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Le monde arabe en révolution. Quelques réflexions sur ce qu’il nous dit sur le monde réel et le changement.
Par Daniel Cirera

Bien audacieux serait celui qui prétendrait saisir toutes les implications et la portée des mouvements populaires et révolutionnaires qui secouent les pays arabes, du sud de la Méditerranée à la péninsule arabique.

Pourtant chacun mesure que nous sommes en train de vivre un moment historique qui bouleverse la situation et les rapports de force dans un espace géographique et culturel, à la fois si proche de nous, et si mal connu, étranger, tant des forces diverses ici et là-bas ont cultivé l’image d’hostilité et de la menace, surtout depuis le 11 septembre. Au nom de la justice et de la liberté une nouvelle génération fait irruption, un mouvement s’empare de peuples présentés comme résignés, déstabilisant tous les régimes, et balayant en quelque jours à Tunis et au Caire des pouvoirs délégitimés. Telles sont les images fortes qui marquent les consciences et les imaginations. Nous vivons d’autant plus intensément ce moment que nous en suivons les évolutions en direct et que nous comprenons que leur cours dans ce qu’ils portent d’espoir et d’incertitudes nous concerne directement. En raison de la nature des relations avec le Maghreb et au Proche-orient dans l’espace commun méditerranéen. Plus encore si l’on intègre les intérêts considérables en jeu dans la région, notamment avec le pétrole, les enjeux stratégiques et de sécurité avec les prolongements vers l’Irak et l’Iran, et la question palestinienne.

Il y a sans doute les inquiétudes instrumentalisées et les peurs alimentées par le pouvoir et l’extrême-droite, avec la dramatisation des risques de vagues d’immigration. La violence de la répression en Libye et la résistance militaire, peuvent faire passer au second plan un moment la poursuite des luttes politiques, jusque dans leur dimension sociale, en Egypte et en Tunisie, comme les suites de l’ouverture du débat sur les exigences démocratiques au Maghreb, dans le Golfe et la péninsule arabique. Quelles que soient aujourd’hui les évolutions la réflexion et le débat sont ouverts sur la nature de ces événements, sur leurs causes et ce qu’ils expriment. Sur ce qu’ils modifient dans la manière de percevoir le monde chez des millions d’êtres humains, sur ce qu’ils portent comme dimension universelle. Chacun tirant les enseignements qu’il juge utile à partir de ses choix politiques ou idéologiques, de ses intérêts, de ce qu’il y trouve pour mener ses propres combats.

Il n’est pas excessif de constater que tout le monde a été pris de court et bien des idées reçues battues en brèche. Celles des responsables politiques dans les pays occidentaux même si la réactivité de Barack Obama a manifesté son habileté en matière de gestion de la crise en rupture avec la période Bush. En a témoigné le positionnement aussi stupéfiant qu’irresponsable des autorités françaises jusqu’à la fin chaotique, grotesque, et humiliante pour la France, avec la démission de la ministre des Affaires étrangères. La surprise a été d’autant plus déstabilisante que le mouvement touche une région et un espace considérés comme immobiles, voués à l’autoritarisme et à la résignation ou à l’extrémisme violent. Ce mouvement nous contraint nous-mêmes à adapter, à mettre à jour et à redéfinir si nécessaire notre grille d’analyse de la réalité du monde. En ce sens les événements qui secouent le monde arabe portent un nouveau coup à des conceptions binaires et simplificatrices du monde, dogmatiques, ignorantes de la réalité de ce qu’on appelle les peuples. Ils nous incitent à pousser la réflexion sur les conditions du changement aujourd’hui.

A l’opposé d’un discours géopolitique qui ne pense qu’en terme de rapports de force stratégiques et fait abstraction des réalités populaires - donc politiques - il est remarquable que ce "printemps des peuples" arabes, ces révoltes révolutionnaires démocratiques n’ont pas été déclenchées ou inspirées de l’extérieur. Elles ne résultent pas d’ une construction stratégique déterminée par avance. C’est à partir d’un vécu partagé que la situation devenait insupportable et à partir d’événements déclencheurs que se sont affirmés avec une force irrésistible des mouvements populaires. C’est bien à partir des conditions concrètes vécues par des millions de femmes et d’hommes dans chaque peuple que les mouvements ont pris leur force et déterminé les formes d’action. C’est évident quand on regarde dans le mouvement général les différences selon les pays.

Un des éléments les plus stimulants et significatifs de la nouveauté du moment réside dans la participation de la jeunesse. Une jeunesse massivement urbanisée, d’autant plus frustrée qu’elle n’a pas de perspective alors qu’elle est formée et diplômée, informée. Une génération qui n’a plus les mêmes références que ses parents. Pour qui les grands mouvements d’émancipation anticolonialistes et anti-impérialistes, avec l’existence des pays socialistes et des non-alignés des années 1960 à 1980, relèvent de l’histoire. Elle ne se reconnaît pas dans des dirigeants qui, comme Moubarak s’en revendiquent pour se maintenir leur légitimité. De ce point de vue aussi l’utilisation d’internet, des téléphones mobiles et les reportages en direct sur Al Djazeera ont bouleversé la donne en privant le pouvoir du contrôle et du monopole de l’information et des réseaux de communication.

On peut se risquer à affirmer que ces mouvements populaires arabes de 2011 rompent aussi avec la période ouverte par la "révolution" iranienne a la fin des années 1970, lorsque Téhéran prend au nom de l’Islam le drapeau de l’anti-impérialisme. Pas de référence à l’Iran dans les mouvements, d’autant que Téhéran en l’occurrence se trouve lui-même confronté à la révolte des jeunes et à un mouvement démocratique. Plus fondamentalement, la religion n’est pas la référence idéologique des mouvements et du rassemblement. C’est le social et le politique qui fédèrent et mobilisent. Aussi remarquable encore : pas de slogans anti-impérialistes ou anti-israéliens, pas de drapeaux américains ou israéliens brûlés. Pour les populations qui descendent dans la rue, le problème n’est pas ou plus l’ennemi extérieur, mais le régime, la responsabilité directe des dirigeants du pays - y compris dans leur servilité envers les occidentaux - et donc la solution passe par leur destitution. Ce qui ne signifie pas que la question palestinienne soit absence de la révolte, notamment en Egypte, contre ce qui a été ressenti comme une soumission humiliante et insupportable aux Etats-unis et à l’Europe. Inévitablement les changements imposés auront des conséquences dans le traitement de la question palestinienne, du conflit israélo-arabe. Le gouvernement israélien confronté à des contradictions nouvelles face à l’irruption démocratique arabe est mis sur la défensive.

C’est une donnée significative aussi du moment que ce mouvement ne fait pas référence à un projet global de changement, qu’il soit idéologique, religieux ou politique. Il s’est déclenché, construit, alimenté et a trouvé sa force et sa cohérence sur des revendications concrètes : l’exigence de justice et de liberté face à des pouvoirs autoritaires discrédités, des oligarchies corrompues, dans un contexte de crises sociales aiguës. Exigences de justice sociale et de changement politique se sont confortées. A l’origine la contestation s’est cristallisée sur le chômage et la vie chère, a posé dans sa dynamique l’exigence du changement de pouvoir et de système. La rupture avec l’état existant est l’objectif et le moteur. La question politique - dont témoigne la puissance du slogan "Dégage !" - est devenue centrale comme condition de la réponse concrète à l’aspiration à la justice. La clarté de l’objectif politique autour du slogan construit l’unité du mouvement. "Egypte libre ! Avec du travail !" proclame une pancarte place Tahrir. Exigences démocratique et sociale sont indissociables, même si le changement de système ou les réformes politiques resteront déterminantes comme expression et condition d’un changement qui doit se traduire par une amélioration de la vie quotidienne et ouvrir une perspective de progrès. Car "soutenir uniquement la revendication politique que portent les classes moyennes et oublier celle de justice et d’équité socio-économique que portent les classes les plus défavorisées conduira à de graves désillusions" avertit à juste titre Georges Corm (Le Monde 12/2/2011).

En Tunisie, on le sait, l’insurrection se propage à partir du suicide du jeune Mohamed Bouazizi le 17 décembre. à Sidi Bouzid. En Egypte la manifestation du 25 janvier pour protester contre la torture dans les commissariats, s’élargit à la contestation politique sous l’effet de la victoire remportée en Tunisie. Les événements dramatiques ont un effet déclencheur d’un mouvement général dans un environnement sous haute tension, où la limite du supportable avait été franchie, en matière sociale, d’étouffement des libertés, de mépris.

En ce sens il faut avoir en tête les révoltes de la faim, contre la vie chère dans plusieurs pays ces dernières années, avec l’explosion des prix des denrées alimentaires. Le chômage de masse, tout particulièrement d’une jeunesse qui représente plus de 60% de la population a pris un caractère explosif. Le cas tunisien est exemplaire avec les émeutes de Gafsa en 2008, pour protester contre l’accaparement des embauches de la Cie des phosphates par les proches du régime. La lutte fut réprimée avec violence extrême par Ben Ali. Déjà s’exprimait la révolte de jeunes diplômés condamnés au chômage, sans perspective. Il faut aussi souligner la portée la significations des grèves dans de grands secteurs industriels, en Egypte ou au Bahreïn. Cela dans un contexte de faiblesse des forces de gauche et dans la plupart des cas des syndicats, même s’ils ont joué, notamment en Tunisie un rôle effectif dans l’organisation du mouvement.

C’est un des enjeux de la période qui s’ouvre. Le débat politique, sur les choix à opérer et la stratégie pour le changement - quelle rupture, quelle transition, quels rapports de force pour quels compromis - est déjà engagé. Déjà les rapports de forces sont bouleversés. Et tous les régimes, tous les états, lâchent sans attendre des concessions pour faire baisser la pression. Les succès déjà remportés, même s’ils ne changent pas encore la nature des régimes, la puissance du sentiment de dignité retrouvée, marquent une rupture irréversible. Ils ouvrent une voie. Maintenant la capacité des forces qui animent les mouvements à construire les réponses politiques, démocratiques et de rapports de forces pour imposer des mesures concrètes de justice sociale est un défi d’autant plus grand que la situation est ouverte, mais totalement nouvelle.

En France et en Europe nous ne sommes pas spectateurs. Il est impératif de répondre aux appels à la solidarité face à la répression, y compris en mettant le gouvernement et l’UE devant leurs responsabilités. Mais la solidarité se pose en termes nouveaux, exigeants. Une partie de la solution à la question sociale dans les pays du sud de la Méditerranée, pour la création d’emploi, notamment pour ceux comme la Tunisie ou le Maroc, dépourvus de rente pétrolière, renvoie à une révision des relations économiques avec notre pays et l’UE, avec la mise en cause des grandes orientations libérales des années 1990, qui ont participé de la crise sociale dans ces pays. La remise en chantier de la coopération entre les deux rives de la Méditerranée - quelle que soit la configuration - devient une exigence. Mais là aussi la concrétisation de nouveaux rapports appellera de grandes luttes et dépendra des changements politiques des deux côtés. Ainsi la question de la solidarité politique va au-delà. Elle pose les convergences de contestation des inégalités, du pouvoir de l’argent et de sa collusion avec le pouvoir, de la convergence des revendications de justice sociale, ici et maintenant, aussi.

La fuite de Ben Ali et l’éviction de Moubarak, provoquées par un mouvement populaire et sans violence marquante, quelles que soient les évolutions à venir ont créé un choc. Liberté et Révolution qui mettent en cause les puissants refont surface ensemble. Comment nous parle la reprise, l’appropriation plutôt de la Liberté, l’égalité, l’évocation parfois de la Révolution de 1789, avec ce que chacun y met à partir de son histoire et de son imaginaire ? Partout l’aspiration au changement travaille les consciences et les sociétés, aiguisée par la crise. Au-delà de toute facilité analogique et de tout raccourci, nous-mêmes comment interprétons-nous, à gauche, le mouvement social qui travaille la France depuis le début 2009 ? Son potentiel de mise en cause de la domination des marchés financiers, ce que le rejet de Nicolas Sarkozy porte comme possibilité et exigence d’unité, comme passage politique pour un changement qui réponde aux revendications claires et fortes de "la rue" ? Sommes-nous si loin du débat fondamental sur le besoin de communisme, d’un communisme politique ancré dans le présent et les réalités ?

9 mars 2011

Texte publié sur le site Communisme 21


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