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Noli me tangere
Un entretien avec Jean-François Sivadier et Nicolas Bouchaud à propos de leur dernière pièce

En 2002 au festival d’Avignon, je vois dans la Cour du Lycée St Joseph La vie de Galilée, mise en scène de Jean François Sivadier : je tombe dans la Sivadier’s touch et depuis les effets sont permanents. J’enchaîne avec La Mort de Danton, Le Roi Lear. Et toujours cette même marque de fabrique, cette légèreté – oui, cette légèreté même lorsqu’on évoque la mort de Danton, cet humour parfois proche de la dérision, ce sens des mélanges, le moment où le metteur en scène « perd » le spectateur pour mieux le récupérer. De plus, il y a un « Monsieur Plus » : le comédien Nicolas Bouchaud. En une dizaine d’années, Nicolas a joué dans 7 mises en scène de Jean François, dont 6 ont été en collaboration artistique. Ca vous forge une solidité dans le travail.

Pour le dernier Sivadier, je n’ai pas eu à faire le voyage d’Avignon : c’est au Théâtre National de Nice que j’ai vu « Noli me tangere » (Ne me touche pas) cette fois-ci écrit (et mis en scène, bien sûr) par Jean François Sivadier, toujours bien sûr avec Nicolas Bouchaud. Vous pourrez le voir à l’Odéon-Théâtre de l’Europe [1] et au Théâtre National de Toulouse Midi Pyrénées [2].

L’action se déroule en l’an 27 de notre ère, dans la citadelle de Machaerous, en Judée. Le prophète Jean- Baptiste, Iokanaan, cousin et annonciateur du Christ, qui hurle dans le désert de Judée des imprécations subversives et quasi indéchiffrables, est arrêté par le Tétrarque Hérode Antipas qui craint que le peuple, affamé, au bord de la révolte, ne trouve dans ces imprécations la force de prendre les armes et de renverser le pouvoir. Emprisonné dans les caves de la citadelle, Iokanaan devient le point de mire de tous les protagonistes : le Tétrarque lui-même, sa belle-fille la princesse Salomé, sa femme (qui est aussi sa belle -sœur et sa nièce), la reine Hérodias, Narraboth jeune révolutionnaire infiltré à la cour d‘Hérode ; apparaissent également l’ange Gabriel, une petite troupe de théâtre amateur qui, pour semer le trouble répète une pièce relatant un des miracles du Christ, et surtout le procurateur de Judée Ponce Pilate, entiché d’un espion, totalement dépressif et chargé par l’empereur de recenser les résistants et les collaborateurs de Rome.

Autant se payer le luxe de rencontrer Jean-François Sivadier et Nicolas Bouchaud...

Jean François Sivadier : D’abord, la légèreté c’est important quand on veut traiter certains thèmes. Les différents niveaux de langage ou de forme dans la pièce, c’est une façon de faire jouer le public, l’imaginaire du spectateur, qu’il soit tout le temps dérangé, qu’il ne rentre pas dans un tunnel, qu’il soit en train de jouer à la piève avec nous. Le mélange des formes, c’est aussi une forme d’énergie : la façon de bousculer le spectateur, de nous bousculer nous-mêmes.

Toute une grande partie de la pièce fait penser au « Salomé » de Oscar Wilde (la fête du Tétrarque, la danse de Salomé, la mort de Jean - Baptiste) à laquelle viendrait se frotter « Le songe d’une nuit d’été » (la pièce de théâtre que répètent et joue des amateurs) Et puis Ponce Pilate…

J.F.S : Ponce Pilate apparaît dans la deuxième version de la pièce. Dans la première, je m’étais intéressé à « Salomé » d’Oscar Wilde que je voulais monter en diptyque avec « Intérieur » de Maeterlinck. Puis je me suis dit que j’allais écrire ma propre Salomé. Il y avait quelque chose qui m’intéressait dans le frottement du pouvoir de Rome contre l’appel d’air qu’installe en Palestine les prophéties de Jean Baptiste, le frottement du politique et du religieux. C’est au moment de la reprise de ce spectacle que l’on a décidé de fouiller le terrain politique, entre autre de se poser la question de la situation politique de Ponce Pilate.

Comme part un fait exprès, au moment où nous évoquions Ponce Pilate, arrive celui qui le joue, Nicolas Bouchaud. Et, dans la pièce, son premier monologue, en tant que procurateur de Judée, pourrait être tenu par n’importe quel homme politique.

Nicolas Bouchaud : Nous sommes partis d’un discours qui existe dans « La guerre des juifs » de Flavius Josèphe. C’est un discours qu’adresse Agrippa – qui est un juif- au peuple juif, nous l’avons « décalé ». C’est un discours qui pourrait être tenu aujourd’hui. Jean François l’a réécrit en tenant compte de ça, comme si un homme politique s’adressait à des gens après un événement très grave, et comment il se dédouanait de cet événement. Cela fait partie d’un discours de type colonisateur, le discours de quelqu’un qui a le pouvoir mais qui n’est pas chez lui.

Les amateurs qui répètent et jouent une pièce en l’honneur du Tétrarque sont une référence au « Songe d’une nuit d’été » mais cette fameuse pièce raconte ici la résurrection de la fille de Jaïre.

J.F.S. Les comédiens amateurs, dans la pièce, sont ceux qui parlent le plus du Christ. On trouvait intéressant que le sujet que tout le monde connaît dans la salle et qui n’est jamais nommé soit débattu par ceux qui ont un petit projet révolutionnaire mais qui n’ont pas les moyens de le faire et qui, d’une certaine manière, disent une vérité qui n’est pas entendue. Dans une pièce où il est tellement question de pouvoir, dès que l’on met une pièce en train de se répéter c’est une manière de dire que ceux qui font le plus de théâtre c’est peut-être Hérode, Pilate, Hérodias et qu’eux, les comédiens, avec leurs petits moyens, ils sont peut – être dans la vérité.

Et depuis dix ans, une grande collaboration.

J.F.S. C’est comme si, Nicolas, de l’intérieur du plateau comme comédien, était aussi acteur-metteur en scène du spectacle. Je ne dis pas que les places sont interchangeables…

N.B. Mais depuis que je joue, il joue moins. Depuis que je joue à sa place, il ne joue plus ! Ca aussi, c’est psychanalytique !

J.F.S Ce qui est bien, c’est de pouvoir construire des histoires comme on les construit, c’est cela qui est vivant. C’est des attachements sur plusieurs années.

Elémentaire, pas de récit biblique sans Ange Gabriel, mais celui-là vaut le déplacement : venu nous annoncer une grande nouvelle, il perd subitement la mémoire, et dans toute la pièce, il se trompe chaque fois sur l’époque où il se trouve.

J.F.S. L’ange, je ne sais pas comment c’est venu, le fait qu’il perde la mémoire, c’est une idée de Nicolas. Dans « La dame de chez Maxim » le personnage de Mme Petypon croyait aux apparitions et croyait voir toujours l’Ange Gabriel. Et, dans « Noli me tangere », ce personnage qui au départ était une nourrice, et devenu un ange.

Alors, cette perte de mémoire ?

N.B : Avant de travailler sur le spectacle, on s’est plongé dans la bible et l’ange a des trous de mémoire, comme un acteur, et mélange l’Ancien et le Nouveau Testament, il ne sait plus pourquoi on l’a envoyé. Je pensais au tableau des Annonciations, où l’Ange Gabriel apparaît de façon un peu grandiloquente à Marie, et je trouvais que cela serait drôle qu’un ange arrive de façon grandiloquente et qu’il ne sache plus du tout quoi annoncer à la personne qu’il va voir. Et cela nous permettait, de façon un peu brechtienne de se dire que l’ange est un peu comme nous, il a un peu oublié les évangiles, donc on n’est pas obligé d’être dans la vérité des choses. C’est comme notre mémoire collective, qui est un peu troué. Et les choses qu’on oublie sont aussi importantes que celles dont on se souvient. C’est aussi un miroir de l’acteur.

Avril 2011

Notes :

[1Odéon-Théâtre de l’Europe 2, rue Corneille Paris 75006, du 27 avril au 22 mai

[2Théâtre National de Toulouse Midi Pyrénées 1 rue Pierre Baudis Toulouse, du 25 au 27 mai


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