La question des flux migratoires s’invite désormais au cœur des débats politiques électoraux dans les pays du Nord et bouleverse les équilibres politiques établis. Partout les forces politiques qui suggèrent de favoriser l’arrivée de migrants sont désavouées. La vague de réticence, de l’Europe de l’Est, à la Grande–Bretagne et l’Italie, en passant par les États-Unis ou le Québec, déferle et déstabilise les pouvoirs en place. La cohésion de l’Union européenne est mise à mal par des pays qui n’hésitent plus à s’afficher en désobéissance, et l’affolement gagne ses dirigeants à l’approche des prochaines élections.
Le malaise s’installe à gauche, tiraillée de longue date entre une approche de solidarité internationaliste et une vision cosmopolite et sans-frontiériste autorisant tout citoyen à circuler et s’installer à sa guise où bon lui semble.
Les premiers, se réclamant du marxisme, refusent une mondialisation libérale écrasant les acquis sociaux formés dans des trajectoires nationales et souhaitent un régime de coordination internationale dans lesquels les États seraient suffisamment maitres de leur développement pour honorer leurs engagements. L’internationalisme procède d’une démarche de solidarité de luttes et de combats entre acteurs imprégnés de mêmes valeurs, et se distingue de la charité ou de l’humanitaire qui relèvent de l’assistance aux victimes. Il a emprunté tout au long du XXème siècle plusieurs formes majeures et s’inscrit dans une longue histoire de solidarité internationale puisant ses sources dans l’antifascisme, les luttes de décolonisation, de façon moins heureuse dans le soutien sans faille à la diplomatie soviétique, et dans l’aide aux forces anti-islamistes luttant contre l’intégrisme religieux.
Les seconds, considérant l’État-nation en voie d’être dépassée par le mouvement de mondialisation, portent un projet de citoyenneté mondiale et font du migrant le vecteur de cette aspiration et insistent sur les valeurs humaines de charité et d’accueil de personnes en situation de détresse. Bref, les uns se proposent de tisser des liens de combats pour aider des peuples à changer de gouvernement, alors que les autres les invitent à changer de pays pour changer de vie. Les uns portent un projet de développement pour ces peuples, les autres semblent y avoir renoncé en faisant croire que le nomadisme planétaire en tiendra lieu. Ces approches ne sont pas nouvelles. La montée des flux migratoires exacerbe leurs frictions.
Évidemment ces mouvements de populations accompagnent le libéralisme mondialisé et en constituent l’un des aspects. Pour l’essentiel ces personnes qui aspirent à frapper à nos portes relèvent de deux statuts que le droit international a longtemps mis à distinguer et qu’il importe de maintenir comme un acquis.
D’abord, la masse d’entre eux, les migrants qui veulent rectifier l’une des plus forte inégalité qui prévaut dans le monde d’aujourd’hui, celle de leur lieu de naissance. L’émigration est structurellement encore inévitable pour longtemps car elle s’inscrit dans de profondes inégalités sociales où la moitié la plus pauvre de la planète observe à travers la petite lucarne télévisée l’autre moitié vivre dans ce qui lui paraît être un luxe inaccessible et se demande quelle est la fatalité qui l’a fait naître au mauvais endroit. La grand-mère cambodgienne qui s’échine à trouver du bois de feu pour faire cuire le riz du soir a vite compris que le souci de la grand mère américaine est de savoir si l’eau de la piscine sera assez chaude pour accueillir ses petits-enfants qui viendront la visiter le prochain week-end. C’est violent et cela ne peut engendrer qu’un désir de partir dans l’espoir d’une vie meilleure. Ce sont avant tout des victimes de la misère, d’insécurité, de perte d’espoir, de catastrophes, de guerres, … dont la majeure partie aboutit dans d’immenses camps de déplacés, fort heureusement pris en charge par les Nations unies, qui s’apparentent à des zoos où l’on est nourri, logé, soigné et éduqué mais sans perspective de pouvoir en sortir avant des années. Une minorité, après un parcours éprouvant arrive jusqu’à nos portes, démunie de visa ou de tout papier, en situation irrégulière et se heurte alors à un second parcours non moins éprouvant. Ils forment la masse de ceux qui frappent à nos portes.
Ensuite, les demandeurs d’asile dont la particularité est aujourd’hui reconnue et qui cherchent à sauver leur vie. Il s’agit de combattants qui ont souvent connu la répression et viennent chercher chez nous répit et abri, souvent pour y poursuivre leurs luttes. Grâce à de longues luttes, leur statut et leurs droits se sont améliorés et ils bénéficient aujourd’hui de dispositions particulières les protégeant et qui font obligation aux États de les respecter dès lors qu’ils satisfont aux critères exigés. Beaucoup de migrants cherchant à se prévaloir de ce statut sont déboutés et restent sans droits, grossissant la masse des sans-papiers et survivant dans l’attente d’une prochaine vague de régularisations. Les réfugiés politiques doivent bénéficier d’une solidarité sans faille. Par définition leur nombre est imprévisible, puisqu’il dépend des aléas de la conjoncture politique d’autres pays, mais il est très inférieur à celui des migrants.
La lucidité oblige à reconnaître que la logique du système économique mondial favorise la multiplication des migrants et que l’instabilité politique qui gagne nombre de pays fabrique des demandeurs d’asile. Finance et multinationales ont depuis longtemps pris le monde comme un terrain de jeu pour y déployer leurs activités, se jouant des frontières pour faire ailleurs ce qui devient interdit chez eux. Il s’agit de rapprocher capitaux et travailleurs sans droits. Délocalisations d’une part, filières migratoires d’autre part deviennent les deux faces de la même médaille qui consiste à contourner les contraintes des acquis sociaux. Les hommes réduits à leur activité de producteur – exploitable – ou de consommateur sont interchangeables. Cette logique conduit à rendre des centaines de millions d’hommes, voire plus, à devenir sans intérêt et inutile pour le capital. Faut-il accompagner cette mondialisation ? Faut-il encourager ces régimes qui n’ont plus comme modèle que l’Arabie saoudite, c’est-à-dire une classe corrompue pillant les richesses nationales, poussant leurs ressortissants à s’expatrier pour éviter les besoins à satisfaire en santé, éducation, logement, alimentation. Ce modèle se répand à travers le monde traduisant un renoncement au développement. Les flux migratoires, composante structurelle de l’économie mondiale, sont devenus inévitables.
La montée de leur rejet dans les pays occidentaux témoigne d’un profond malaise. On pourra multiplier à l’envi les études sur les avantages socio-économiques de ces mouvements de population, sans faire bouger les lignes. C’est ne pas comprendre que si les hommes sont égaux cela ne signifie pas pour autant qu’ils sont interchangeables. Ce serait les réduire à leur seule composante économique de producteur/consommateur sans considération pour les autres aspects de leur personnalité qui ne peuvent entrer dans aucune comptabilité. Ils ont une histoire singulière, un enracinement, une langue, des croyances, des habitudes vestimentaires ou culinaires, bref des coutumes et des cultures qui diffèrent de celles de leur pays d’accueil. On pourra toujours alléguer que les chiffres de flux sont faibles par rapport à la population totale, mais ce serait oublier qu’il s’agit de moyenne statistique et que la répartition n’est pas harmonieuse et se polarise. Ce serait oublier que ces faibles flux viennent renforcer une installation déjà importante dont tout le monde s’accorde à reconnaître l’échec de l’intégration, notamment des dernières générations. Plutôt que se disputer sur les chiffres des migrants, il conviendrait d’observer un recensement auquel se livre l’Insee année après année, à savoir celui des prénoms des enfants nés en France, et notamment du taux d’octroi des prénoms musulmans. Sur les vingt dernières années ce taux est passé de 6 à 20 %. Il atteint 29 % en Île de France et 51 % en Seine-Saint-Denis. On comprend mieux comment cela a pu déstabiliser les populations déjà résidentes et contribuer au rejet des flux migratoires supplémentaires. À part une frange indéniablement xénophobe et raciste la majorité de ceux qui se retrouvent dans le mot d’ordre « on est chez nous ! » témoigne plutôt d’un sentiment d’abandon, de relégation, de perte de repères et exprime un besoin d’aide et d’assistance de la part de l’État révélant tout à la fois une situation de déclassement social, de perte de leur univers culturel habituel et d’un sentiment d’insécurité. Ils forment les gros bataillons du « virage à droite » de la société et on se tromperait à les ignorer. On a assisté en France à un silence de plus en plus prononcé de la gauche autour des valeurs de patrie, de nation, de souveraineté et d’identité. Les forces de droite se sont engouffrées dans ce boulevard offert. La gauche, laminée en 20 ans, même unie demain, serait dans l’incapacité de pouvoir revenir au pouvoir sans renouer avec ces valeurs.
Le caractère tout à la fois inévitable et impossible de la multiplication des flux migratoires conduit à la crise grave que l’on connaît. Réduire l’aspect inévitable suppose de réguler les arrivées, et s’attaquer à l’impossibilité suppose de prendre à bras le corps la question de l’intégration, sans perdre de vue que la première tâche de l’internationalisme consiste à aider ces migrants à vivre chez eux et à renverser leurs régimes politiques détestables. À défaut d’y réussir, les bâtiments de guerre remplaceront bien vite les bateaux humanitaires en Méditerranée.
Chronique publié dans la revue Recherches internationales, dont Michel Rogalski est le directeur.