succession provoquent des déceptions sur le front social.

MDL : Comment les États-Unis vont-ils réagir ?

TA : L’hégémonie des États-Unis dans la région a été entamée, mais elle n’est pas détruite. Elle reviendra, mais pas sous la même forme. Les régimes post-despotiques vont être plus indépendants d’esprit, même si, en Égypte ou en Tunisie, l’armée sera toujours en place pour veiller à ce que rien n’aille trop loin. Le nouveau gros problème pour l’Euro-Amérique a pour nom Bahreïn. Si les dirigeants de ce petit royaume - qui dépendent d’une armée dominée par des officiers et des soldats retraités de l’armée pakistanaise - sont destitués, alors il sera difficile d’empêcher un soulèvement national-démocratique en Arabie Saoudite. Est-ce que Washington peut se permettre de rester les bras croisés face à une telle perspective ? Ou bien les États-Unis vont-ils déployer leurs forces armées pour maintenir au pouvoir les kleptocrates wahhabites ?

MDL : Comment analysez-vous la situation en Libye ?

TA : Les racines des soulèvements en Libye ne sont pas différentes de celles qui expliquent les événements en Tunisie ou en Égypte.

Mouammar Kadhafi a dirigé le pays d’une main de fer. S’il a pu parfois avoir recours à une rhétorique anti-impérialiste dans un lointain passé, il a, ces dernières décennies, directement collaboré avec l’Euro-Amérique. L’idéologue de Tony Blair, Anthony Giddens, a fait des éloges dithyrambiques du Guide. Le style de vie de ce dernier et ses politiques excentriques l’ont rendu inapte à moderniser son pays. Malgré ses quarante années passées au pouvoir, les Libyens ont un plus mauvais niveau d’éducation que les Tunisiens et le système de santé du pays est très déficient.

Le bilan de Kadhafi, c’est un État-parti unique dégénéré, les emprisonnements et l’utilisation de la torture. Et tout cela, pour maintenir sa famille au pouvoir. Sa décision de recourir à l’armée de terre et à l’aviation pour réprimer son propre peuple a abouti à la libération de Benghazi et a provoqué une dissidence au sein de l’institution militaire. Les soldats qui ont refusé d’ouvrir le feu sur le peuple ont été exécutés par les escadrons de la mort du dictateur, comme nous avons pu le voir sur Al-Jazeera. Ne serait-ce que laisser entendre que ce régime est progressiste est une honte. Avec un pays déchiré et une armée divisée, les jours de Kadhafi sont comptés.

Tariq Ali est membre du comité de rédaction de New Left Review, auteur de Obama s’en va-t-en guerre (La Fabrique, Paris, 2010)


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