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Mots creux et "pékinologie" ou comment refaire refaire les mêmes erreurs...
Un texte de Jean-Louis Rocca, directeur de recherche au CERI-Sciences Po

On a pu croire un moment que les révolutions arabes nous auraient vaccinés contre un certain nombre de facilités intellectuelles. D’abord, l’utilisation extensive de mots ou de concepts, jamais définis, comme ceux de démocratie, modernité, société civile, société contre le pouvoir, progressistes, autoritaires a produit une soupe analytique totalement insipide qui n’a pas permis de prendre la mesure de la situation réelle. La réduction de la figure du pouvoir à quelques personnages, les dictateurs – comme si le pouvoir planait audessus de la société – a empêché de comprendre les subtilités politiques postrévolutionnaires et post-électorales. Enfin, la fétichisation d’Internet et des réseaux sociaux mais aussi du schéma société versus pouvoir a faussement fait croire que la population des pays arabes était prête à une « boboïsation » radicale, s’était convertie à la cyberdémocratie et que les gentils avaient gagné contre les méchants.

La gueule de bois a été sérieuse. On a vu que tout le monde ne mettait pas le même sens dans les mots creux sus-cités. On a vu que les forces politiques conservatrices ne se réduisaient pas au « Benalisme » et au « Moubarakisme » et qu’elles irriguaient très loin dans le social. On a vu que les sociétés ne se réduisaient pas à leur miroir virtuel, que les gentils pouvaient devenir méchants, que les révolutionnaires d’hier ou d’autres catégories sociales dont personne ne s’occupait jusque-là pouvaient voter pour les islamistes ou l’armée. En bref, le changement politique ne peut être regardé d’en haut – du haut des concepts, du haut du pouvoir, du haut des médias – au risque d’offrir des images simplistes et manichéennes.

Pourtant, à la lecture de nombre d’analyses récentes de la situation en Chine, on a bien l’impression que la leçon a déjà été oubliée. D’abord, le torrent des grands mots est de retour : aspirations à la démocratie, société luttant contre le pouvoir, système politique miné par la société en train de se constituer. Mais a-t-on préalablement interrogé les Chinois sur leurs aspirations ? Qu’entendent-ils par démocratie ? Et de quel peuple parle-t-on ? On sait par exemple que la classe moyenne n’est guère favorable à l’organisation d’élections parce que celles-ci ne manqueraient pas de donner le pouvoir aux « gueux de paysans ». On sait aussi que même les plus libéraux des intellectuels chinois n’entrevoient pas la démocratisation sans une période de transition plus ou moins longue au cours de laquelle serait réalisée la transmutation du peuple en citoyens.

Ensuite, la politique par le haut semble être l’alpha et l’oméga du cadre théorique des observateurs de la scène chinoise. Le haut ici, c’est la « pékinologie ». On se passionne pour les mystérieux futurs dirigeants, on se focalise sur le scandale Bo Xilai. Or force est de constater que nous sommes loin d’avoir beaucoup progressé dans la pénétration de ces milieux. Le processus de succession reste opaque. Pour l’instant, on ne comprend pas grand-chose à l’affaire Bo Xilai alors qu’elle est censée s’être déroulée, pour une fois, sous nos yeux. Faute d’information, toutes les hypothèses sont permises. Même un événement aussi médiatisé, digne d’un vaudeville – un haut dirigeant qui se rend dans un consulat américain et en ressort, la femme de Bo Xilai accusée du meurtre d’un étranger, et j’en passe – nous laisse sans certitude. Qui peut garantir que l’information n’est pas manipulée ? Par les Américains ? Par les Chinois ? et, parmi ceux-ci, par différentes factions ? Dans ce cadre, toutes les belles interprétations pékinologiques semblent vaines.

Le haut, c’est aussi la comédie, tragique certes mais néanmoins comédie, jouée par la dissidence, les Américains et le gouvernement chinois. Comédie, car la partie se joue sur la scène internationale et devant l’opinion publique mondiale et non sur la seule scène chinoise. Les dissidents sont très peu connus dans le pays et considérés au mieux comme de doux rêveurs sympathiques, au pire comme des traîtres à la patrie. Ici, la question n’est pas de savoir s’ils ont tort ou raison mais comment l’idée d’élections libres est perçue en Chine.

Enfin, l’utilisation d’Internet comme révélateur quasi exclusif de l’état du pays empêche plutôt qu’elle n’aide à comprendre le pays. On insiste sur l’existence de 500 millions d’internautes chinois. C’est une réalité. Mais pourquoi se priver d’une véritable analyse politique du phénomène ? Et pourquoi ne pas préciser que la quasi-totalité de ces 500 millions passe son temps à surfer sur les sites d’achat et de jeux en ligne ou à chatter entre potes ?

Comment peut-on à la fois noter que les blogueurs critiquent désormais les positions du gouvernement chinois tout en insistant.... sur l’ampleur de la censure ? Pourquoi ne jamais se poser la question de la représentativité des avis postés ? Qui s’exprime sur Internet ? Certainement pas les centaines de millions de paysans ou d’ouvriers qui constituent l’essentiel de la population chinoise. Les blogueurs sont-ils les représentants des masses ? Rien ne permet de le dire. Si certains se présentent en hérauts du peuple, c’est avec la posture de ceux qui savent mieux que les intéressés eux-mêmes ce qui est bon pour eux et espèrent les éduquer pour qu’ils défendent leurs intérêts. Dans un pays où la violence symbolique est particulièrement forte à l’encontre des paysans, des migrants et du petit peuple, personne parmi les privilégiés ne peut imaginer que les masses espèrent autre chose que devenir comme eux. Ce discours du peuple, on ne le retrouve nulle part ou peut-être dans la presse populaire, méprisée par nos observateurs. Ni dans les propos des intellectuels ou des chercheurs qui, voulant bien faire, insistent sur leurs souffrances et leurs malheurs et la nécessité pour eux de s’émanciper ni dans ceux du gouvernement chinois qui aux thèmes popularisés par les premiers ajoutent ceux de l’amour de la stabilité et de l’harmonie qui caractériseraient l’âme chinoise.

Il faudrait aussi connaître les critères utilisés pour déterminer les positions représentatives de la blogosphère à un moment donné. De nombreux internautes critiquent la position de la Chine sur le dossier syrien mais beaucoup aussi la soutiennent. Certains appellent à une révolution du jasmin en Chine quand d’autres, dont la vedette d’Internet Han Han, considèrent au contraire que la réforme vaut mieux que la révolution. Que représentent ces discours en termes politiques, quelles forces en sont à l’origine, les limitent ou les manipulent ?

Les mêmes questions s’imposent quant à la façon naïve dont on oppose société et pouvoir. Ici aussi les risques de malentendus, voire de manipulation, sont grands. Trois exemples. On s’ébahit devant la multiplication des grèves, mais on oublie que la politique du gouvernement est dorénavant d’améliorer la condition des classes populaires pour tirer la croissance vers le haut. Le fait que, de plus en plus souvent, les syndicats officiels soient partie prenante de ces mouvements ou choisissent de ne pas les réprimer pourraient donner à réfléchir. Certains observateurs considèrent que l’établissement d’un Etat de droit constitue la seule solution pour la Chine oubliant qu’il s’agit du slogan du gouvernement depuis plusieurs années. La question est de savoir quel type d’Etat de droit il s’agit de construire. Plus globalement, on notera que les différents mouvements sociaux sont soutenus par des personnages (intellectuels, journalistes, juristes, députés, voire responsables du parti et du gouvernement) qui occupent des positions plus ou moins éminentes dans la société et au sein du système. Le champ politique est donc loin de ressembler au monde des Bisounours que l’on nous présente. Les positions se chevauchent et les fausses pistes se multiplient.

Ceux qui, journalistes, hommes politiques, ou chroniqueurs n’ont rien compris aux printemps arabes n’ont aucune excuse. D’une part, d’éminents spécialistes proposaient depuis longtemps des analyses s’appuyant sur une longue et intime connaissance des pays concernés et sur de solides recherches. Il suffisait de les lire, non pas pour connaître la vérité mais pour comprendre la réalité. D’autre part, rien n’empêchait les observateurs d’aller eux-mêmes effectuer des enquêtes de terrain, de jauger les pratiques et d’évaluer les imaginaires plutôt que d’appliquer des schémas déjà construits.

Il existe de nombreuses recherches sur la société chinoise, réalisées à l’intérieur mais aussi à l’extérieur du pays. Beaucoup apportent des éclairages complexes et nuancés grâce à des enquêtes de terrain et des interviews ainsi que par l’utilisation de concepts et de méthodes d’analyse que les sciences sociales s’escriment à construire depuis des dizaines d’années.

De même, il n’est guère difficile, surtout lorsque l’on vit sur place, d’enquêter sur l’état réel de l’opinion ou de la contestation. Encore faut-il renoncer au confort des quarts ou des tiers d’analyses qui se limitent à appliquer à une réalité complexe des raisonnements qui flattent l’opinion publique et les lecteurs. Mais a-t-on le choix ? Si les malentendus sur les pays arabes ont abouti à des catastrophes, imaginons les conséquences de ceux que nous pourrions faire à propos de la Chine.

Texte paru sur le site du CERI. Juin 2012


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