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Lire Aragon ou la faculté de voir
Par Valère Staraselski

« J’ai bien passé la moitié de ma vie à lire. Je n’ai pas une minute libre qui ne me serve à chercher des livres, à les lire… Si je n’avais pas tant lu, je n’aurais pas tant écrit » déclare Aragon à l’inauguration d’une bibliothèque en 1958.

La lecture pour quoi faire ? Pour connaître répond Aragon. Et particulièrement la lecture d’ouvrages littéraires qui ne sauraient se réduire « aux illustrés et bouquins médiocres ». A ce propos, notons que pour lui, « il n’existe pas de distinction fondamentale entre la prose et le vers. Il n’existe pas de différence entre le poème et le roman ». Donc, lire de la littérature quelle qu’en soit la forme sert à apprendre. A apprendre dans le plaisir. Car, l’inventé, la fiction, c’est de l’imaginaire. Et personne ne peut vivre sans imaginaire qui n’est pas le contraire du réel mais ce qui a rapport à soi, à l’image de soi, à la représentation de soi qui donne sens à l’existence. Aragon le clamera haut et fort, « le roman est une grande invention de l’homme… Voyez-vous, pour moi, je dois plus aux romans… qu’à l’Université où l’on m’envoya. » Idée capitale, il la déclinera souvent : « Le roman est une machine inventée par l’homme pour l’appréhension du réel dans sa complexité. » Lire Balzac nous éclaire plus profond sur le 19ème siècle français que bien des traités d’histoire pour la simple raison que ses romans nous entraînent, par le sensible et la nuance, dans l’intérieur de la réalité d’alors. Idem pour l’Albanie d’Ismail Kadaré, le Brésil de Jorge Amado, l’Afrique du sud de Coetzee, la Chine du dernier Nobel, Mo Yan. « La littérature est une affaire sérieuse, pour un pays, elle est au bout du compte, son visage » écrit l’auteur des Beaux quartiers. Mais davantage encore, « le roman est une machine à explorer notre nature » et partant de là, « une singulière invention humaine, une machine au sens moderne de ce mot à transformer au niveau du langage la conscience humaine ». Pas moins ! L’expérience de la lecture d’une œuvre peut changer le regard que l’on a sur les choses et de ce fait, peut nous changer nous, dans notre être. C’est pourquoi, la littérature, l’art, concurrencent parfois la science : « La science a encore fort à faire avant de pouvoir intégrer dans ses classifications l’aventure humaine. Ce qui, dans ce domaine lui échappe encore, porte le nom de roman. » Tel film, tel roman, tel poème a la capacité de cerner ce qu’une approche scientifique ne parvient pas encore à saisir. Il le dit à Rinascita en 1968 : « La poésie est une des formes supérieures de l’esprit humain, et ce qui la caractérise est le fait qu’elle permet de parvenir à des solutions de problèmes pour lesquels on ne connaît pas d’autre voie. Maïakovski considérait la poésie comme la solution d’un problème qu’on ne réussit pas encore à résoudre par les voies purement scientifiques ; par exemple, la politique peut ne pas être du tout capable de résoudre tel ou tel problème, dont l’esprit poétique, sans pouvoir le justifier, saisira pourtant le point d’arrivée. La poésie peut, pour l’esprit humain, être un moyen d’accès plus rapide à un certain nombre de données qui seront, un jour ou l’autre, des données scientifiques. Un poète est toujours le Jules Verne de quelque chose. »

Et il nomme ce phénomène le mentir-vrai. Ecoutons-le : « Je crois à l’extension illimitée des connaissances humaines. … C’est pourquoi savoir ne me suffira jamais, et jamais ne me dispensera de mentir. Mentir est le propre de l’homme. Qui a dit ça ? Moi, sans doute. C’est par cette propriété du mensonge qu’il avance, qu’il découvre, qu’il invente, qu’il conquiert… c’est par cette hypothèse qu’il se dépasse, qu’il dépasse ce dont il peut témoigner, ce qu’il tient d’autrui ou de l’expérience. Est-ce que la fourmi peut, sait mentir ? La forme la plus haute du mensonge, c’est le roman, où mentir permet d’atteindre la vérité. »

Autrement dit, les animaux des fables de La Fontaine qui sont inventés n’en disent pas moins des vérités universelles.

On peut lire Aragon, ses romans surtout pour ce qu’ils nous apportent de connaissance et de conscience sur le monde et sur nous-mêmes.

« Loin d’être fier de voir au milieu des aveugles, je tiens pour peu de chose la faculté de voir, si elle n’est point partagée. » Lire Aragon, c’est à coup sûr faire l’expérience inoubliable d’un vrai partage qui nous rend plus vivant.

Texte publié dans le numéro hors série de L’Humanité Dimanche sur Aragon.


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