Aujourd'hui, nous sommes le :
Page d'accueil » Arts et littérature » Littérature » Les années d’apprentissage de Hitler
Version imprimable de cet article Version imprimable
Les années d’apprentissage de Hitler
François Eychart a lu l’Estafette, de Philippe Pivion

Dans son cinquième roman, Philippe Pivion fait revivre Hitler avant Hitler.

Les lecteurs des précédents romans de Philippe Pivion savent que son inspiration s’appuie sur des faits majeurs du siècle passé. De romans en romans, il les utilise sans faux-fuyant, montrant que notre siècle est son héritier du point de vue de la violence et de sa banalisation. Aujourd’hui plus que jamais les guerres sont devenues des entités abstraites, objets de spéculations et de calculs géopolitiques dont on peut d’autant plus ignorer ce qu’elles représentent de souffrances réelles que la représentation qui en est donnée est loin d’être véridique.

C’est sans doute contre ce déni de réalité que Philippe Pivion écrit. Son originalité est d’intégrer des matériaux historiques dans ses romans sans pour autant les faire basculer dans le genre du roman historique. L’information qui les irrigue est toujours considérable et repose sur des recherches précises. Mais le côté subjectif propre au romancier ainsi que son langage font que ses romans restent des œuvres de fiction. Visiblement, le maniement de la langue alliant élégances et parler populaire est pour lui un plaisir qui lui permet de mettre en lumière l’originalité de ses personnages, de les faire vivre non pas comme le lecteur de maintenant l’imagine mais en accord avec l’état d’esprit et les problèmes de leur temps. Par là, ses romans s’inscrivent pleinement dans le genre romanesque, tout autant, par exemple, que la série Fortune de France de Robert Merle, pourtant pétrie d’histoire. Aux historiens de faire la part entre le propos du romancier et ce qui relève de leur domaine.

L’Estafette renoue avec une période qui est déjà présente dans La mort est sans scrupule, l’occupation du nord de la France, en 1914 par les armées allemandes, qui va durer jusqu’en 1918. L’ombre d’Adolf Hitler plane tout au long du roman, car l’Estafette, c’est lui, même si son nom n’est prononcé qu’à la dernière ligne. Comment était Hitler avant Hitler ? Comment était-il perçu ? Questions qui ne manquent pas d’intérêt, ne serait-ce que parce nous côtoyons sans y prendre garde les futurs dictateurs qui voudront s’imposer.

De la vie sous l’occupation allemande de 1940 à 1944, on connaît, ou croit connaître, les aspects qui accablent l’occupant plus que ceux qui montrent les complicités dont il bénéficia. La représentation qui en est donnée de nos jours se révèle très sélective pour la rendre compatible avec les exigences de la construction européenne. On sait moins que l’occupation du nord de la France de 1914 à 1918 fut elle aussi très dure pour la population civile, avec son cortège d’arrestations, de déportations, de réquisitions, de restrictions de toutes sortes, l’instauration du travail obligatoire, avec une police omniprésente et ses auxiliaires français.

C’est sur ce fond que se déroule l’Estafette. C’était un pari audacieux que d’imaginer Hitler avant qu’il ne devienne ce que l’on sait. Tout au long des 400 pages du roman, Adi, ou Alf comme l’appellent ses proches, se dévoile comme un nationaliste frénétique, convaincu de la supériorité de la civilisation germanique, seule capable de faire l’Europe en imposant l’ordre qui lui fait défaut (la force déjà, comme expression de la race dominante !) Petit soldat chargé de porter sur le front les ordres de l’état-major, Alf accepte toutes les missions sans rechigner. A ses yeux, ses camarades de combat sont loin d’être à la hauteur du rôle historique dévolu à l’armée allemande et ce constat le navre et le révulse. La brutalité envers les civils est pour lui normale, c’est le sort mérité du vaincu et il y ajoute volontiers sa petite contribution. Interfèrent aussi dans son évolution son passé lié à ses ambitions artistiques avortées, au traumatisme familial lié à sa sexualité, à l’antisémitisme rampant (ou claironné) de la société austro-hongroise. La révélation, lors d’une permission qu’il passe en Allemagne, du défaitisme évident de la population, achève d’en faire un ennemi des maigres formes de la démocratie (la population s’appelle populace quand elle échappe au rôle qu’on lui assigne.) Alf n’était finalement qu’un fétu de paille perdu dans une épouvantable guerre, qui aurait pu tout aussi bien ne rien devenir comme tant d’autres soldats. Le roman s’arrête en 1918, le temps de Hitler n’étant pas encore venu.
L’Estafette fait côtoyer des abîmes de perdition et de dangerosité, alors qu’il n’est pas encore possible d’identifier le personnage principal, de le mettre dans la lumière des réalités historiques dont il sera responsable. En le maintenant dans le déroulé des détails de la vie quotidienne des soldats, souvent quelconques mais tous dotés de signification, Philippe Pivion explore cette face obscure de la volonté de puissance qui prendra des formes différentes mais qui, il n’en faut pas douter, frappera très fort à la porte des sociétés occidentales. Il dévoile ce qu’on préférerait ne pas voir. C’est l’originalité et le mérite de l’Estafette.

Texte publié dans Les lettres françaises

L’Estafette, de Philippe Pivion, Edition Ramsay, 378 pages, 20 euros


Rechercher

Fil RSS

Pour suivre la vie de ce site, syndiquez ce flux RSS 2.0 (lisible dans n'importe quel lecteur de news au format XML/RSS).

S'inscrire à ce fil S'inscrire à ce fil