
Notre culture plonge ses principales racines dans celle des Grecs. Nous faisons régulièrement référence à la démocratie athénienne pour étayer notre bonne conscience et protester contre les dérives de nos institutions ou de celles des autres peuples.
Nous glorifions aussi les « Lumières », cette nébuleuse qui a ébranlé le pouvoir monarchique et religieux dans notre pays, et qui a préparé les esprits à l’avènement de la République.
Dans cette culture qui nous imprègne, certains penseurs nous servent de repères, et les débats récents sur les condamnations pénales de personnages politiques ont rappelé l’importance de la séparation des pouvoirs, ce socle institutionnel défini par Montesquieu.
Aussi, quand dans la lecture de l’Esprit des Lois, on tombe sur « De l’esclavage des nègres », le choc est brutal, et Montesquieu passe d’un coup, de l’image d’un sage raisonnable, à celle d’un pourfendeur de l’humanité.
Il est bien évident que notre première réflexion s’interroge sur la temporalité. Qu’est ce qui peut expliquer qu’en 1748, un « sage » en viennent à dénier l’humain chez des individus à la peau noire ?
Mais il faut bien lire l’intitulé de ce texte : « Si j’avais à défendre l’esclavagisme voici ce que je dirais… »
Les arguments ne sont pas les siens, ils sont monstrueux et absurdes, ce sont ceux des esclavagistes. Et Montesquieu les reprend sur un ton parfaitement raisonnable pour les ridiculiser et condamner ceux qui les prononcent.
Il parait donc utile de lire et disséquer, paragraphe par paragraphe, ce texte qui met en lumière les arguments utilisés par le racisme. Puis d’y analyser les prérequis de leur temps, pour les confronter aux découvertes ultérieures.
Dans « De l’esclavage des Nègres » (Montesquieu, De L’Esprit des Lois (1748) :
« De l’esclavage des Nègres »
Si j’avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais :
Les peuples d’Europe ayant exterminé ceux de l’Amérique, ils ont dû mettre en
esclavage ceux de l’Afrique, pour s’en servir à défricher tant de terres.
Le sucre serait trop cher, si l’on ne faisait travailler la plante qui le produit par des
esclaves.
Nous voici d’emblée dans le vif du sujet : l’esclavage des noirs est justifié par le profit économique après l’extermination d’autochtones probablement inaptes à leur utilisation dans les plantations de canne à sucre.
Ceux dont il s’agit sont noirs depuis les pieds jusqu’à la tête ; et ils ont le nez si écrasé, qu’il est presque impossible de les plaindre.
On ne peut se mettre dans l’esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir.
Cette affirmation sera bientôt rattrapée par la Conférence de Valladolid de 1751 où l’âme des populations des « Indes » est reconnue, non pas pour interdire spécifiquement leur assujettissement physique, mais pour fournir une profusion de croyants à l’Église.
Il est si naturel de penser que c’est la couleur qui constitue l’essence de l’humanité, que les peuples d’Asie, qui font des eunuques, privent toujours les noirs du rapport qu’ils ont avec nous d’une manière plus marquée.
Les recherches sur l’ADN de Cheddar Man, qui vivait en Grande Bretagne il y a dix mille ans, prouvent qu’il avait la peau noire et les yeux bleus.
Ce qui bien sûr, ne pouvait que provoquer des polémiques à répétition, tant cette découverte agresse les convictions britanniques de la supériorité de la peau blanche.( Et ce qui explique probablement les tentatives envahissantes d’articles sur le Web, pour mettre en doute les résultats des analyses ADN du squelette).
On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux, qui chez les Égyptiens,
les meilleurs philosophes du monde, étaient d’une si grande conséquence, qu’ils faisaient mourir tous les hommes roux qui leur tombaient entre les mains.
L’expédition d’Égypte menée par Bonaparte aura lieu un demi-siècle plus tard et permettra de se débarrasser de ce genre de poncifs. (Et de s’encombrer pour longtemps d’autres idées reçues). Des recherches exécutées sur sa momie ont pu déterminer la couleur des cheveux de Ramsès II ; ils étaient roux.
Par ailleurs, pendant près d’un siècle, des pharaons noirs venus de Napata, au Soudan, ont régné sur l’Égypte Antique. Et, ils ont été d’une importance capitale pour la civilisation égyptienne.
Une preuve que les nègres n’ont pas le sens commun, c’est qu’ils font plus de cas d’un collier de verre que de l’or, qui chez des nations policées, est d’une si grande conséquence.
L’Histoire de l’Afrique a été longtemps niée. Quand en 2007 Nicolas Sarkozy affirmait que « l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire », il ne faisait que perpétuer un mode de pensée arguant d’un vide historique bien utile pour conforter l’arrivée « bénéfique » du colonisateur. Et pourtant dès 1384, la traversée du Sahara par la caravane chargée d’or du Roi du Mali, lors de son pèlerinage à la Mecque, avait permis l’établissement de relations commerciales entre son pays et le Moyen-Orient. Quant à ce qui concerne la verroterie, ne pourrait-on pas, non sans malice, la mettre en miroir avec les achats compulsifs de « Tours Eiffel en modèles réduits » par les touristes qui parcourent l’Île de La Cité depuis la réouverture de Notre-Dame ?
Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes, parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.
Voici un raisonnement tautologique où la croyance religieuse définirait l’humain. (Et dans ce contexte, l’inhumanité de celui qui le propose)
De petits esprits exagèrent trop l’injustice que l’on fait aux Africains : car, si elle était telle qu’ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d’Europe, qui font entre eux tant de conventions inutiles, d’en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié ?
Sur ce sujet, les déclarations des puissants de l’époque ont été fort contradictoires et ont évolué selon leurs tempéraments ou leurs intérêts.
Reste que le racisme moderne est bien le produit de la production de la canne à sucre. « Le sucre serait trop cher, si l’on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves », ce que soulignait Montesquieu dans son préambule.
Pour planter de la canne à sucre, on a forgé l’inhumanité de marins, de militaires, de commerçants. On a éduqué des générations à considérer que les territoires à coloniser étaient vides, ou peuplés de sous-hommes à exploiter.
Et quand la révolte des esclaves réussissait, comme en Haïti, on trouvait les moyens pour l’accabler de dettes pour des générations.
Mais en même temps allaient naître de cette dévastation des racines africaines, des richesses qui se perpétueront en sous-main dans des productions artistiques ou musicales, avant que de grands noms fassent émerger la « négritude », ses trésors et ses projets, mais aussi ses dérives et ses adaptations que Fanon a exploré dans « Peau noire, masques blancs ».
Reste qu’après cette lecture sur « l’esclavage des nègres », ne serait-il pas temps de revenir sur notre admiration prolongée et myope d’une démocratie athénienne assise sur l’esclavage et, sur l’occultation de l’existence des esclaves des mines d’argent de Laurion dont les concessions alimentaient les caisses de l’état et la richesse des puissants ?
Les mines d’argent du Laurion furent l’un des fondements de la puissance d’Athènes en particulier sous le règne de Périclès. Elles permirent la production massive de pièces d’argent, les célèbres drachmes à chouettes lauriotiques, et favorisèrent le financement de plusieurs campagnes militaires. Sur le plateau du Laurion, au sud d’Athènes, au fond de profonds puits verticaux, des esclaves munis de simples lampes à huile ont creusé dans la pierre pour atteindre des filons de plomb argentifère.
Le capitalisme moderne n’a pas inventé l’utilisation de la force de travail d’individus « inférieurs », et le capitalisme financier ne fait qu’actualiser la gestion financière des mines argentifères du temps de Périclès dans l’achat de concessions et dans leurs sous-traitances.
Dans une société qui se réfère à la démocratie athénienne la question que pose l’acceptation implicite de l’assujettissement des esclaves, des serfs, des serviteurs, des employés et des ouvriers tout au long de notre histoire, mérite d’être méditée, étudiée, débattue. Comme doit être débattue l’inégalité de la participation politique qui a permis le vote censitaire et l’exclusion persistante des femmes, dans une caricature de « l’homme libre » où il valait mieux, être du sexe masculin, riche et, blanc de préférence.
Sommes-nous sortis de cette séquence, alors que les moyens d’information aux mains de milliardaires nous incitent à déconsidérer les peuples du Sud, à les voir comme des envahisseurs, et à accepter de nous en barricader en érigeant des murs de barbelés ? Allons-nous sortir de ces impasses alors que prolifèrent les privilèges de la grande richesse ? L’Histoire nous rappelle pourtant, que l’abolition des privilèges n’était qu’un rêve embastillé jusqu’à ce qu’on rase la Bastille…