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Les "grandes oreilles" américaines : d’un scandale, l’autre
Par Michel Rogalski

« Nul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d’atteintes à son honneur et à sa réputation. Toute personne a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes »
Déclaration universelle des droits de l’Homme (Art. 12, Nations unies,1948)

Les révélations d’Edward Snowden, courageux lanceur d’alertes et ex-consultant d’une filiale de l’agence de renseignement américaine liée à la défense et chargée des écoutes - la NSA -, ont confirmé, preuves à l’appui, ce que tous les dirigeants savaient depuis toujours. Les Etats-Unis se sont lancés dans un vaste programme d’interception des communications téléphoniques et informatiques à l’échelle du monde sans aucun discernement entre pays amis ou ennemis. Ils ambitionnent de savoir tout ce qui se passe sur la planète et sont en passe d’y parvenir en s’appuyant sur les technologies modernes qui entourent nos existences et dont on ne saurait se résoudre à se passer. Bref, si l’on veut utiliser cartes de crédit, téléphones, portables, ordinateurs, internet et autres outils qui facilitent la vie quotidienne, il faudrait en accepter la rançon. Et l’ampleur des révélations a contribué à inoculer l’idée d’une fatalité technologique.
Car aucun individu n’est à l’abri de ce programme. Ainsi coups de téléphone, échanges de mails, SMS, mouvements bancaires, achats en lignes, sites consultés, livres empruntés en bibliothèque, déplacements, frais d’itinérance des portables, appels en absence, carnets d’adresses numérisés, seront, grâce à la coopération des firmes géantes de l’internet (Microsoft, Apple Yahoo, Google, Facebook, Skype, …) et souvent la complicité des pays qui se sont résolus à participer au système, interceptés et stockés dans un immense site de l’Utah correspondant à trois fois la surface du Pentagone. Là, ces traces captées – des métadonnées - pourront à tout moment être exploitées et analysées à votre insu, sans même l’intervention d’une quelconque autorité judiciaire.
Ces révélations sur le système de surveillance américain font suite à l’affaire Wikileaks qui avait étalé au plein jour une masse de documents diplomatiques du Département d’Etat. Diffusés par Julian Assange et un groupe de militants « anti-secrets » qui se définissent comme des agents de renseignement de la population à vocation de diffuser les secrets que les pouvoirs veulent cacher, ces documents analysés et relayés par la presse mondiale avaient embarrassé la diplomatie américaine au point de pousser Hilary Clinton à faire une tournée d’excuses et de minimisation des révélations qui portaient principalement sur l’Afghanistan et l’Irak. On pourrait dire un partout ! Ils savent tout sur nous, mais on va tout savoir sur eux. Raisonnement rapide, car l’asymétrie est flagrante. Julian Assange et Edward Snowden sont reclus, recherchés et déférables devant la justice alors que le patron de la NSA et ses semblables jouissent de toutes leurs libertés. Ces derniers ont méticuleusement modifié les lois existantes dans la foulée du 11 septembre 2001 et ont fait adopter un arsenal juridique qui rend légal ce genre de surveillance généralisée, alors que les « lanceurs d’alertes » sont encore malheureusement loin d’être acceptés par les pouvoirs en place et dotés d’un statut protecteur. Non, le curseur n’est pas du bon côté et de toute façon, on n’annihilera pas l’atteinte aux libertés individuelles en surveillant les pouvoirs. L’atteinte à la vie privée n’est pas à troquer contre plus de démocratie, car elle est injustifiable et non négociable.

Seuls les milieux informés – y compris les gouvernements – savaient. L’opinion publique, même si elle se doutait un peu, a été littéralement sidérée par l’ampleur du phénomène révélé. Les services secrets ont partout été créés pour faire des choses illégales ou immorales que les gouvernements ne peuvent assumer et dont ils ne veulent pas avoir à rendre compte. Et ils ne peuvent être poursuivis pour ces activités, car protégés par le secret d’Etat ou le secret défense. Le choc tient au fait que l’on croyait que seul l’ennemi était visé, et ce, pour les besoins de la sécurité nationale. On découvre à travers ces révélations que la surveillance s’est massifiée, que l’on est entré dans l’ère du Big Brother et que l’on peut savoir tout sur chacun. Bref, que cette arme redoutable du renseignement est devenue tous azimuts, n’exonère personne et peut se retourner contre nous.

Un débat commence maintenant – et il sera en large partie public – sur un code de conduite qui devra définir où fixer le curseur afin de préserver les libertés publiques. Le courageux Edward Snowden a de ce fait déjà atteint une large partie de son but. Son action doit également contribuer à nourrir la réflexion sur les lanceurs d’alertes et sur les protections dont ils doivent pouvoir bénéficier.

Mais ce premier scandale, celui de l’atteinte massive à la vie privée de centaines de millions d’individus au bénéfice principal des Etats-Unis, s’est doublé d’un autre. Il est très vite apparu que cette vaste toile d’intrusion massive n’a été rendue efficace qu’au travers de la coopération docile des gouvernements des pays qui aujourd’hui s’offusquent – feignent de s’offusquer ? – pour faire bonne figure. Et révéler que le téléphone portable de Mme Merkel et de quelques autres dirigeants de la planète était sous écoute permet de faire passer un double message. Aux uns, trop c’est trop, faut pas abuser. Aux autres, voyez, même moi !
Car toutes ces révélations dévoilent l’ampleur du processus coopératif qui a accompagné la mise en œuvre de ce vaste réseau de surveillance. Certes, il profitait essentiellement aux Etats-Unis, mais grâce à la complicité des dirigeants des pays qui se présentent aujourd’hui comme des victimes. La tiédeur de leurs protestations tient au fait qu’ils pourraient se voir rappeler certaines connivences et donc doivent éviter de jeter de l’huile sur le feu. De surcroît, tous ces gouvernements sont embarrassés, car Snowden n’a pour l’instant révélé qu’une infime partie des documents en sa possession et que l’inventaire du potentiel dévastateur restant est loin d’être encore totalement évalué. Les réactions sont donc prudentes car elles pourraient très vite être contredites ou ridiculisées.
Lorsque les services américains ont soupçonné à tort Edward Snowden de se trouver dans l’avion présidentiel du chef d’Etat bolivien, Moralès, et de tenter de se replier en Amérique latine, à la première injonction, il s’est trouvé quatre chefs d’Etats (France, Italie, Espagne, Portugal) pour interdire le survol de leur territoire et donc le ravitaillement de l’avion en carburant, le bloquant en Autriche où une fouille méticuleuse a été organisée. Cela en dit long sur le degré d’inféodation de ces régimes qui en toute-bonne logique auraient plutôt dû remercier Edward Snowden de les avoir informé sur leurs infortunes.

Les faits sont cruels. Un pays, entouré de quelques autres bénéficiaires – de fait, une communauté anglo-saxonne – a construit l’ambition de se donner les moyens d’une surveillance globale de la planète en temps réel et en stockant les informations ainsi recueillies pour un usage ultérieur s’est assuré la possibilité de croiser et rapprocher ces données, profilant tout individu dans le temps et dans l’espace. Se réclamant de la stratégie de la « guerre au terrorisme », modifiant les lois existantes en faveur de toujours plus d’intrusion et de secret, enrôlant des pays alliés dans ce projet, les Etats-Unis ont réussi à construire cet immense réseau de surveillance qui s’est retourné contre ceux qui avaient accepté de s’y joindre. Pris la main dans le sac, les différents gouvernements font face aux opinions publiques.

La posture américaine est la plus facile à gérer. Rassurer les citoyens américains qu’ils sont hors contrôle et que toutes ces mesures, qui ne concernent que les étrangers, visent à les protéger. Le message passe mal et le président Obama a dû faire quelques concessions de formes, non sur le principe de la collecte des données mais sur les procédures de leurs consultations. Mais sur le fond, il persiste dans le projet américain. Ainsi dans une interview à la télévision allemande ZDF (le 18 janvier 2014), il n’hésite pas à enfoncer le clou : « Nos agences de renseignement, comme les agences allemandes et toutes les autres, vont continuer à s’intéresser aux intentions des gouvernements de par le monde, cela ne va pas changer ». … « Et ce n’est pas la peine d’avoir un service de renseignement, s’il se limite à [collecter] ce qu’on peut lire dans le New York Times ou dans Der Spiegel. La vérité c’est que par définition le travail du renseignement est de découvrir : Que pensent les gens ? Que font-ils ? ». Ils doivent aussi rassurer les présidents amis qu’ils ne regarderont plus par le trou de serrure de leur chambre à coucher et qu’ils ne surveilleront plus leurs portables. Parce qu’entre gens bien élevés … Mais ce genre de promesses n’engage que ceux à qui elles sont adressées.
La posture des gouvernements des pays européens est plus délicate. Ils doivent d’abord protester. Mais pas trop, car on leur rappellerait bien vite leur adhésion au projet. Pour les mêmes raisons, ils ne peuvent pas prétendre avoir été bernés, car tous leurs abandons ont été consentis. Dos au mur, il leur faut faire oublier qu’ils ont accepté que des millions de données personnelles concernant leurs citoyens aient été livrées aux Etats-Unis, en échange d’une réciprocité dérisoire. Pour moins que cela n’importe quel citoyen serait traîné, menottes aux poignets, dans un cachot de la République et inculpé d’atteinte à la sûreté de l’Etat. Tout cela a été décidé en haut lieu et a dû être confirmé à plusieurs reprises. Une enquête doit être ouverte sur la façon dont des décisions aussi engageantes pour un pays peuvent être prises à l’insu de tous.
Mais il y a fort à parier que rien de tel ne sera entrepris.

Michel Rogalski est directeur de la revue Recherches internationales
http://www.recherches-internationales.fr/


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