Intervention prononcée par le philosophe le 10 avril 2010 à la Maison de la poésie - cycle "Figures d’humanité" en partenariat avec les Amis de l’Humanité.
Résumé. La guerre a changé de figure au cours de la mondialisation en devenant guerre globale menée par l’Empire américain contre les nouveaux ennemis supposés faire obstacle à son hégémonie (terrorisme, Etats voyous, menace de l’Islam). Cette guerre se caractérise par un globalisme géopolitique, systémique, normatif, idéologique. Mais il serait erroné de réduire la guerre à cette figure sous peine de participer à une théologie de l’Apocalypse à venir.
Il faut introduire des différenciations dans le concept de guerre. On montrera que l’on peut articuler ces différenciations en construisant un carré de la guerre.
Ce carré a pour autres côtés : a) les états de guerre constitués par une multiplicité de conflits nationalitaires à tonalité raciste et potentiellement génocidaire ; b) une culture de la vie quotidienne hantée par la concurrence et tentée par le recours à la violence contre divers « autres » ; c) la persistance d’un mode de production capitaliste cependant transformé en sa mondialisation, tel qu’il hésite entre le consentement donné à la soumission réelle du travail et la possibilité d’une guerre civile sociale.
Ces quatre aspects sont en relation réciproque et passent les uns dans les autres sans confusion. Autant dire que le carré de la guerre n’est qu’un moyen de repérage empirico-historique, non une théorie de la guerre. La colère doit monter face à une situation qui menace le monde d’imploser dans le non monde.
Notre futur est menacé par la permanence et l’aggravation des formes de la guerre. La colère a pour but l’émergence d’une paix fondée sur l’éradication des causes subjectives et objectives de la guerre-monde. Mais là aussi des différenciations s’imposent pour articuler des éléments d’une théorie tragiquement manquante elle aussi de la paix.
On évoquera quelques pistes en remarquant que la recherche des conditions de la paix, d’une paix adéquate au carré de la guerre est plus difficile que l’exposition de ce dernier. Quelle paix donc ? Quel carré de la paix ?
« La marque d’une intelligence de haut niveau est qu’elle susceptible de se fixer sur deux idées contradictoires sans pour autant perdre la possibilité de fonctionner. On devrait comprendre par exemple que les choses sont sans espoir et cependant être décidé à les changer » (Francis Scott Fitzgerald. La Fêlure, Paris, Gallimard, 1962, p.485, cité par Jacques Sémelin, Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et des génocides, Paris, Seuil, 2005).
Nous n’avons aucune prétention à occuper la place de cette intelligence, mais force est de constater que l’état actuel du monde de la mondialité capitaliste rend actuel ce jugement amer qui retrouve la célèbre formule de Gramsci articulant à la fois « le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté ». Ce monde est bien celui d’une nouvelle forme de la guerre -la guerre globale - qui recouvre la poursuite d’autres guerres qui peuvent être des guerres classiques entre Etats ou surtout des conflits nationalitaires intérieurs à certains Etats et qui en tout cas définissent des états de guerre endémiques très nombreux.
Si on considère que le supercapitalisme qui s’est formé depuis les années 1980 et qui tend inégalement à faire monde implique une guerre civile permanente de plus ou moins grande intensité menée par le capital contre la force de travail, il devient possible de soutenir que la guerre est devenue le caractère essentiel de ce monde. Un monde fini serait ravagé par une guerre non seulement indéfinie, sans fin assignable dans le temps, sans limitation d’espace, mais infinie en son pouvoir de destruction potentiel.
Cette thèse radicale est soutenue entre autres par Michael Hardt et Antonio Negri dans Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire (2004). La première partie de cet ouvrage thématise le concept d’état de guerre global considéré dans son lien au biopouvoir cher à Foucault défini quant à lui comme pouvoir de contrôle des populations.
Multitude pose avec Foucault et Arendt et contre Clausewitz que désormais ce n’est plus la guerre qui est la continuation de la politique par d’autres moyens mais que c’est la politique qui est la continuation de la guerre. La guerre est devenue « une fonction constituante ou régulatrice » qui est à a fois ordonnancement qui « produit et maintient des hiérarchies sociales », « reproduit et régule l’ordre existant, crée du droit et de la jurisprudence », devenant ainsi « le fondement de la politique intérieure et de la politique de l’Empire » (Hardt et Negri, p.38-39). Il revient alors aux résistances des multitudes de retourner la guerre en instauration d’un nouveau Commun, celui du pouvoir politique constituant qui a été ainsi remplacé ou étouffé.
Le monde, c’est l’Empire et l’Empire c’est la guerre. Le monde est guerre et la guerre est monde. Nous voudrions discuter ces équations séduisantes qui ont pour elles des apparences de vérité et prendre une distance avec ce que peut avoir de religieux une thèse qui réduit cette pluralité de formes diverses - que sont la guerre globale, les conflits nationalitaires avec leurs massacres et leurs génocides, les luttes de classes où le travail résiste au capital qui le soumet, les luttes spécifiques des femmes, les combats autour de l’écologie - à la forme unique de la guerre devenue un état universel. S’il en est ainsi, c’est bien d’une apocalyptique que relèverait l’analyse, d’une apocalypse en attente de sa résolution messianique.
La guerre ou la figure de la Bête ou de la grande Prostituée doit tomber sous les coups du Jugement. « Elle est tombée, Babylone la Grande. Elle s’est changée en repaire de démons, en refuge pour toute sorte d’esprits impurs. Car au vin de ses prostitutions se sont abreuvées toutes les nations, et les rois de la terre ont forniqué avec elle et les trafiquants de la terre se sont enrichis de son luxe effréné » (Apocalypse, XVIII, 1-3). La Grande Babylone doit laisser place à la Jérusalem céleste, se convertir en elle dans l’accomplissement du Dies irae, du jour de la colère divine. « Je vis un ciel nouveau et une terre nouvelle –le premier ciel et la première terre ont disparu, et la mer il n’y a en plus. Et je vis la Cité sainte, Jérusalem nouvelle qui descendait du ciel, de chez Dieu./…/ J’entends une voix clamer : Voici la demeure de Dieu avec les hommes. Il aura sa demeure avec eux. Ils seront son peuple, et lui Dieu avec eux. Il essuiera toute larme de leurs yeux ; de mort il n’y en aura plus, de pleurs, de cris et de peine il n’y a en aura plus, car l’ancien monde s’en est allé » (idem, XXI, 1-4).
Qu’en est-il de la guerre ? Comment distinguer guerre globale, états de guerre, guerre civile sociale sans préjuger d’un état global de guerre, sans se donner a priori l’idée terroriste d’un Apocalypse now ?
Si Ernst Bloch proposait jadis de différencier l’idée de progrès, alors qu’aujourd’hui cette idée prise au sens dogmatique s’enfonce dans le non sens, il importe de raison garder. Si nous devons considérer que le monde de la mondialité se perd dans l’abîme de la guerre, il faut du moins introduire inversement des différenciations en cet abîme.
Nous pouvons nous souvenir de la leçon de Kant qui dans Le conflit des facultés écartait tout à la fois les idées dogmatiques de progrès, de régression et d’alternance sans fin du progrès et de la régression. Il nommait en particulier « terrorisme moral » l’idée de la course à l’abîme et de fin du monde. La critique de ce dogmatisme nihiliste reposait sur la considération simple que nous ne pouvons savoir si le dernier jour est arrivé, même si s’amoncèlent de grands forfaits et des maux inouïs. Nous devons réserver la possibilité réelle d’un point d’inflexion contraire « à partir duquel grâce aux dispositions morales de l’espèce humaine celle-ci se tourne de nouveau vers le mieux ».
Le mieux n’est pas la fin ultime ; il est la cessation de la course à l’abîme ; il ne préjuge pas de la conversion de la guerre du monde fini en paix totale. Il pose le fait d’un rebroussement qui est voulu et qui entame le chemin à construire d’une remontée libératrice. Si prophétisme il y a, il est d’ordre pratique et pragmatique. Il ne peut être qu’un processus réaliste non garanti mais risqué, non un procès de jugement dernier au sein de la catastrophe.
L’Apocalypse s’inscrit dans la Terreur qu’elle dénonce et dont elle espère la conversion. Le point de flexion ou de retournement qui détourne de l’Apocalypse s’inscrit dans un réalisme plus tragique qu’apocalyptique, celui de la tragédie à conjurer alors qu’il en est encore temps. Car le temps presse.
C’est en cet esprit que nous proposons quatre différenciations dans le concept de guerre pour éviter le piège de la guerre monde et du monde guerre écrasant toute distinction. La guerre se dit, en effet, de plusieurs façons et il s’agit de savoir selon quelle analogie elle s’énonce pour préciser les conséquences pratiques autorisées par cette différenciation.
Nous distribuerons l’analyse selon un carré dont tous les sommets se relient les uns aux autres aussi bien directement que par les diagonales. Voici les quatre moments qui structurent le quadrangle polémique d’une sorte de polémo-logique que nous posons comme notre espace transcendantal historique : 1. la guerre globale impériale ; 2. les états de guerre nationalitaires sous horizon de massacres ethniques ; 3. la quasi guerre civile sociale menée sans répit par le capital contre le travail ; 4. la quotidienneté des relations d’inimitié identitaire, et de concurrence potentiellement belliqueuses et racisées, et pouvant donc aboutir au meurtre de l’autre.
Il est devenu banal de constater que la période de la guerre légitime entre Etats souverains est passée et qu’avec elle s’est effacée la dimension d’un ordre international qui récusait l’idée de guerre juste, de croisade religieuse ou laïque.
Rappelons ce que fut ce modèle de la paix dite westphalienne qui, formé au XVII° siècle après les guerres de religion, a fini par éclater tout au long des guerres mondiales du XX° siècle ; sa fin fut sanctionnée par le nouveau droit international proclamé par la Charte des Nations Unies. Le droit international antérieur était explicitement dirigé contre la prétention théologico-politique des églises à définir la juste guerre au nom d’un universalisme politique et spirituel.
Les Etats souverains se réservaient le droit de déclarer, conduire et terminer en bonne et due forme les guerres qui engageaient leurs intérêts économiques, politiques et idéologiques. Ce système était constitué par les relations d’équilibre et de coalition entre Etats de puissance équivalente, chacun de ces Etats se posant en son territoire bien délimité comme puissance ne reconnaissant aucune autorité politique et juridique supérieure.
Les horreurs immenses et les destructions incommensurables du siècle passé ont conduit les puissances sorties en vainqueurs du nazi-fascisme à former l’idée d’une illégitimité de la guerre et à limiter la souveraineté des Etats par un droit international supérieur en principe aux droits étatiques nationaux. Le droit à la guerre fut récusé comme illicite, admis seulement à titre défensif en cas d’agression, l’O.N.U. se réservant le droit de statuer et éventuellement d’intervenir en recourant à des forces armées mises à sa disposition par les Etats qui forment la dite communauté internationale.
On peut faire valoir que la mise en forme de la guerre entre Etats souverains avait l’honnêteté d’éviter toute justification métaphysique morale ou religieuse de la guerre devenue un attribut normal de la souveraineté ; que ce système de pluralisme souverainiste par sa nature d’ordre effectivement inter-national ritualisait juridiquement la guerre puisque le jus belli, le droit souverain de guerre impliquait un jus in bello, un droit dans la guerre souscrit par les belligérants.
Etait organisée toute une procéduralisation de la guerre : déclaration, négociations de paix, reconnaissance du statut d’Etats neutres, signature de traités bilatéraux ou multilatéraux pour la protection des victimes de guerre - les blessés, les prisonniers, les malades, et surtout les populations civiles en général -, exclusion des armes jugées inutilement destructrices et dangereuses.
Au cours du siècle dernier l’opposition sanguinaire des grandes puissances impérialistes d’abord, ensuite la violence de la guerre affrontant en des combats mortels les Etats autoritaires ou fascistes aux démocraties libérales alliées alors à l’U.R.S.S. ont détruit ce système et souvent rendu obsolète le jus in bello, puisque ce sont les populations civiles qui ont été toujours davantage les victimes de guerre, que se sont multipliés les crimes de guerre et qu’a été perpétrée l’horreur génocidaire.
Il ne faut donc pas idéaliser le système international qui n’a pu prévenir et limiter les deux grandes guerres du XX° siècle, pas plus qu’il ne faut oublier que ce système durant le choc des impérialismes occidentaux a été parfaitement compatible à l’extérieur du monde qui se prétend civilisé avec les violences commises par ces Etats devenus colonisateurs et impérialistes à l’encontre de populations stigmatisées comme barbares ou sauvages. Ces violences elles ont été commises au nom de la notion maintenue, et reformulée en ce cas, de « guerre juste » de la civilisation menée contre ses autres posés en ennemis privés, exclus de la reconnaissance d’un statut d’ennemi politique (hostes) et donc déclassés en ennemis privés (inimici), « despécifiés », exclus de l’espèce humaine ou réduits à en occuper la marge inférieure.
Il ne faut pas oublier non plus que la mise en place du droit international en 1946 - condamnant toute agression - s’est accomplie sous les lueurs à peine éteintes de la double explosion nucléaire d’Hiroshima et de Nagasaki, inutile sur le plan militaire, mais destinée à faire savoir aux communistes en premier lieu que les Etats-Unis étaient devenus la puissance destinée à occuper la place du maître, qu’ils se réservaient seuls le droit de conduire une guerre d’anéantissement planétaire et de tenir le fléau souverain de la guerre en leur mains sans avoir de compte à rendre à l’Assemblée de l’O.N.U.
La disparition de l’U.R.S.S. comme ennemi central a clôturé la période de la guerre froide qui avait été celle des premières années de l’O.NU. Cette période a été marquée par les affrontements entre la puissance impériale et des Etats communistes interposés. Ces guerres ont empêché une confrontation directe des deux superpuissances et ont été contemporaines de la fin des empires coloniaux au cours de luttes de libération nationale.
Les ultimes victoires du communisme après les révolutions chinoise, vietnamienne et cubaine ont été suivies d’une implosion du bloc communiste ; les Etats le composant se sont alignés sur les impératifs du capitalisme mondialisé.
Depuis les années 1990, s’est opéré un changement d’époque radical. La première guerre contre l’Irak, la double guerre des Balkans (1991-1999) , la guerre d’Afghanistan commencée en 1991 et encore inachevée contre les talibans islamistes, la seconde guerre contre l’Irak commencée en 1993 après les attentats criminels du 11 septembre 2001, la tension entre l’Iran et les Etats-Unis et leurs alliés européens devenus des vassaux au sein de l’O.T.A.N. recyclée, le martyr infini du peuple palestinien privé par Israël de tout Etat et voué à la soumission ou à la destruction, tels sont les moments de la guerre globale que conduit la puissance impériale au nom de l’occident et avec son concours de fait. L’aire de cette guerre inclut les Balkans, le Moyen Orient, l’Asie centrale ; elle s’étend des régions du Caucase et de la Mer Caspienne aux frontières de la Chine et de l’Inde.
Plutôt que guerre de l’Empire il s’agit avant tout de la guerre impériale que conduit la seule puissance impériale, les Etats-Unis d’Amérique, forte d’une suprématie miliaire colossale sans égale dans l’histoire. Son projet est antérieur aux événements du 11 septembre 2001 et il s’intègre dans un contexte d’intégration globale, celui du supercapitalisme se mondialisant inégalement mais irréversiblement, avec ses institutions spécifiques, le marché mondial, la domination du capital financier sur le capitalisme industriel, avec sa légitimation politique – la démocratie représentative de marché - et sa conception du monde séduisante et totalitaire qui unit la stimulation consumériste et la surveillance des sujets au nom de l’impératif gestionnaire. La nouveauté de cette guerre est son globalisme que l’on peut définir à partir de quatre déterminations conceptuelles, comme l’a montré le politologue Danilo Zolo dans sa contribution « Dalla guerra moderna alla « guerra globale » » du volume collectif Guerra e pace (a cura di Giuseppe Prestipino, Napoli, Città del Sole, 2004, pp. 37-52). Cette guerre peut être dite globale du point de vue géopolitique, du point de vue systémique, du point de vue normatif, du point de vue idéologique.
a) Le globalisme est géopolitique en ce qu’il s’agit d’une guerre déspatialisée indéfinie dans son extension possible, sans limite dans le temps.
Déconnectée de tout territoire fixe elle peut éclater en tout point local du globe, là où est en jeu l’hégémonie de la puissance impériale et de l’occident qu’elle représente, Israël et Japon compris. Elle n’a pas pour objectif de conquérir des territoires définis qui seraient des Etats. Elle concerne des populations et des territoires qui ne sont pas nécessairement des Etats, ni des sujets internationaux définis. Les talibans ne sont pas au pouvoir et ils n’ont pas déclaré en forme la guerre. Ils sont suspectés d’être des terroristes islamistes. La Serbie était bien un Etat qui se considérait comme l’interprète de la République fédérale de Yougoslavie, mais elle n’a jamais déclaré la guerre aux Etats-Unis et aux Etats membres de l’OTAN qui ont justifié leur intervention humanitaire au nom des droits de l’homme.
La guerre globale est menée au nom d’une stratégie précisée par des documents officiels antérieurs au 11 septembre et confirmés et justifiés par la suite. Les objectifs affichés sont globaux, ce sont ceux de la sécurité globale et de l’ordre mondial, global security and new world order, que mettent en danger les terrorismes islamistes et les Etats voyous.
Cette guerre prend la forme démesurée d’une croisade menée des hauteurs du ciel avec l’aide d’un réseau de satellites, des ressources de l’espionnage automatique.
Les principales victimes ne sont pas les forces militaires mais des populations civiles considérées comme objets de dégâts collatéraux, la puissance impériale visant de son coté zéro mort.
C’est un document de 1992, mais oui, intitulé Defence Planning Guidance, qui donne à la puissance impériale débarrassée de son ennemi communiste - qui était encore un ennemi public identifié comme tel - la tâche d’identifier les nouveaux ennemis, des ennemis privés cette fois, qui sont individus ou groupes ou Etats, tous ces délinquants de droit pénal, qui menacent la stabilité et la reproduction élargie de l’ordre mondial impérial.
L’interdépendance accrue des pays industriels capitalistes en relation de concurrence augmente leur vulnérabilité et rend nécessaire pour la puissance impériale de garantir le libre accès aux sources d’énergie - pétrole et gaz -, l’approvisionnement en matières premières, la sécurité des trafics maritimes et aériens, la liberté des flux financiers, le bon fonctionnement des marchés. Elle oblige de même à lutter contre la prolifération des armes biologiques, chimiques et nucléaires.
Menacée à terme par la constitution d’un monde multipolaire et l’apparition de rivaux candidats à une puissance impériale - Chine -, ou sub-impériale –Inde, Russie, Brésil -, la puissance impériale veut s’assurer du contrôle du processus de globalisation en maintenant un cadre non symétrique politique et économique.
La première guerre d’Irak a eu pour objectif non pas tant le rétablissement de l‘indépendance du Koweit agressé par Sadam Hussein que l’élimination de l’Irak alors laïc comme puissance sub-impériale maîtresse de ressources pétrolières importantes. Aujourd’hui l’ancien ennemi de l’Irak et candidat à ce rôle sub-impérial est l’Iran chiite des mollahs.
Le 11 septembre 2001 a fait apparaître la possibilité de donner un nom à défaut de visage aux ennemis de l’ordre mondial en la personne des terrorismes et implicitement sous la bannière d’une croisade contre l’Islamisme radical. Mais l’objectif premier de la guerre globale demeure ; il est de produire la stabilité globale sans toucher aux mécanismes de production et de distribution de la richesse qui en même temps creusent un fossé structural toujours plus profond entre pays pauvres et pays riches, sans altérer les mécanismes financiers qui reposent sur la corruption et redoublent les assujettissements.
Désormais les ennemis qui sont indispensables pour justifier cette stratégie géopolitique sont identifiés ; ce sont surtout les organisations non étatiques du global terrorism et les Etats qui ne se soumettent pas, les Etats voyous qui peuvent d’ailleurs changer de position en fonction de leur évolution. La Libye pourtant impliquée dans des attentats est désormais entrée dans le rang. Demeurent en lice l’Iran et la Corée du nord, et à un degré moindre la Syrie, la Somalie, le Soudan et peut-être le Sud Yemen.
Tous ces ennemis s’exposent à une juste guerre, morale et politique. La théologie politique est de retour et elle s’alimente de la contestation radicale qui peut venir de courants de l’Islam vivant dans l’humiliation et la haine la domination occidentale.
Tout comme le choc des nations impérialistes était au cœur de la première guerre mondiale, c’est désormais le choc des civilisations qui est constitué en horizon d’une guerre globale infinie, sans fin temporelle assignable. Si l’on en croit le politologue conservateur, Samuel Huntington, l’Occident doit mener sans faillir cette guerre contre son nouvel ennemi, l’Islam en général, et non plus l’islamisme de guerre sainte.
Certes la présidence Obama ne véhicule plus ces thèmes chers aux faucons républicains et à l’ancien président Busch. Elle a renoncé au discours théologico-politique le plus agressif, mais les objectifs de la stratégie demeurent et avec eux la prégnance de l’élection divine et historiale de la puissance impériale, de sa Manifest Destiny.
b) La guerre est globale plus profondément au sens systémique.
Le globalisme systémique est ici pris au sens de la théorie des systèmes. Les guerres globales sont les guerres que l’on conduit pour décider qui assumera la fonction de direction hégémonique dans le système mondial, si l’on accorde que l’on peut nommer système ce qui apparaît simultanément comme chaos des relations internationales.
Chaos ou système, il s’agit bien de déterminer qui décidera des règles assurant le pouvoir de modeler pratiquement les processus d’allocation des ressources en richesses et en pouvoir, qui se permettra de faire prévaloir une conception du monde et un sens de l’ordre.
Le document stratégique officiel de 2001 a poursuivi la même ligne : publié après le 11 septembre sous la responsabilité du département de défense des Etats-Unis il s’intitule Quadriennal Defence Report et affirme qu’en tant que global power historiquement reconnu, les Etats-Unis sont le seul pays capable de projeter leur puissance à l’échelle mondiale. Ils ont des responsabilités objectives, une tâche d’ordre globale compatible avec leurs intérêts qui implique la direction du camp occidental.
Apparaît l’idée d’une stratégie globale préventive et active qui sache exploiter les « avantages asymétriques » que leur procurent la suprématie militaire, l’avance technologique en matière de renseignement et de contrôle informatique de la planète. Les forces armées américaines doivent se subordonner en une force unique les forces européennes rendant ainsi possible la victoire sur les menées terroristes et la mise au pas des Etats voyous.
De même les Etats-Unis doivent renforcer et étendre leur réseau de bases militaires dans les zones critiques, orienter la politique de tous les pays de l’aire caucasienne, caspienne, transcaspienne et détacher de l’ancien bloc soviétique des pays séduits par les promesses de la mondialisation, comme la Georgie, l’Azerbaïdjan, le Turkménistan, l’Ouzbekistan, et le Tadjikistan au voisinage de l’Afghanistan et du Pakistan. Cette politique mondiale prend le risque calculé de faire exploser l’ancien empire russe au prix de conséquences imprévisibles.
L’objet de cette stratégie est indissolublement politique et économique puisque ces régions sont décisives pour leurs ressources énergétiques. Le moyen en est la croisade pour la révolution qui a inspiré de pseudo révolutions démocratiques « de velours » comme en Ukraine, pays tenté de se couper de la Russie à laquelle le relient des relations historiques difficiles à trancher à la légère. La confrontation avec les rivaux possibles vise désormais la Chine, la question du Tibet fournissant une excellente occasion pour démembrer une puissance millénaire.
L’Amérique du sud, partie traditionnelle du pré carré américain, fait de même l’objet de préoccupations impliquant un contrôle et une surveillance qu’avive la peur suscitée par des expériences d’émancipation qui sont aussi des expériences d’indépendance économique, - comme c’est la cas aujourd’hui au Venezuela, au Pérou, Etats qui pourraient renouveler l’entreprise cubaine. L’occupation provisoire de territoires, le soutien aux oligarchies cyniques, l’encouragement donné aux forces néolibérales, l’intervention policière cachée font partie de la panoplie de l’hégémonie systémique.
c) La guerre globale veut en même temps imposer un globalisme normatif.
Elle se veut souveraine uniquement du côté de la puissance impériale qui se soustrait à tout contrôle de l’organisation institutionnelle de l’ordre international et se situe au dessus de ses procédures (comme les tribunaux internationaux ayant à juger des violations des droits de l’homme). Les Etats-Unis sont la seule puissance à s’approprier le concept de guerre décidée par une autorité se considérant comme source souveraine de l’autorité et origine du nouveau Nomos de la terre. Le pays qui entend incarner la démocratie pure est en fait le seul disciple actuel de Carl Schmitt qu’il préfère à Hans Kelsen.
La guerre globale généralise un état d’exception permanent qui régit un décisionnisme global. On a vu ce décisionnisme se manifester lorsque la puissance impériale actuelle en accord avec l’ancienne puissance impériale, le Royaume Uni du travailliste Tony Blair, a choisi le mensonge d’Etat pour entamer la seconde guerre d’Irak. Sous prétexte de désarmer préventivement la menace nucléaire irakienne inexistante, les deux puissances n’ont pas hésité à recourir à des mesures illégales, à promouvoir une subversion radicale de l’ordre international, en neutralisant et récusant l’O.N.U. Le but est l’imposition d’autres normes au droit international pour faire des Etats-Unis et de leur administration l’institution suprême et la source transnationale du droit prenant ainsi la place des Nations Unies.
C’est ce que précise un autre document postérieur au 11 septembre 2001, bien connu, et intitulé National Security Strategy of the United States of America (17 septembre 2002). L’administration américaine se donne le droit de qualifier comme criminels les autres Etats qui se prétendraient souverains et entendraient user du droit de guerre en s’opposant aux intérêts de la puissance impériale.
Ces Etats doivent être mis au ban de la communauté internationale, soumis aux pressions politiques de tout l’Occident, et se voir imposés des sanctions économiques et militaires si besoin.
De fait les Nations Unies sont destituées de leur fonction d’organisme supranational et d’instance universelle. Elles sont comme un appendice politiquement et militairement soumis à l’administration américaine ; elles sont appelées à se soumettre aux diktats militaires et à s’intégrer systémiquement dans la stratégie impériale. L’Irak a pu être attaqué et jeté dans le chaos de la guerre civile sans que l’intervention s’autorise comme en 1990 d’une résolution du Conseil de Sécurité alors qu’Israël est protégé de toute application des nombreuses déclarations du Conseil invitant à prévoir deux Etats sur la même terre afin que les palestiniens déjà spoliés et colonisés puissent vivre organisés en Etat.
Le recours à la guerre préventive est la clé de voûte de la stratégie. La guerre préventive est de droit et de fait le recours contre tout ennemi possible, indépendamment de toute autre autorité de la planète. Ainsi est violé un principe fondamental de la Charte des Nations Unies : l’interdiction de l’usage unilatéral et préventif de la force militaire. Cet usage préventif se réduit en fait à la notion d’agression, et c’est là la violation la plus grave de l’ordre international. On retrouve alors la procédure chère aux guerres saintes des Hébreux, aux guerres justes des catholiques et du djihad musulman.
d) La guerre globale donne enfin à son globalisme une dimension culturelle et idéologique en se rapportant à des valeurs universelles qui sont celles des puissances occidentales la promouvant.
Les valeurs cosmopolitiques de liberté, de démocratie, de paix sont invoquées et sont supposées représenter un point de vue supérieur et impartial, celui d’un Tribunal éthique.
Ce sont les interprétations particulières donnée par l’Occident à ces valeurs universelles qui sont supposées partagées par tous les hommes, par l’humanité entière.
Se forme une idéologie impériale mêlant en un tout indifférencié des éléments issus de l’héllènité, de la romanité, du judaïsme, des christianismes et du libéralisme des Lumières qui ne trouvent une unité qu’en se configurant comme civilisation occidentale et qu’en s’opposant à la civilisation islamique intrinsèquement terroriste désignée comme l’ennemi mortel dans le choc des civilisations thématisé par l’idéologue conseiller d’Empire Samuel Huntington dans un livre devenu fameux.
Cette idéologie de l’Empire est proposée comme idéologie d’un Occident devenant global et total. Elle se veut religion réalisant à la fois le judéo-christianisme et le libéralisme unis dans le même combat. Les Etats-Unis sont le vrai et vital Occident, celui qui se substitue au vieil Occident européen qui trop épuisé ne peut retrouver sa force et sa jeunesse qu’en se laissant intégrer par son successeur d’Outre Atlantique.
L’idéologie impériale se fait appel à une croisade religieuse qui identifie sans justification la civilisation à la seule religion. Elle se cimente négativement par l’islamophobie. Elle ne peut accepter aucune distinction interne à l’Islam et elle confond la nécessaire critique rationnelle de l’élément propre à la superstition théologico-politique avec la résistance justifiée des sociétés musulmanes à une acculturation violente négatrice de toute altérité.
La guerre globale menace de se faire guerre barbare de la civilisation – concept vague et équivoque - contre une civilisation islamique assignée en bloc à la barbarie.
Certes, le président Obama n’appartient pas aux milieux de l’intégrisme et du fondamentaliste des Eglises membres du conservatisme protestant américain dont Bush junior et les dirigeants républicains étaient des zélotes. Mais il serait illusoire de croire que les mouvements anabaptistes, méthodistes, presbytériens ou épiscopaliens aient baissé la garde. La « juste guerre de la civilisation occidentale » est soutenue par des penseurs importants du libéralisme comme Michael Walzer.
La guerre juste a pour fonction de réenchanter le monde dont nous croyions avec Max Weber qu’il avait été définitivement désenchanté par les processus de rationalisation capitaliste. Le fondamentalisme humanitaire et cosmopolitique justifie la guerre globale et du même coup fonde indirectement la généralisation d’états de guerre raciste endémiques. Reparaît aux dimensions du globe l’idée qu’existent des ennemis du genre humain, des criminels nés inscrits dans une civilisation, une nation, une ethnie, une race. Se renforce la thèse selon laquelle ces ennemis de la liberté, de la démocratie et des droits de l’homme, du libre marché doivent être éradiqués.
Il est acquis aussi que le fondamentalisme islamiste soutient la même position à front renversé et se lie à un autre monothéisme universaliste tout aussi exclusif. De toute manière, il demeure que c’est l’universalisme humanitaire des droits de l’homme qui par sa force a les plus grandes responsabilités mondiales et que c’est lui qui justifie depuis les année 1990 un interventionnisme permanent dans les affaires intérieurs de n’importe quel Etat en se faisant universalisme impérial, prêt à dispenser partout sa protection militaire an nom d’un droit d’ingérence généralisé et d’autant plus porteur de risques immenses.
Il est temps de se déprendre du monothéisme occidental (et de tout autre monothéisme) qui voit partout des barbares, de nouveaux infidèles, des criminels contre lesquels se légitime la guerre infinie du terrorisme d’Etat. Les justifications de la guerre globale sont des régressions pures et simples par rapport à la structure du droit international.
Le retour de la Juste Cause a pour effet de dispense de porter remède aux causes structurelles de la guerre globale qui font des puissances impériales des forces aveugles vivant de la misère du monde, structurellement incapables d’attaquer la pauvreté et les inégalités croissantes, de mettre un terme aux humiliations génératrices d’une colère devenant haine inexpiable, de produire un ordre de liberté et de sécurité pour les multitudes.
La guerre globale n’est pas la seule dimension de la guerre aujourd’hui et elle ne saurait être fixée indéfiniment sur l’hégémonie impériale des Etats-Unis.
Ces derniers sont peut-être entrés dans une période de lent déclin, malgré leur suprématie militaire et nucléaire. Ils sont exposés à la contestation possible de puissances montantes comme la Chine qui sans être capables de projeter leur force militaire très loin des limites territoriales sont devenues force d’impulsion dans le dynamisme asiatique et consacrent le déplacement des rapports économiques et politiques vers l’Est.
Avec son taux de croissance à deux chiffres, sa prudence diplomatique qui n’en fait pas un Empire conquérant, avec la masse de ses investissements financiers dans l’économie américaine, la Chine peut réveiller le colosse américain. Elle représente les deux tiers des flux sur le marché américain et peut briser la mégalomanie américaine.
Mais rien n’assure que jamais plus n’éclatera une guerre mondiale si la politique impériale de l’Empire du Bien poursuit sur sa lancée en s’exposant aux risques de conflit et en étant tentée de recourir à l’arme nucléaire qu’il a été le seul à oser utiliser. A quel prix seront dissipées les illusions inscrites dans la croyance qu’il est prédestiné à exister comme Empire durable ? Le calcul des intérêts bien compris aura-t-il une fonction de modération ? C’est la Chine, plus que l’Inde - déchirée par un conflit inter-ethnique
on nationalitaire permanent marqué par la politique de violence nationaliste exercée à l’encontre des populations musulmanes - qui peut obliger les Etats-Unis à découvrir leur vulnérabilité et à s’orienter vers une politique plus pacifique. Elle a choisi une stratégie de projection économique pour s’assurer la disponibilité d’énergies nécessaires, employer son immense population, investir ses capitaux.
Mais il existe de toute manière un second moment qui constitue un autre côté du carré de la guerre et qu’il faudrait penser dans son rapport à la guerre globale.
C’est ce que l’on pourrait nommer la multiplication d’états de guerre endémiques ou ouverts dans un monde violent, instable, chaotique, pénétré d’agressions, torturé par la croissance des inégalités sociales, économiques et politiques et le renforcement des rivalités de tout ordre, par la montée des ressentiments et des colères se transformant en haines inexpiables. Ces états de guerre doivent eux-mêmes faire l’objet d’une différenciation.
- Les Etats n’ont jamais été aussi nombreux qu’aujourd’hui (deux cent à peu prés), aussi inégalement constitués et consolidés ; pour beaucoup ils sont précaires.
Dominés souvent par des oligarchies - incapables d’assurer les fonctions sociales de préservation de leurs populations mais maximisant les profits que peut leur réserve leur place dans la mondialisation capitaliste -, ces Etats sont souvent divisés par des conflits nationalitaires surdéterminant des oppositions sociales et économiques aussi bien que des dominations politiques à coloration ethnique ou religieuse.
Ils peuvent éclater dans d’atroces guerres civiles – en Europe même comme l’ex-Fédération des Républiques de Yougoslavie ou en Afrique le Rwanda -, ou se briser en des conflits où s’effacent les frontières entre Etats ou des conflits au sein d’un Etat - cas de la Georgie et des Etats voisins où vivent des minorités russes, ou du Pakistan, ou du Sri Lanka massacrant les populations tamoules, cas de la Tchétchénie.
Les guerres de libération des années 1960 ont laissé place à l’éclatement d’Etats faibles contenant des populations hétérogènes se vivant comme des forces antagoniques.
- D’autres conflits opposent un Etat allié de la puissance impériale, comme Israël à ses voisins, comme la Syrie, le Liban. En ce cas ces conflits trouvent leur origine dans le statut de minorité colonisée imposé à un peuple antérieurement installé sur le même territoire, le peuple palestinien. La guerre alors peut monter aux extrêmes avec pour horizon celui d’une victoire totale du plus fort sur le plus faible et l’infini de la haine.
- La guerre n’a plus nécessairement lieu dans un monde divisé en zones territoriales placés sous l’autorité de gouvernements officiels possédant le monopole du pouvoir politique. Elle n’est pas nécessairement menée par des armées régulières mais par des milices. Ces conflits armés intérieurs peuvent durer des années et passer par des massacres comme en Angola.
- Nulle nation même forte ne peut préjuger de son avenir. Certains Etats réputés plus stables et de toute manière plus riches sont travaillés par des conflits de type nationalitaire ou communautaire avec pour enjeu le maintien de leur unité et le partage des richesses, comme l’Espagne, affrontant le nationalisme basque, l’Italie où la Ligue du Nord agite la sécession pour se séparer du Mezzogiorno réputé improductif et corrompu, la Belgique qui vit la tension des flamands et des wallons.
La Russie abandonnée par de nombreuses composantes de l’ex-URSS est confrontée à un processus d’éclatement dont témoignent les soi-disant révolutions « orange » démocratiques et pacifiques. Ces révolutions se nourrissent de la frustration de populations appauvries et sont encouragées par les ambassades occidentales. Elles ont réussi à réduire l‘ex-URSS à un territoire antérieur à celui de l’Empire des tzars.
Ce n’est pas un malheur en soi, mais ainsi sont coupés des liens historiques et économiques profonds tout comme sont créés de nouveaux problèmes de minorités porteurs de nouveaux conflits comme en témoignent les vicissitudes de l’Ukraine devenu un enjeu et une cible des Etats-Unis.
La Chine connaît le début d’un processus semblable avec la revendication indépendantiste du Tibet qui n’a rien d’une politique de non violence comme le fait croire le Dalaï Lama et qui est encouragée par les Etats-Unis qui voudraient bien réussir là ce qui a réussi contre l’Empire soviétique.
- Ces processus de morcellement depuis 1990 se sont multipliés comme le prouvent l’exemple russe et les Balkans au sein des Etats multi-ethniques ou intérieurement à des Etats issus de la colonisation. Ces conflits ont exacerbé les hétérogénéités (en Afrique surtout, comme la Côte d’Ivoire). Simultanément sont apparus des Etats défaillants privés de gouvernement central et déchirés par des rébellions diverses.
Ces états de guerre sont porteurs d’une violence infinie destructrice de vies et de richesses sans issue positive prévisible.
En voici des preuves par l’histoire. Aucun de ces conflits depuis 1990, moment où la mondialisation capitaliste s’emballe, ne s’est achevé sur un accord effectif et stable.
Les interventions militaires préventives ont semblé un instant empêché les divisions et les massacres de la purification ethnique mais elles n’ont rien réglé sur le fond (persistance de la question albanaise au Kosovo, instabilité de la Bosnie). Elles ont souvent produit un chaos sanglant comme en Iran ou en Afghanistan. Partout a été intensifié un extraordinaire commerce d’armes, encouragée la formation de mafias transnationales. Les grandes puissances recourent désormais à des armées privées de mercenaires devenues des entreprises de management.
En conséquence l’ONU est durablement délégitimée et vouée à l’impuissance tandis que les organisations internationales chargées de la bonne gouvernance globale encouragent la dévastation économique et sociale inscrite dans la dynamique du supercapitalisme mondialisé se mondialisant.
Le Fond Monétaire International, la Banque Mondiale et l’OCDE imposent le consensus néolibéral de Washington (réduction de la dépense publique, compression de la force de travail, destruction des systèmes sociaux, sélection des entreprises engendrant des profits à deux chiffres) tandis que les acteurs de la crise financière bénéficient de prêts remboursés par les populations victimes de leur prédation. La Grèce sera peut-être le premier Etat au monde à être implosé par le jeu combiné de la dette et de la politique financière soutenue par la Banque de Développement qui ne prête qu’aux banques et non aux Etat et organise la chaîne de prêts aux intérêts croissants.
Avis aux défenseurs aveugles du bienfait de la déstabilisation cosmopolitique des Etats et qui ne voient pas la destruction du cadre public de la politique. Si la violence de cette économie politique ne peut être assignée comme la cause unique des états de guerre, elle en est une condition lourde car la croissance des inégalités donne prise aux surdéterminations des identifications identitaires rivales.
Certes, ces conflits sont de faible envergure sur le plan militaire, mais ils ont une incidence importante négative sur les populations civiles qui en sont les victimes durables. Morts d’innocents, destructions, massacres et expulsions forment une chaîne de désastres.
En 2008 on compte trente huit millions de réfugiés, ce chiffre est celui des personnes déplacées en 1945. Les déplacés sont plus nombreux que les morts et s’ajoutent aux cohortes de l’humanité superflue produite par les mécanismes du supercapitalisme. En 1991, on compte huit cent mille personnes assassinées au Rwanda. Combien au Sri Lanka ? Les petites guerres produisent de grands désastres.
Le « monde » devenu non monde est pénétré par la violence guerrière. Mais rien ne justifie la guerre terroriste impériale menée contre l’insaisissable terrorisme islamiste. On peut juger ce dernier éthiquement indéfendable et politiquement improductif, mais le nombre de ces mouvements est peu considérable.
Le danger stratégique qu’ils représentent est faible. La disproportion militaire rend sans portée de long terme ce genre d’opérations symboliquement déstabilisantes. Il faut garder son sang froid. L’hystérie fondamentaliste antiterroriste de l’Occident n’est fondée que sur l’utilité stratégique de ce nouvel ennemi qu’il aurait fallu inventer de toute manière.
Demeure très inquiétante cependant l’ondée de massacres, de violences génocidaires, d’expulsions forcées qui a frappé la Transcaucasie, le Proche Orient, le Soudan. Pour comprendre ces phénomènes qui marquent un seuil dans la cruauté qu’Etienne Balibar dans son récent essai Violence et civilité (Paris, Galilée, 2010) qualifie d’hypersubjective, il faut penser leur rapport à la cruauté hyperobjective inscrite dans les phénomènes migratoires de population.
L’augmentation incessante des inégalités, le poids de la misère glocale met en mouvement des flux de population cherchant dans les pays riches une vie meilleure au prix de risques insensés. La gestion de la force de travail transnationale échoit au Etats qui constituent ces immigrés en segments fragmentés porteurs de droits hiérarchisés nécessaires pour faire fonctionner l’appareil économique aux meilleures conditions d’exploitation. Ces Etats façonnent ces populations ainsi fragmentées en leur donnant simultanément des identités qui sont des rangs hiérarchiques à partir de traits distinctifs fétichisés, civilisationnels, religieux ou autres. Ils les érigent en délinquants potentiels, objets de méfiance raciste et de haine de la part des nationaux.
Comme l’a montré le politologue indien Appadurai la situation d’une opposition entre majorités insécurisées et minorités stigmatisées se met en place avec le risque de violences ethniques entre ces majorités devenues prédatrices et ces minorités devenues gibier. Ce qui s’est passé en Inde (meurtres massifs de populations musulmanes par des intégristes hindouistes) tend à se répéter ailleurs, en Afrique avec le Nigeria, dans la chrétienne Europe où le référendum suisse interdisant la construction de minarets a été suivi de soulèvements de type pogrom de populations locales contre des travailleurs immigrés (Espagne, Italie).
A la fin des années quatre vingt 3% de la population était affectée par cette mobilité économique et politique.
Ce volume de transfert démographique est sans précédent. Il s’effectue surtout dans le sens pays pauvres vers pays riches et n’est pas nécessairement le fait des plus pauvres puisque le voyage coûte très cher. Le phénomène doit aussi être spécifié. Il existe de grandes différences d’attitudes envers la migration entre pays. Les Etats-Unis, le Canada, l’Australie ont drainé entre 1998 et 2001 3 600 000 entrées.
L’Europe de l’Ouest , notamment la France, pratique une politique d’immigration choisie sous couleur de protection de l’identité nationale et multiplient les expulsions, encourageant les réactions xénophobes de la population nationale apeurée. La création d’un Ministère de l’Immigration et del’Identité Nationale renoue avec le racisme d’Etat mis en place sous Vichy et entretient une stratégie de guerre civile préventive larvée qui pourrait détourner et pervertir en haine raciste la légitime colère suscitée au sein des populations de travailleurs par la désindustrialisation, le chômage structurel, la destruction du Welfare State.
L’union politique, la lutte de classes des populations au travail ou non, étrangères et nationales est le seul recours contre la généralisation de la barbarie déjà là, et c’est une lutte pour une citoyenneté multiculturelle dans un cadre national maintenu mais élargi.
Comme l’avait vu Michel Foucault dans ses cours des années 1971-1975 au Collège de France, mais dans une situation aujourd’hui notablement dégradée, surtout dans les métropoles cosmopolites qui concentrent les problèmes, nos sociétés de contrôle sont des machines à produire de manière élargie de la délinquance, non seulement à surveiller et punir, mais aussi à exterminer et à liquider.
Précisons à la différence du Foucault « libéral » des années 1980 que le contrôle se fait au bénéfice du supercapitalisme néolibéral se posant, lui le destructeur de la société, en son défenseur. Plus que jamais la vie sociale en état de guerre latente se divise en fonction des grandes partitions punitives entre d’une part la série « le normal, le national, le légitime « et d’autre part la série « l’anormal ou pathologique, l’étranger, le délinquant ».
Ainsi ce qui pourrait être une chance pour une conversion des différences hostiles en métissage multiculturel est menacée de se convertir souvent en malheur historique. Or, cette immigration demeure indispensable aux pays riches comme force de travail exploitable. Elle a une certaine utilité pour les pays de départ en ce qu’elle draine vers eux des capitaux colossaux indispensables, même s’il demeure vrai que ces capitaux ne tiennent pas lieu d’investissements internes assurant la survie des populations. Ainsi le Bengladesh, le Sénégal, les Philippines, les pays du Maghreb retirent des sommes d’argent venues de leurs émigrés représentant de 10% à 16% de leur PIB, comme le rappelle Eric J.Hobsbawm dans son panorama fort utile L’Empire, la démocratie, le terrorisme (Bruxelles, Le Monde Diplomatique, 2009) à qui nous empruntons les données présentes.
Guerre globale et états de guerre endémique à tendance génocidaire se renforcent sans se confondre selon des mécanismes qu’il faudrait étudier. Mais le carré des différenciations de la guerre n’est pas complet et il n’a rien à voir avec le Geviert cher à Heidegger qui met en relation la terre, le ciel, les mortels et les dieux. Les dieux, en effet, font retour souvent sous la forme des Uns divins du monothéisme exclusif et excluant.
La terre est tendanciellement réduite à une matière plastique à disposition dans l’hubris démesurée de la production pour la production et la consumation. Le ciel est l’espace des bombardiers et de la télétechnique autant guerrière que commerciale et culturelle. Les mortels pour beaucoup hâtent leur mort dans la cruauté et transforment leur passage terrestre en homicide subi ou provoqué.
Le monde des guerres multiples dénie sa finitude dans l’infini de son combat autodestructeur au lieu de faire de cette finitude le corollaire d’un monde habitable. Heidegger avait senti tout cela dans Bâtir, Habiter en poète.
Mais Heidegger qui a identifié malgré lui en quelque sorte technique et capital a été dépourvu de tout esprit de justice pour les vaincus, pour tous ceux qui ne peuvent habiter ce monde parce qu’il est un non monde et transforme, par le mouvement de son laisser faire, les séjournants transitoires qui y naissent en exilés de l’intérieur.
On touche là au problème le plus délicat. Le fonctionnement du supercapitalisme mondialisé valide une grande partie de la critique marxienne de la critique de l’économie politique en tant que le procès d’accumulation infinie du capital demeure extorsion de survaleur absolue et relative, c’est-à-dire de soumission formelle et de soumission réelle du travail et de nombreuses activités humaines sous le capital.
La question se pose de savoir si la violence permanente de cette soumission dont le capital a toujours l’initiative peut et doit être comprise en termes de guerre socio-économique ou en termes de conflit seulement analogue à une guerre. Cette question est préalable à celle de savoir si la lutte de classes parvenue à son expression proprement politique est structuralement une guerre étant entendu qu’elle a pris historiquement des formes de guerre civile. Il est difficile de donner une réponse simple à cette question. Il y a, en effet, un continuum qui relie le conflit structural inscrit dans la soumission du travail à lutte politique de classe prenant la forme de la guerre civile ouverte et ce continuum passe par les formes de lutte économique pouvant à leur tour inclure des actes divers de contre-violence, de la grève à l’occupation des usines, de l’émeute à l’insurrection.
La pensée de Marx oscille entre deux pôles en forte tension.
Le premier est celui de l’exploitation déchaînant une guerre sociale civile permanente culminant soit dans la révolution victorieuse du prolétariat soit dans la destruction réciproque des deux classes fondamentales.
Le second est celui d’un antagonisme susceptible de prendre la forme civile d’un antagonisme mêlé à la coopération et impliquant un renversement hégémonique de classe.
Le premier schéma est celui du Manifeste du parti communiste qui est contemporain de la stratégie de révolution permanente. Il trouve en 1848 ses limites avec le solo funèbre de la classe ouvrière qui sanctionne l’écrasement du prolétariat. Il est réactivé dans les textes du Capital lorsque Marx fait apparaître la référence à l’armée comme principe de la discipline de la grande industrie et lorsqu’il évoque à propos des grandes crises économiques du XIX° siècle la nécessité structurale de la mise au chômage de masses ouvrières destinées à former une armée industrielle de réserve en attente des impératifs d’emploi dont seul décide le capital.
Le rapport social de production est bien un rapport de contrainte fondamentalement inégal et violent. La concurrence entre entreprises, entre fractions du capital, entre nations, entre travailleurs même peut s’énoncer dans le langage de la guerre : il y a des disparitions, des destructions, des absorptions des moins forts par les plus faibles ; il y a des victimes humaines vouées à la mort sociale impliquées par le despotisme du capital qui signifie souvent chaos, production par la destruction, destruction productrice. Schumpeter sur ce point a bien compris Marx qui lui insistait davantage sur la détermination de la production à détruire de ses propres présupposés, sur sa tendance à devenir une guerre destructrice des hommes et de la terre. « Tout progrès de l’agriculture capitaliste n‘est pas seulement un progrès dans l’art de spolier le travail, mais dans l’art de spolier le sol, tout progrès dans l’élévation de sa fertilité pour un temps donné est un progrès dans la ruine des deux sources à long terme de cette fertilité./…/ La production capitaliste ne développe la technique et la combinaison du procès social qu’en minant en même temps les sources qui font jaillir toute richesse : la terre et le travailleur » (Le capital, livre I, Pléiade, 1988, pp. 998-999).
L’idéologie libérale souligne la nécessité de la concurrence, son dynamisme qui implique mise hors circuit d’êtres humains, condamnation au chômage, casse d’entreprises.
Si la concurrence n’est pas la guerre ouverte, si elle ne veut pas explicitement la mort d’homme, elle produit par son illimitation de principe des morts sociales impersonnelles ; elle flirte avec le paradigme guerrier identifié alors à une norme vitale. Elle est une guerre économique permanente. Comme le dit un journaliste américain connu, Thomas Friedman, trois fois prix Pulitzer, auteur d’un best-seller en 2005, La terre est plate, « Il existe une règle intangible de la troisième mondialisation : tout ce qui peut être fait sera fait. La question qui se pose est : est-ce que cela sera fait par vous ou à vous ? Si vous avez une bonne idée, il faut la mettre en œuvre sinon quelqu’un le fera, dans le Maryland ou en Inde » (cité par Jean-Pierre Malrieu, Dans le poing du marché. Sortir de l’emprise libérale, 2008, 75).
La compétition à outrance exige que quelque chose soit fait à quiconque ne suit pas sa loi, et c’est l’élimination des adversaires économiques, leur soumission par disparition ou capture. La rationalité irrationnelle de cette concurrence implique la guerre et la politique des entreprises se pose alors comme une guerre qui fait de la politique son moyen. Il y a bien inversion de Clausewitz : la disparition provoquée est la sanction logique soit disant rationnelle de cette concurrence qui se dit pacifique.
La rationalité accordée aux agents sociaux par la théorie néolibérale est toujours déjà prise dans l’irrationalité de rapports sociaux qui se manifeste dans le chaos irréductible de la concurrence.
Le chaos est la forme de mouvement que revêt la nécessité de l’antagonisme social. L’apartheid mondial qui prend diverses figures – exilés, réfugiés, populations des « sans », immigrés - ne peut pas se réduire à l’armée industrielle de réserve que Marx étudie, mais ne saurait faire l’économie de ce mécanisme toujours structural dans l’économie-monde à la condition de comprendre cette armée de réserve, cette loi de population du mode de production capitaliste en termes relatifs et non pas absolus. « La loi qui toujours équilibre la surpopulation relative, c’est-à-dire l’armée industrielle de réserve avec l’étendue et l’énergie de l’accumulation rive le travailleur au capital plus solidement que les coins d’Héphaïstos ne rivaient Prométhée à son rocher. C’est cette loi qui conditionne l’accumulation du capital à une accumulation correspondante de misère. L’accumulation de richesse à un pôle et également accumulation de misère, de torture, de travail d’esclavage, d’ignorance, d’abrutissement, de dégradation morale au pôle opposé, c’est-à-dire du côté de la classe qui produit son propre produit comme capital » (Marx, Le capital, livre I, 1163). S’opère ainsi une fractalisation de la guerre économique qui s’étend des grandes manœuvres du capital financier rançonnant les Etats sous peine de banqueroute des petits épargnants à la prise en otage de pays comme la Grèce, de la militarisation souple du travail par l’automanagement imposé comme libre choix des salariés consentants, jusqu’à la constitution d’armées de chômeurs devenus des hommes superflus. Si ces derniers sont détruits les autres se mobilisent et se font les soldats volontaires de leur propre exploitation, les entrepreneurs individuels de leur soumission.
C’est ce paradigme guerrier qui sous-tend la production de ruines que manifestent ces phénomènes paradoxaux que sont l’élaboration du concept d’usine jetable, l’obsolescence programmée d’usines subventionnées par les finances publiques et achetées par des prédateurs privés qui les ferment au bout de quelque temps, une fois la subvention empochée, le refus de s’intéresser à la vie moyenne de start-up vite épuisées.
C’est ce paradigme guerrier qui mobilise l’attention sur le court terme des opérations coups de main inscrites dans une durée raccourcie par la recherche spéculative propre au capital financier devenu hégémonique. Là aussi le paradoxe se noue : l’entreprise, cette institution totale - qui se prévaut de sa rationalité stratégique de long terme - fonctionne dans un état d’urgence permanent, dans la contraction du temps (OPA assassines, mystification des hedge funds).
La guerre des concurrences stratégiques se démultiplie dans des guérillas qui se présentent comme des jeux mais qui risquent de ruiner des millions de retraités, d’assurés sociaux, de propriétaires insolvables, voués à la mort économique.
Et pourtant la question de la pertinence de la catégorie économique et politique de guerre de classe se pose. Cette guerre est un cas particulier d’une situation plus générale de conflit que Marx lui-même, à la suite des historiens français des années 1820-1850, (Augustin Thierry, François Guizot), nomme la lutte de classe. Celle-ci peut recevoir une pluralité de modes de manifestation et de résolution.
La guerre civile sociale stricto sensu est une de ces solutions et elle peut avoir pour horizon la menace d’autodestruction réciproque comme l’envisageait le Manifeste, qui est par ailleurs le texte qui tend le plus à rabattre le conflit socio-historique sur la guerre, ainsi que le montre Etienne Balibar dans Violence et civilité (2010). Lénine est le penseur marxiste qui tend à accentuer cette identification. Mais il est en quelque sorte contraint d’opérer de la sorte.
C’est la guerre de 1914-1918 entre grandes puissances nationalistes, impérialistes et racistes qui est devenue le terrain du mouvement ouvrier dirigé par les bolcheviks : face à cette brutalisation inouïe des rapports sociaux déclenchée par la barbarie des Etats capitalistes occidentaux prétendant représenter la civilisation, le leader russe transforme en guerre révolutionnaire la guerre impérialiste et inverse la défaite des masses subalternes en une percée historique un moment hégémonique.
Condamnée par les puissances occidentales soutenant les forces qui choisissent aussi la guerre civile anti-bolchevique à subir une guerre d’invasion, la jeune URSS ne pourra plus abandonner le terrain de cette guerre civile qui est légitimée au nom de la dictature du prolétariat. Certes, celle-ci a bien tenté de créer les conditions d’une nouvelle économie et d’une politique inspirée théoriquement par la perspective d’un dépérissement de l’Etat. La catégorie de guerre civile sociale impliquée sans certains aspects de la critique marxienne du mode de production capitaliste s’est solidifiée en celle de guerre civile politique permanente avec les apories qui se sont révélées mortelles pour cette expérience.
Il existe cependant dans Marx même l’indication d’un autre schéma, d’une autre voie qui consiste à rechercher les possibilités d’une conversion du conflit inscrit dans la matrice du mode de production en lutte politique non nécessairement destinée à prendre la forme d’une guerre civile totale politique.
C’est cette voie qui cherche dans la coopération des travailleurs et les alliances pouvant cimenter les masses subalternes les conditions pour une lutte politique de classe jouant les ressources de la république démocratique sociale. C’est celle que thématise en 1895 Engels dans la préface qui ouvre la nouvelle publication des Luttes de classes en France (1850).
Si ce texte a autorisé le réformisme de la social-démocratie et sa forme la plus intéressante, celle de l’évolutionnisme révolutionnaire de Jaurès, il n’a jamais pu éliminer le continuum qui fait passer du conflit de classes interprété en termes d’instrument de la concurrence économique à la guerre.
Cette voie rappelle que les masses subalternes ne sont plus en position d’extériorité absolue par rapport aux classes dominantes, comme le soutenait parfois Marx, qu’elle sont intriquées l’une dans l’autre, l’une subsumée sous l’autre, d’une manière telle qu’elle rend difficile la distinction entre amie et ennemi que Carl Schmitt en léniniste de droite a en quelque sorte érige en catégorie absolue de la politique.
Dans cette perspective, il peut devenir possible de travailler à rabattre le couple ami-ennemi sur le couple dirigeants-dirigés et de recomposer le continuum qui va du conflit structural de la lutte de classe à la catégorie de guerre économique sociale et politique.
Autorisons-nous un excursus concernant la problématique marxiste après Marx. C’est Antonio Gramsci que nous sollicitons. Il innove, en effet, sous deux aspects en tentant de retraduire et de dépasser le meilleur du léninisme, celui de la Nouvelle Politique Economique.
Tout d’abord, Gramsci propose une analyse des rapports de force qui est une méthodologie de l’action historique. Les Cahiers de prison articulent une distinction entre rapports de forces économiques et rapports de forces éthico-politiques.
Ces derniers sont le terrain de l’hégémonie qui n’est constructible par une force socio-historique que si celle-ci allie coercition et consensus, que si elle dirige les forces sociales alliées au sein de la société civile avant de dominer les adversaires, donc en remodelant l’Etat dans le sens de sa pénétration par les masses subalternes, que si elle façonne les appareils d’hégémonie constituant le sens commun de ces masses et rend possible leur devenir actif en réduisant au minimum la contrainte. Mais il serait illusoire de croire que les rapports éthico-politiques se suffisent.
La politique a pour limite la guerre parce qu’elle a pour autre inévitable l’économie et sa conflictualité propre (la soumission réelle) et qu’elle se réalise au sein de communautés d’appartenance impliquant des identifications plus ou moins imaginaires et inévitables conduisant à l’exclusion de certains de leurs membres. « La question du malaise ou du bien-être considérée comme causes de réalités historiques nouvelles est un aspect partiel de la question des rapports de force dans leurs divers degrés. Des nouveautés peuvent se produire, soit parce que une situation de bien-être est menacée par l’égoïsme mesquin d’un groupe adverse, soit parce que la misère est devenue intolérable et qu’on ne voit dans la vieille société aucune force capable de l’adoucir et de rétablir une situation normale avec des moyens légaux. On peut donc dire que tous ces éléments sont la manifestation concrète des fluctuations de conjoncture de l’ensemble des rapports sociaux de force et que c’est sur la base des rapports sociaux que ces rapports politiques de force trouvent leur point culminant dans le rapport militaire décisif » (Gramsci, Cahier de prison 13, §12, pp.1561-1563 et §17, p.1578)
Tout se joue sur les différenciations du continuum s’étendant du conflit à la guerre. C’est alors le second moment, décisif, de l’apport gramscien que de distinguer non seulement entre les rapports de force éthico-politique et les rapports militaires mais aussi de distinguer au sein de la guerre entre guerre de mouvement ouverte et guerre de position non frontale.
La situation historique des années trente propose au mouvement révolutionnaire entravé cette guerre de position qui avec sa dureté propre n’implique pas nécessairement les combats et leurs massacres. Il s’agit bien est une version civilisée possible du conflit civil socio-historique rendue possible en raison d’un changement de conjoncture historique.
Pour construire l’hégémonie les masses subalternes et leur parti ont pour charge d’investir la société civile dans ses appareils spécifiques qui sont autant de tranchées et de forteresses protégeant l’Etat puisque celui-ci se prolonge et s’élargit en cette société civile, en commençant par l’appareil industriel et les appareils de formation et de culture (école, médias). Certes, il s’agit toujours de guerre, mais la guerre de position est une guerre de siège réciproque qui prend l’adversaire au sérieux tout en excluant les affrontements frontaux. Elle interdit tout mysticisme historique attendant la fulguration résolutoire et elle se prémunit des désastres. Elle exige la participation de masses immenses de subalternes devenus acteurs, la capacité de consentir des compromis et des sacrifices en matière d’intérêts immédiats, une organisation permanente du consensus populaire et du contrôle politique pour rendre impossible le risque majeur, celui de la désagrégation (idem, Cahier de prison 6, §138, p.801).
Toute la question demeure de savoir si ces analyses gramsciennes qui sont historiquement situées et données comme telles ne sont pas dépassées par notre condition de mondialisation où les menaces inédites de guerre globale sur fond de guerre nucléaire, de permanence d’états de violence extrême nous oblige à nous demander s’il est requis par la nouveauté de la conjoncture ou la période d’invalider ou non la catégorie ami versus ennemi et s’il faut encore lui accorder le rôle central en philosophie comme en politique, tant presse l’urgence de démilitariser l’existence en tous ses aspects pour la politiser effectivement du côté des masses subalternes plus fragmentées, désagrégées et divisées que jamais.
Nous parvenons au dernier coin de notre carré de la guerre. Nous avons déjà vu à quel point la concurrence induisait un climat de guerre dans la vie sociale et brisait les solidarités.
Nous avons pris aussi la mesure des violences liées à la fragmentation du peuple du peuple en communautés tendanciellement hostiles et souligné la pente belliciste des processus d’identification à des entités sociales imaginaires qui empêchent les masses subalternes de se concevoir comme des acteurs antagonistes selon un esprit de scission anticapitaliste, antinationaliste et antiraciste.
La constitution tendancielle de majorités potentiellement prédatrices opposées à des communautés minoritaires réactionnelles interdit de traduire leur frustration réelle et leur colère légitime nées de la situation de pauvreté et de domination en capacité politique émancipatrice et civilisatrice. Ces éléments produisent au niveau moléculaire des subjectivités en état de guerre intestine.
Le phénomène le plus notable est l’émergence d’une violence immunitaire associée à des phénomènes de cruauté objective dont le terrorismes est une figure. La perte de la sécurité existentielle assurant des conditions de travail, de vie sensée, de développement des capacités de formation personnelle, la montée d’inégalités démentielles font apparaître la profondeur actuelle de la disjonction entre liberté et sécurité qui dément les promesses élémentaires du libéralisme.
Il est facile alors aux castes dirigeantes de manipuler cette demande de sécurité, de vie dans une communauté de droits et de reconnaissance, de l’orienter dans le sens d’une demande populiste sécuritaire et xénophobe. Le libéralisme malgré ses prétentions universalistes - droits de l’homme et démocratie régime - révèle à quel point il peut se transmuter en ethno-libéralisme, en catalogue d’exceptions censées justifier la règle que celles-ci contredissent.
Les castes dirigeantes qui prônent l’universel du marché mondial, de la démocratie entretiennent une pensée de guerre et de croisade empêchant de résoudre un tant soit peu une question sociale mondialisée.
On ne peut pas ne pas prendre en compte l’augmentation de la violence civile aux pôles extrêmes de la société avec le double devenir mafia qui caractérise à la fois les castes bénéficiaires du supercapitalisme et les couches marginales d’un sous-prolétariat sans foi ni loi.
La guerre sous forme du jeu de la ruine de l’autre implique néanmoins une solidarité quant à la normalité du système entre dirigeants d’entreprises, traders, agents boursiers, pour tirer des profits injustifiables de l’hégémonie du capitalisme financier. Elle a pour double spéculaire la guerre que se livrent des bandes de trafiquants dans la jungle des villes pour contrôler le marché populaire de la drogue et de la prostitution et rendre intouchables des territoires dont la police tolère la désocialisation de fait puisque cette violence mafieuse à la base rend difficile une résistance populaire ciblée sur les objectifs pertinents.
L’encouragement donné à la prédation financière (statut d’actionnaires privilégiés conquis par une poignée de dirigeants d’entreprises participant à une majorité de conseils d’administration, enrichissement de grands dirigeants d’entreprises conduites par eux à la baisse) est un encouragement de fait donné à la constitution des mafias des banlieues. Avec une différence notable toutefois. La répression de ces mafias d’en bas est donnée comme objectif public à la police alors qu’elle ne concerne pas les mafias d’en haut qui ont de toute manière la loi pour elles et les moyens juridiques de se présenter en honnêtes travailleurs retirant le fruit de leurs exceptionnelles compétences.
L’imitation de ces prédateurs d’en haut par leurs émules d’en bas crée un climat délétère de pourrissement où tous les coups sont permis et interdit les sursauts d’une indignation politique productrice d’émancipation et de civilité.On peut comprendre cependant que ceux qui n’ont ni avenir scolaire, ni emploi professionnel, ni reconnaissance sociale puissent se laisser tenter par le choix d’une guerre économique à leur portée.
Le processus de civilisation des moeurs cher à Norbert Elias s’est inversé et cette guerre pour l’appropriation infinie de l’argent demeure la toile de fond d’une montée de la violence sociale qui frappe surtout les jeunes de quinze à vingt cinq ans et qui peut prendre des formes de sauvagerie extrême facilitées par la facilité d’acquisition d’armes.
Les gouvernements des démocraties libérales peuvent ainsi mettre en place un énorme dispositif de police et de surveillance permettant de contrôler la population et de faire de la sécurité physique une obsession populiste. Ce devenir mafia corrode la vie quotidienne et transforme la ville, notamment la mégapole.
La territorialisation urbaine construit un espace hiérarchisé entre quartiers riches où se concentrent les activités administratives, commerciales, financières et quartiers populaires et encore davantage banlieues lointaines délaissées, gangrenées par le chômage, propices aux trafics et hantées par la peur de l’explosion.
La très grande ville devient le microcosme de cet étrange procès qui unit hypercontrôle des populations, militarisation de l’existence, banalisation des violences et des prédations d’en haut et d’en bas. Michel Foucault dans Surveiller et punir en 1975 avait vu juste lorsqu’il soutenait que la production sociale de la délinquance avait pour fonction entre autres de disqualifier les illégalismes des classes travailleuses en assimilant cet illégalisme à celui des criminels et de permettre ainsi aux classes dominantes d’en faire « un instrument pour gérer et exploiter les illégalismes » et d’immuniser leurs propres illégalismes (p.285).
Placé sous le signe de l’illégalisme et de la délinquance, de la peur et de la sécurité, amplifiée par les médias, la vie quotidienne devient à son tour un état de quasi guerre où une stratégie de guerre civile préventive fait obstacle aux illégalisme qui pourraient être producteurs de politique et dont doivent savoir faire usage aussi les masses subalternes (grèves dures, occupations d’usines, manifestations de rue, boycott). Foucault avait alors su rappeler en citant des articles de 1840 du journal fouriériste La Phalange le mérite politique de l’anarchisme : « désannexer la délinquance par rapport à la légalité bourgeoise qui l’avait colonisée, rétablir l’unité politique des illégalismes populaires » (idem, p.299, en fait tout le chapitre II de la quatrième partie « Illégalismes et délinquance », pp. 261-299).
La vie quotidienne est donc toute entière placée sous le signe de la production de délinquance qui est bien guerrière à sa manière. Si les populations franchissent les frontières, la frontière entre capitalisme et mafia est poreuse comme le prouve la crise financière de 2008 qui se reproduira dans la mesure où le contrôle effectif nécessaire exigerait l’intervention réfléchie de forces politiques réellement liées aux masses subalternes, intervention bien problématique.
La colère des masses subalternes se manifeste bien, mais elle est menacée ainsi de se pervertir en haine improductive d’ennemis fictifs au lieu de se convertir en lutte politique contre les vrais ennemis que sont les mécanismes producteurs de misère, de violence, d’inégalité et de ravage écologique.
Cette perversion de la colère en haine immunitaire produit une paralysie de l’esprit critique et de la volonté d’initiative en ce qu’elle renforce les processus qui empêchent la formation d’une capacité de prévision dans le temps. La vie quotidienne est vouée à l’immédiateté des gains rapides et de la frustration instantanée, de la prédation à très court terme et de des accès de violence subite.
La stratégie entrepreneuriale qui se prévaut d’une rationalité calculatrice de long terme et relativement capable d’anticipation géopolitique est conduite par la passion de la rentabilité immédiate à contracter sa temporalité sur le court terme. Les exigences d’investissement de longue portée cèdent place à des choix d’options immédiatement rentables, mais dangereuses pour l’entreprise et encore davantage pour ses salariés. L’état d’urgence permanent, la crainte du coup tenté par le concurrent favorisent la recherche de bons coups essentiellement spéculatifs qui produisent des effets potentiellement ruineux.
Toute la vie quotidienne est placée sous le signe de l’incertitude. La pensée stratégique est dominée par une guérilla qui se démultiplie au fur et à mesure que la puissance publique hésite entre la passivité et l’intervention pour renflouer les prédateurs, intervention d’ailleurs nécessaire pour éviter l’effondrement. La guérilla affecte donc le sens du temps et développe un sentiment de perte de confiance dans la puissance publique tout comme elle sape la loyauté à l’égard de l’Etat.
Malgré les dispositifs de sécurité manquent les études sur la qualité des produits, sur les conséquences écologiques des choix, sur la santé des populations pourtant devenue objectif de la biopolitique. Toute la vie quotidienne est prisonnière de cet effondrement de la temporalité de longue perspective. Il ne suffit plus en effet de critiquer avec Hayek et les néolibéraux le fantasme constructiviste de la planification centrale soviétique. La vie quotidienne est cancérisée par la théologie du marché supposé à la fin des fins devoir réaliser la prospérité pour tous.
L’anémie que subit la capacité de prévision temporelle interdit l’intelligence profonde des politiques et de leurs conséquences. Le temps est pour tous devenu le temps des opportunités à prendre ou à laisser ; il est le temps qui laisse vivre quelques uns et fait mourir beaucoup d’autres.
Il est le temps d’une guerre infinie faite à la vie sous ses trois formes de survie de l’espèce, de vie existentielle réellement humaine et de possibilité de vie bonne en commun.
On ne peut en rester à cette amère analyse. Le pire n’est pas sûr. Il est possible de présenter en guise de conclusion l’esquisse d’un carré alternatif des résistances qui est appel à une nouvelle pensée de notre être comme être politique.
a) Vers une reprise de l’antimilitarisme et une démocratisation des rapports internationaux
La guerre globale ne peut être empêchée que si dans chaque puissance impériale et chaque Etat-nation reprend vie une pratique de l’antimilitarisme de masse. La perspective cosmopolitique et l’idéal de paix perpétuelle qui sont les fleurons du libéralisme politique sont en l’état actuel du monde des utopies tout aussi inconstructibles que la disparition communiste de l’Etat et des classes sociales.
Un réalisme politique peut maintenir ces perspectives mais à la condition d’avoir une prise minimale sur l’effectivité des rapports historiques de force. La prolifération du commerce d’armes, la croissance des arsenaux militaires, le danger permanent d’un recours à l’arme atomique par la puissance impériale états-unienne sont des dangers immédiats que les opinions publiques doivent dénoncer et que les responsables politiques doivent effectivement conjurer en généralisant des accord de limitation et des engagements de non usage.
La politique impériale occidentale d’intervention tous azimuts et de croisade pour exporter la démocratie libérale doit cesser ; elle a produit plus de dégâts que de démocratisation. Elle a surtout compromis la démocratie en en faisant une démocratie néocoloniale des seigneurs, une Herrendemokratie.
Le processus de démocratisation ne peut se développer sur le plan intérieur que si les puissances démocratiques les plus fortes s’engagent dans une démocratisation des rapports internationaux faisant droit aux revendications d’existence des nations les plus exposées aux aléas de la mondialisation.
Ce qui signifie qu’elles doivent renoncer à l’esprit de conquête et de rapine qui les conduit à l’appropriation des sources d’énergie et au contrôle de zones d’expansion exclusive au prix de la déstabilisation d’autres pays par les voies de l’interventionnisme démocratique comme celui qui a inspiré les révolutions capitalistes « colorées » dans l’ex URSS (Géorgie, Ukraine) qui se sont révélées des entreprises sans profit pour les peuples et des occasions de guerre.
La diplomatie internationale peut être un moyen pour régler les conflits les plus dramatiques et porteurs à terme d’une conflagration mondiale comme la question palestinienne. Le refus israélien de toute terre aux palestiniens n’a aucune justification éthique, juridique et politique. Il est pure expression d’une logique insensée de force ne pouvant conduire qu’à des horreurs génocidaires.
Le non respect des délibérations de l’ONU est à terme mortel pour cette organisation affaiblie. Il s’agirait plutôt de rendre à cette organisation une fonction positive en démocratisant ses institutions, notamment le Conseil de Sécurité qui avait interdit l’embargo sur l’Irak et dénoncé les mensonges éhontés à propos de l’armement de ce pays.
Il importe de ne plus accepter qu’une grande puissance qui s’érige en représentant de la civilisation en tant que telle puisse décider de manière souveraine de procéder à des expéditions punitives dont sont victimes les populations civiles.
La transnationalisation ne serait que négative si elle signifiait une remise en cause du principe d’égalité des nations et une affirmation de l’inégalité entre nations « civilisées » et nations « barbares » sous le contrôle de la nation ou du peuple « élu ».
C’est à ces conditions qu’il sera possible de lutter contre les nationalismes qui accompagnent la mondialisation pour en accuser les violences et contre les politiques d’agression que ces chauvinismes nationalitaires inspirent.
Une culture de paix réaliste peut se développer sur la base de la connaissance des mécanismes producteurs de guerre et sur la renaissance de ce qui jadis se nomma internationalisme et qui échoua malgré les efforts de Jean Jaurès, Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg.
Cette culture a pour horizon l’amitié humaine, mais cela ne signifie pas le recours à une gouvernance mondiale qui en l’état actuel ne peut être que celle du chaos hégémonisé par les puissances impériales
b) Vers la réduction des états de guerre identitaires et de violence génocidaire
La résistance à ces états de guerre implique des pratiques capables de transformer un jeu complexe entre deux mécanismes, les mécanismes d’identification subjective à des communautés d’appartenance imaginaires toujours construites et les mécanismes de constitution objective de rapports de forces historiquement conditionnés.
Elle implique que soit brisé le lien infernal qui constitue des masses populaires fragmentées et désagrégées en majorités potentiellement prédatrices et en minorités ennemies.
Le premier pas est la reconnaissance au sein de la totalité socio-historique considérée à tel moment de la réalité relative de cette pluralité, de ce que l’on peut nommer un pluriculturalisme de fait. Cette reconnaissance incombe à l’autorité politique et passe par l’expression démocratique des groupes intéressés et par l’attribution de droits de cité non seulement civils et sociaux mais politiques.
Toutefois cela ne suffit pas. Les communautés reconnues peuvent exiger des droits culturels concernant la pratique d’une langue spécifique, d’une religion, de mœurs particulières, d’institutions spéciales, voire d’un droit propre surtout en ce qui concerne la famille et le statut de la femme.
Ici trouve sa place l’exercice d’un jugement pratique inspiré de principes « universels », mais nécessairement voués à des interprétations en situation d’apories possibles.
Le pluriculturalisme révèle ses ambiguïtés qui sont de postuler une définition substantialiste de la culture comme chose en soi fixe et immuable et de prôner la juxtaposition dans une multiplicité indifférentes de « cultures » sans communication.
Il s’agirait plutôt de transformer le multiculturel en interculturel, en un espace commun public d’exposition des différends. Le seul principe est alors celui d’égalité. Une communauté ne peut se fermer aux autres en revendiquant des écoles spécifiques, des hôpitaux propres et un droit privé propre qui sanctionnerait l’inégalité ontologique des femmes et représenterait un instance d’exclusion intérieure.
De même et inversement, chacun doit avoir le droit d’entrer dans une communauté et d’en sortir. Aucune communauté d’appartenance n’est propriétaire de ses membres. Le droit de cité ne peut davantage se traduire par la relégation dans des espaces de type concentrationnaire du type camp de travail pour immigrés affublés d’un quasi contrat de travail qui est un contrat d’esclavage pour ne rien dire des expulsions de ceux qui sont des « sans », sans papier, sans travail, sans logement, sans droit.
De ce point de vue sont des urgences absolues la lutte en général contre l’Europe de Schengen et ses cercles de tolérance inégale en ce qui concerne les non communautaires, le combat contre la constitution en France de l’ignoble Ministère de l’immigration et de l’identité nationale, contre les milices sécuritaires xénophobes en Italie et en Espagne, contre l’interdiction des minarets en Suisse.
La condition de ce passage de la fonction « pluri » à la fonction « inter » est la lutte effective contre les processus d’inégalisation économique, sociale et politique qui ne peuvent être séparés de la critique de l’accumulation capitaliste mondiale et de son pouvoir de hiérarchisation des populations, de productions d’hommes superflus sans travail, sans moyens de vivre.
L’idée d’un front des subalternes, de toute ethnie, de toute race, de tout emploi et de sans emploi définit le recours à constituer et c’est bien son empêchement que visent en fait les politiques européennes de nationalisation et de racisation de la citoyenneté nationale.
Ce sont ces résistances que les violences extrêmes interdisent de fait en provoquant l’union sacrée des peurs. Les gouvernements européens le savent et encouragent structuralement cela même qu’ils font mine de combattre et qu’ils capitalisent en populisme
C’est une manière de conduite leur guerre civile préventive. C’est cette guerre qu’il faut mettre en échec par une lutte qui doit retrouver l’ampleur de la lutte de classes ou en donner un équivalent interculturel.
La revendication d’une citoyenneté décrochée de la nationalité, interculturelle donc, est décisive, mais elle passe aussi par des luttes contre le chômage, la précarisation, la pauvreté, qui sont toujours liées à l’apartheid, pour une autre organisation de la production et de la consommation.
Autant dire que cela implique une « réforme intellectuelle et morale », ce concept encore fécond de Gramsci, du sens commun des masses subalternes, qui sache conjoindre appartenance autocritique à plusieurs communautés (dont la nation), égalité des sans part, et métissage.
Ce dernier terme mérite examen car il est potentiel de transformation et de traduction. Il nous oblige à reconsidérer comment réagissent les natifs d’un lieu face aux « autres » et comment ils peuvent modifier leur attitude immédiate. Les « autres », en effet, qui sont constitués en ennemis potentiels inquiètent « ceux d’ici » : ils « nous » inquiètent « eux », non pas seulement parce qu’ils viennent d’ailleurs et sont des « étrangers », concurrents ou adversaires, mais parce qu’ils sont le témoignage vivant que les humains ont à la fois besoin d’avoir un lieu de résidence sur terre, mais sont capables d’abandonner ce lieu pour s’exposer à vivre sous d’autres « cieux », de prendre le risque du naufrage en mer pour continuer à vivre en « humains ».
Dans leur maigre sac de marin, ils emportent bien sûr des éléments de leur culture d’origine -lesquels et sous quelle forme ?-, mais ils les exposent à la contamination par des éléments de la culture d’accueil –lesquels et comment ?
Tous peuvent alors peuvent se mélanger les uns aux autres, se contaminer sans obsession d’une pureté d’origine imaginaire, au sein d’une même nation hospitalière. Tous peuvent inventer des modes de vie nouveaux, tout comme ils créolisent leur langue. Citoyenneté plurielle, métissage, activité laborieuse, création, c’est-là le même combat collectif pour un être en commun exposé à ce défi : laisser faire et être ce monde commun que la mondialisation comme guerre-monde a transformé en non monde.
c) Vers une reprise des luttes de masses subalternes contre la soumission capitaliste de la production et de l’action
Plus que jamais il importe de relancer en l’élargissant aux subalternes ou aux multitudes, sans fantasmer leur puissance, en hésitant entre Lénine et saint François d’Assise, la lutte de classes contre la soumission formelle et la soumission réelle du travail et des activités humaines.
Aujourd’hui le mouvement des travailleurs salariés a perdu toute force contractuelle et mène des batailles défensives où la perte des emplois est considérée comme inéluctable et où le seul débouché possible est l’obtention d’indemnités pour liquidation.
La question du travail demeure essentielle en tant précisément que non travail en nos pays dits développés. Elle l’est tout autant dans les pays en forte expansion comme la Chine, l’Inde, le Brésil. Là, la soumission formelle – allongement de la journée de travail, travail quasi forcé des femmes et des enfants, précarité des conditions de vie - se mêle à la soumission réelle – technologies de la productivité, commandement du travail par les systèmes machines - et il faut s’attendre à la constitution d’armées de réserve immenses surtout dans les campagnes en fonction des fluctuations et des crises.
Cette lutte a une fonction toujours capitale pour désarmer les multiples causes de conflit et pour contribuer à démilitariser. Les accuser d’économisme revient à faire l’économie de la critique de l’économie politique.
Ces luttes nécessairement locales dans leur genèse ont à affronter leur universalisation ou plus modestement leur socialisation tant elle sont fragmentaires et inspirées d’intérêts non nécessairement convergents. La question de la solidarité internationale et du partage est ainsi posée à l’échelle mondiale, ne serait-ce que parce que l’intervention irréversible de la question écologique ne peut être déniée.
Il est impossible que les pays les plus riches stimulent une consommation à la fois inégale chez eux et globalement gaspilleuse d’énergies non renouvelables alors que des masses africaines, amérindiennes, asiatiques vivent dans la misère – un milliard d’hommes en 2009 souffrent de malnutrition.
Les confrontations pour déterminer et hiérarchiser les urgences dans la satisfaction des besoins nous attendent et elles imposent l’invention de pratiques et d’institutions transnationales de coopération et de coordination dépassant les forums alter-mondialistes qui n’ont pas dépassé l’utile fonction d’organes d’une nouvelle opinion publique. Ces luttes sont celles de la colère. Elles ont à tenir compte du piège permanent que leur tend une montée de la violence qui réunit désormais une double forme, subjective. Elles ont bien à intégrer une dimension de civilité dont il ne faut pas laisser le monopole d’interprétation aux gouvernements populistes qui attendent ces contre-violences pour les criminaliser au nom de la sécurité. Mais il est impossible a priori de fixer des limites –désobéissance civile, refus de collaboration, objection de conscience au nom d’une non violence de principe ou d’un pacifisme fondé sur l’absolu d’une éthique de la conviction, insurrection.
Leur objectif principal demeure la constitution de rassemblements immenses désarmant les forces dirigeantes et pouvant se poser en instances de légitimation populaire, capables de surmonter la désagrégation, la liquidation et toutes les formes de subalternité.
Cette formation d’une conception du monde fondée sur un antimilitarisme social et égalitaire ne peut s’instituer que par une pensée nouvelle du commun et de sa constellation : bien commun au singulier, biens communs au pluriel – eau, énergies, santé, éducation -, pratiques de mise en commun, sans pourtant tomber dans les apories des communautés exclusives immunitaires. Ce retour du commun peut seul mettre un terme aux débauches d’individualisme et à la stérile opposition entre universalismes impériaux et particularismes incomposables. Elle passe par une culture de l’expérimentation sociale à tous les niveaux : coopératives ouvrières et paysannes, associations de producteurs et de consommateurs, défense de services publics et des organisations de sécurité sociale, de santé et d’éducation, collectifs d’usagers des réseaux informatique, groupes d’appels à une vie professionnelle non écrasée par les exigence du management libéral. Elle passe de même par l’exploitation des possibilités du capitalisme cognitif qu’il ne peut être question ni d’ignorer ni se surestimer (à ce jour, ces possibilités sont encore corsetées et limitées par la soumission réelle qu’impose le capital aux industries de communication et d’informatisation particulièrement riches en valeur ajoutée). La production de ce commun signifie aussi la production d’un espace public commun et donc l’investissement des médias dont le rôle d’appareil d’hégémonie du capital transnational est immense. Si aujourd’hui la constitution d’un entendement commun unissant sciences, savoirs technologiques, connaissances gestionnaires, est intégrée, incorporée dans le capital, constant la perspective d’une réappropriation de cet entendement commun fait partie de la lutte de classes élargi et peut donner sens au general intellect cher à Marx. Théoriquement la production de nouveaux communs signifie la détermination et la stratégie de notions communes dotées de bases objectives au sens de Spinoza.
Une politique du commun peut se dessiner respectueuse de la pluralité humaine mais fermement opposée à tout ce qui est appropriation privative et accaparation. Elle ne peut se dispenser de délégitimer en effet et de réduire tendanciellement à l’impuissance les classes dirigeantes devenues castes favorisant les parasitismes des accapareurs de la finance spéculative. Il faudra bien esquisser des programmes de réappropriation minimale des communs et réinventer des pratiques de prévision et d’anticipation de longue durée, maintenant détruites par l’hégémonie du temps contractée qu’imposé le rythme frénétique de l’accumulation capitaliste mondiale.
d) Vers une pacification civilisée de la vie quotidienne
Cette pacification que le populisme réduit à la question sécuritaire repose sur un effort de connaissance des mécanismes producteurs de la violence actuelle et elle implique une refonte des appareils d’hégémonie voués aujourd’hui à la reproduction des processus d’inégalisation et d’exclusion interne, qu’il s’agisse de l’appareil scolaire particulièrement asservi aux impératifs de productivité et du dispositif de sécurité sociale miné par le déplacement vers le bas de la frontière entre populations que l’on fait vivre et populations que l’on laisse mourir
La pacification n’a rien de militaire en ce qu’elle peut prendre la forme d’une réforme intellectuelle et morale de la conception du monde du salariat et du précariat. Actuellement dominé par les fausses évidences du néolibéralisme, tenté par le recours au populisme, divisé en ses composantes, soumis au décervelage organisé cyniquement par les médias, le salariat-précariat conserve des fragments d’un sens commun fait aussi de solidarité et dignité et peut inventer des solidarités nouvelles, métisses. Mais c’est surtout la confusion qui règne dans les esprits et il s’agit bien de former un sens commun argumenté, faisant appel à un tiers symbolique qui ne peut être qu’une forme de la raison pratique, appuyée sur la solidarité, l’égalité, le partage pour critiquer les éléments contraires. L’enjeu est le devenir actif de ces subalternes qui seul peut les mettre en condition de se redresser, de sortir du découragement, de la haine qui égare et se trompe d’adversaires, du dégoût de la politique devenue système autoréférentiel. La colère a ses raisons et elle doit montrer qu’elle a la raison pour elle.
La culture de la paix civile est une pièce dans ce dispositif. Elle a pour lieu test la vie quotidienne dans les villes. Celles-ci ne peuvent être sources de civilité que si elles sont habitables, non transformées en isolats séparés, avec ghettos de luxe surprotégés et suréquipés, et d’autres ghettos, miséreux et abandonnés à toutes les dérives. La reconquête et la transformation de l’urbain en cité intégrant les nouvelles capacités technologiques est un moment de la pacification quotidienne. C’est une occasion privilégiée pour que la production de bâtiments et d’équipements soit à la fois action et poésie comme l’avaient rêvé surréalistes et situationnistes. Le sens commun métisse et égalitaire peut dans l’architecture se faire sens esthétique vécu et créateur de culture vivante. Là, la relativité des frontières peut trouver sa vérification, la porosité des cultures sa manifestation, la pluralité des langues peut s’exposer à ce qui devrait être l’opérateur et la catégorie principielle de cette culture de paix, la pratique et la généralisation de la catégorie de la traduction qui n’est possible que dans le respect de la langue traduite et dans le service de la langue traduisante. La traductibilité des langues et des cultures, des pratiques et de leurs moments reste à penser et à actualiser.
En guise de conclusion : sur la non violence
Est-ce à dire que ce pari de la lutte civilisée, économe des violences inutiles, est la panacée ? Faut-il l’identifier à la stratégie de la non violence ? C’est une voie qui doit être explorée sans être simplifiée. La non violence est devenue un thème à la mode au point qu’il est possible désormais de jouer Gandhi contre Lénine, Thoreau ou Emerson contre Robespierre, Martin Luther King contre Castro, pour prendre des exemples provocateurs. La provocation est utile, en effet, pour prendre la mesure de l’urgence du problème par temps de mondialisation de la guerre et d’universalisation des états de guerre. Elle doit surtout être une provocation à penser la complexité de notre situation et disposer de l’éventail des solutions possibles. On peut douter assurément avec Etienne Balibar (2010) de la conversion dialectique nécessaire de la non-violence en politique de paix et de résolution pacifique de tous les conflits. Lénine a bien eu le génie de transformer la guerre impérialiste en guerre révolutionnaire. Mais celle-ci s’est transformée aussitôt en guerre civile permanente. Assiégée par l’hostilité que les puissances occidentales réunies après 1918 n’ont cessé de lui manifester, l’Union Soviétique issue de la révolution de 1917 a tenté d’édifier un système nouveau dans les conditions d’une guerre civile interne qui a tour à tour éliminé les opposants tzaristes, libéraux, social-démocrates, social-révolutionnaires, avant de se retourner contre les opposants communistes eux-mêmes, qu’il s’agisse de Boukharine, de Trotzky et de tant d’autres. La dictature stalinienne a causé des millions de morts et l’URSS a succombé à son échec dans la tâche de construire une société démocratique supérieure ou simplement meilleure.
On peut alors se demander quel recours offre la comparaison avec les mouvements pacifistes, notamment en Inde avec Gandhi -obtention de l’indépendance nationale et lutte anticolonialiste- et aux Etats-Unis, -luttes pour l’égalité civile des noirs avec King. Sans verser tant de sang des résultats notables ont été obtenus. Cependant il faut ici relativiser ce que fut cette non-violence. On peut présenter un certain nombre de raisons en suivant l’étude récente de Domenico Losurdo (2010). Nous en distinguons quatre.
1. La non violence ne fut pas tant l’application de l’impératif absolu du non recours à la force inspiré d’un précepte moral et religieux absolu (ahimsa hindouiste chez Gandhi, amour évangélique chez King). Très vite ces principes éthiques radicaux ont dû se faire lois de prudence politique et fonctionner aussi selon une éthique de la responsabilité sensible aux rapports réels de force. La non violence a des buts politiques visant à inverser un rapport de forces : il s’agit de disqualifier moralement le dominant dans l’opinion publique nationale et internationale en faisant apparaître sa domination comme coercition pure exercée sur des êtres sans défense. Cette politique n’a pas à rougir de sa politicité, mais elle ne peut pas la présenter comme pure éthicité. C’est une stratégie éthico-politique et elle ne vaut pas en tout temps et en tous lieux. Martin Luther King a évolué sur la question puisque ne voulant pas au départ prendre en compte la guerre du Vietnam qui pesait surtout sur les soldats noirs américains il a fini par condamner cette guerre néocoloniale et impérialiste et soutenir la cause de l’indépendance nationale vietnamienne. Cette position a sûrement pesé lourd pour alourdir le climat de haine raciste et nationaliste à son encontre et motivé son assassinat.
2. Si les conflits historiques ont montré le caractère problématique de la conversion dialectique de la contre-violence populaire ou révolutionnaire en une société pacifiée, sans violence et sans Etat, la même hétérogenèse des fins affecte aussi les effets des politiques de non violence. Gandhi avait une conception héroïque et sacrificielle de la non violence puisque par exemple lors de la marche du sel en 1930 il demanda à tous les participants, femmes et enfants compris, de se laisser frapper à mort sans résister si les forces de répression le décidaient. Sa conception religieuse de l’ahimsa a fini de même par ne plus être comprise des alliées musulmans qui lui reprochaient un exclusivisme hindouiste. L’absolutisme moral n’est pas nécessairement immunisé de se renverser en violence. Et surtout, la réussite incontestable de l’action de Gandhi -obtention de l’indépendance nationale tant recherchée- a été immédiatement compromise ou limitée par la scission sanglante du Pakistan musulman, Gandhi lui-même succombant héroïquement sous les coups d’un adversaire. L’Inde actuelle demeure un pays extrêmement violent où l’opposition entre majorité prédatrice et minorité pourchassée prend la figure d’un cas d’école. L’émancipation des afro-américains de son côté est largement inachevée malgré la charge symbolique que représente l’accès à la présidence des Etats-Unis d’un noir, Barak Obama.
3. La non violence se dit et se pratique de plusieurs manières et il est une qui est une pure et simple manipulation émanée des puissances occidentales impériales. Elle consiste à encourager et financer des opérations de déstabilisation d’Etats ne relevant pas de leur zone de domination, mais stratégiques en raison de leur position et leurs ressources. C’est le cas des révolutions « colorées » qui ont affecté plusieurs pays jadis membres de l’URSS, comme la Géorgie ou l’Ukraine, et qui au nom de la démocratie tentent de renverser pacifiquement les gouvernements en place accusés de stalinisme anti-démocratique. Cette voie pacifique est apparence comme le montre la suite des événements. Quand elles réussissent en officialisant les interventions étrangères, ces « révolutions colorées » soutenues par les médias occidentaux et présentées comme des effets ou des leçons du gandhisme n’instaurent aucune autre démocratie que celle d’un nouveau principat. Celui-ci n’apporte aucun progrès institutionnel et n’améliore pas la condition des masses subalternes appelées à se faire nationalitaires. Ces pseudo révolutions sont des coups d’Etat qui ont pour objet d’élargir l’Occident sans altérer aucun mécanisme de domination. Elles produisent de nouvelles minorités au sein des états soumis à cet interventionnisme ; elles interdisent des solutions négociées ; elles introduisent des tensions porteuses de guerres futures et de désagrégation géopolitique au seul profit de l’ « Occident » irresponsable. La non violence mérite mieux, mais il revient aux pays concernés de procéder aux réformes nécessaires rendant impossible cette exportation de la « démocratie » gadget.
4. L’espoir d’expulser hors de la politique la problématique des rapports de force et de lui substituer une politique de l’agon respectueux de la pluralité humaine –ce que soutient Hannah Arendt contre Carl Schmitt - et l’absolutisation de l’opposition radicale ami versus ennemi - manifeste et revendique sa dignité. Cette politique peut et doit être tentée mais elle représente une sortie hors de la limite supérieure de ce continuum des degrés de violence historique. Elle veut ouvrir un espace autre par-delà ce continuum. Or, toute la question est de savoir si cette métabase est possible et à quelles conditions. La politique se voudrait ainsi passage à une autre politique, radicalement différente, capable d’introduire une rupture dans la manière traditionnelle de penser la politique, une manière d’éviter non seulement que la politique soit la poursuite de la guerre par d’autres moyens, mais encore que la guerre et la force cessent d’être des moyens d’une politique réinstallée au poste de commandement. D’une certaine manière c’est-là une utopie raisonnable contre-factuelle comme le sont le cosmopolitisme radical ou le communisme. Mais rien n’autorise à transformer ce pari en certitude. Il peut toujours se présenter une situation telle que le recours à la force contre une force de mort s’impose dans l’urgence.
5. C’est l’expérience tragique que fit le pasteur protestant Dietrich Bonhoeffer dans la nuit du nazisme. D’abord disciple du pacifisme évangélique de Tolstoï, puis admirateur passionné de Gandhi, il en arrive à considérer la furie expansionniste et raciste du nazisme comme un comble de violence destructrice de l’humain. Il choisit alors contre cette violence totale une violence de résistance qui le conduit à participer à un complot contre Hitler. Il est arrêté, emprisonné en avril 1943 et pendu en avril 1945. Ainsi ce partisan de l’éthique de la conviction se fait, au nom de cette éthique, partisan de l’éthique de la responsabilité qui en ce cas signifie pour lui assomption de la faute de contre violence. Il soutient qu’il faut assumer cette responsabilité en sachant que l’homme a ici à choisir entre « la faute » de la résistance armée et « la faute » du repli dans « l’asile de la vertu privée » (Ethik, 1963, traduction italienne de 1995, 240-241, cité par Losurdo, page 116). Ou encore : « il existe un seul mal pire que la violence, et c’est la violence comme principe, comme loi, comme norme ».
Cette argumentation nous conduit à trois conclusions.
- Tout d’abord, face à la guerre et aux états de guerre de notre non monde devenu de fait guerre monde, nous ne faisons pas de cette guerre un principe, une loi, une norme. Nous rencontrons la guerre comme un état de fait qui se veut principe et se fait norme. L’état actuel de ce non monde oblige à rechercher dans la lutte civilisée pour l’émancipation un autre principe, une autre norme, une autre loi.
- Toutefois, en second lieu, rien n’assure qu’en fait ce choix fondé sur une analyse historique réaliste puisse trouver sa garantie dans les faits. On ne peut a priori se donner l’assurance qu’une contre violence soit exclue. Le choix entre deux formes de violence demeure à l’horizon de notre condition historique, mais ceci n’empêche pas de penser et lutter du point de vue d’une politique où la distinction entre dirigeants et dirigés ne se continue pas en guerre infinie.
- Enfin, il est devenu impossible d’opposer éthique de la conviction et éthique de la responsabilité. Toutes deux s’interpénètrent dans un mixte nécessairement impur. Il faut à la fois penser tenter d’agir du point de vue d’une politique de la pluralité et de la manifestation de l’être en commun de singularités libres, de construire un espace où la politique cesse d’être un moyen de la guerre en tous ses aspects, mais aussi se tenir prêt à affronter des situations qui obligent à penser et agir la politique dans cet espace que constitue le continuum des rapports de force. L’imprévisibilité radicale de l’histoire, la contingence de l’agir ne peuvent jamais être maîtrisés . Ce serait déjà un progrès que les masses subalternes prostrées, désorientées, désagrégées sortent de cet état qui les disposent à servir de masses de manoeuvres pour des guerres qui ne sont pas les leurs, qu’elles expriment leur colère en évitant autant que possible le piège qu’est le cycle des réciprocités négatives meurtrières, qu’elles transforment leur colère en agir politique en pariant sur le devenir civilisé de cet agir. Le reste ne dépend pas d’elles et constitue l’inéliminable du rapport de force
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Ouvrages récents d’André Tosel.
-Un monde en abîme ? Essai sur la mondialisation capitaliste. Paris, Kimé, 2008.
-Spinoza ou l’autre (in)finitude. Paris, L’Harmattan, 2009.
- Le marxisme du XX° siècle. Paris, Syllepse, 2009.