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Le laboureur de Bohême, dialogue avec la mort de Johannes von Tepl
Par Rémi Boyer

Dans Errata, récit d’une pensée, George Steiner, à propos d’Othello, remarque que la première mort est celle de l’adieu à l’aimée « après quoi toute autre mort est secondaire. Et, peut-être, un soulagement ». C’est ce thème, à la fois universel et absolument singulier en sa manifestation et en son impossible réduction, que Joannes von Tepl explore, douloureusement mais profondément, et peut-être de manière autobiographique, dans ce texte majeur, Le laboureur de Bohême, paru en 1401.

La mort de l’aimée, l’inacceptable séparation, est à l’origine de ce dialogue construit classiquement comme une disputatio entre le veuf et la mort, interpellée fort inhabituellement par cet homme qui pense et se pense dans sa douleur et sa révolte. Trente-trois chapitres, le dernier voyant l’intervention de Dieu pour clore ce dialogue porteur d’une liberté nouvelle de l’être humain. Les chercheurs qui se sont intéressés au texte le considèrent comme un marqueur du passage entre le Moyen-Âge et l’époque moderne.

Florence Bayard, maître de conférences au département d’études germaniques de l’université de Caen-Basse-Normandie, spécialiste médiéviste de l’art du bien mourir, nous offre une traduction commentée du texte, situé dans son contexte social et historique. De manière originale et pertinente, elle appuie son commentaire sur l’iconographie choisie par les imprimeurs de l’époque pour illustrer le texte.

L’écriture de ce texte releva peut-être du travail de deuil pour son auteur. En effet, Florence Bayard reconnaît dans la trame du texte et dans l’évolution des sentiments de l’auteur les différentes étapes de ce processus décrit par Elisabeht Kübbler-Ross. Cependant, Johannes von Tepl va plus loin que ce processus thérapeutique ne le permet en s’inscrivant dans une dimension ontologique. Face à la mort, presque institutionnelle, qui, généraliste, fait ce qui doit, le laboureur, symbole d’une sagesse inscrite dans la temporalité, oppose une individuation qui interroge l’Eglise et ses dogmes, exige du sens et non seulement des conditionnements. Il demande à être enseigné, initié. Un art de vivre peut s’établir sur la base du memento mori mais qu’en est-il quand la mort de l’autre, compagne ou compagnon, épouse ou époux, vient rompre brutalement le sens amoureux de la vie, faisant voler en éclats croyances et certitudes acquises ? Quand le moi se disloque, un accès à l’être s’ouvre, abîme sombre ou chemin de réconciliation selon le rapport qui s’établit au vivant. Les propos de la mort, froidement logique, implacable, dénuée de toute poésie, visent à établir une philosophie pessimiste du renoncement. Florence Bayard note :
« Le contemptus mundi est presque l’argument phare de la mort, on en trouve trace dans presque toutes ses interventions dans la deuxième partie de l’oeuvre et la mort semble vouloir ne retenir que le mal en toutes choses, défendant en cela une vision très matérialiste et cynique de la vie, et se référant beaucoup à Sénèque et au stoïcisme. »

Mais, par renversement, il se pourrait que la mort, par sa dialectique puissante, cherche à éveiller son « disciple », à l’extraire de sa torpeur douloureuse et révoltée moins pour une résignation que pour une acceptation libératoire. Florence Bayard remarque l’écho de certains moments du processus qui se développe au fil de l’ouvrage aux mouvements de l’époque qui en appelaient à un empire de l’Esprit-Saint (que certains nommeront Libre-Esprit), affranchi de tout intermédiaire entre l’homme et le divin, écartant donc l’Eglise. D’un dualisme crispé, nous passons aux prémices d’un non-dualisme libérateur.

Si le texte est une critique sociétale réclamant plus de liberté, il évoque aussi une autre liberté, plus spirituelle. Ce texte présente un caractère initiatique fort. La fonction initiatique de la femme est d’ailleurs à plusieurs reprises rappelée. La dispute se conclut, au 33ème chapitre, par l’intervention de Dieu qui reconnaît la légitimité des postures du laboureur et de la mort mais invite à dépasser le jeu des antinomies par une réconciliation.

Johannes von Tepl interroge les évidences, notamment celles imposées par l’Eglise. Il ne prône toutefois pas encore une révolution mais vient plutôt affirmer l’individu contre les tyrannies que celles-ci soient politiques ou spirituelles. Il annonce la venue d’un nouvel homme.

Le travail, remarquable, de Florence Bayard, témoignage sur l’époque traversée par l’auteur, intéresse la thanatologie et l’histoire des idées mais aussi la sphère de l’intime et ses bouleversements.

Le laboureur de Bohême, dialogue avec la mort, de Johannes von Tepl, traduction et commentaire de Florence Bayard, Editions PUPS.

PUPS, Maison de la recherche de l’Université Paris-Sorbonne, 28 rue Serpente, 75006 Paris, France.
http://pups.paris-sorbonne.fr/


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