Le texte qui suit est un cours accessible sur le site MOOC de l’Université de Liège. Pierre Verjans, Sébastien Brunet, Pierre Delvenne et Marc Jacquemai y enseignent.
Pierre Verjans :
Nous vivons dans un système représentatif où le citoyen est censé légitimer le système. Que
peut-on dire aujourd’hui sur les rapports entre le politique et les citoyens ?
Sébastien Brunet :
Dans nos démocraties représentatives, les élections sont le moment par excellence où les
citoyens désignent les personnes qui vont les représenter pour prendre des décisions dans
l’intérêt général… Intérêt général qui n’est d’ailleurs jamais donné, mais bien le résultat de
confrontations de visions politiques différentes du monde. Une fois cette délégation de
pouvoirs opérée, les citoyens ne sont évidemment pas vidés de leur substance politique et
peuvent donc dès lors être interrogés sur leur sentiment de puissance ou d’impuissance
politique.
C’est là que nous avons des observations interpellantes… car les données de différentes
enquêtes, comme le Baromètre social de Wallonie (IWEPS), sans être très différentes de ce
que l’on peut observer ailleurs, montrent que plus de 75% des personnes interrogées
expriment un sentiment d’impuissance face aux changements auxquels notre société est
confrontée. Toutefois, si les personnes se sentent impuissantes, cela ne signifie pas que nous
assistons à un désengagement politique généralisé se traduisant par des citoyens résignés,
apolitiques et désengagés. Au contraire ! À côté des formes d’engagement politique classiques
– comme dans les partis politiques et les organisations syndicales, qui sont d’ailleurs en
diminution constante –, les citoyens sont de plus en plus engagés dans le monde associatif au
sens large du terme, comme par exemple les mouvements pour le climat ou les gilets jaunes.
Le sentiment d’impuissance n’est donc pas synonyme de désengagement !
Pierre Verjans :
L’existence de ce paradoxe n’est-il pas un signal négatif en termes de dynamique politique ?
Sébastien Brunet :
Pas du tout, car les enquêtes montrent bien que les personnes interrogées ne remettent
absolument pas en question les fondements de notre démocratie représentative ! Les citoyens
considèrent au contraire que c’est, avec son mécanisme de délégation de pouvoir, le moins
mauvais des systèmes ! … Mais ils n’en restent pas moins extrêmement méfiants à l’égard des
hommes et femmes politiques ainsi que des partis.
La Wallonie n’est donc pas devenue une terre de méfiance généralisée où les citoyens seraient
apathiques et désenchantés sur le plan politique, mais elle est plutôt un terreau fertile et
critique à propos de ce que font les acteurs politiques aujourd’hui, c’est-à-dire de la gestion
au détriment de la vision et du projet.
Avec cette conception « gestionnaire » de la politique, la puissance publique est
considérablement réduite puisqu’elle laisse la place à d’autres acteurs dont la vocation
première n’est justement pas politique. Certains auteurs, comme Isabelle Stengers, vont
même jusqu’à parler d’une certaine « impuissance publique » face aux enjeux et aux acteurs
de la mondialisation.
Cette impuissance publique se renforce tant et plus que les discours politiques nous
expliquent « qu’il faut bien... », que « nous n’avons pas le choix… », que « c’est au niveau
européen ou ailleurs que tout se décide… », étouffant ainsi l’utopie, le projet au bénéfice
d’une bonne gestion. Les politiques d’austérité budgétaire menées un peu partout en Europe
et qui touchent durement des domaines aussi essentiels que l’éducation, la santé et la culture,
en sont une excellente illustration. Nos « communs » doivent désormais être dimensionnés à
la règle des 3%…
Les indicateurs économiques, les politiques européennes, ces règles que nous nous donnons
sont autant de « tiers d’impuissance » qui nous capturent et nous forcent à la résignation. Car
l’impuissance ne vient pas de nous, mais bien de tiers auxquels nous accordons quelquefois
beaucoup trop d’importance. Ces « tiers d’impuissance » nous expliquent, à grand renfort
d’expertise ad hoc, ce que nous devons accepter pour notre plus grand bien. L’acceptation est
d’autant plus inévitable que le simple citoyen ne dispose pas d’instances de contre-expertise
capables de démystifier ces discours qui aliènent le bon sens politique et qui relèguent loin
l’intérêt général. La question est donc de savoir comment contrebalancer de tels phénomènes
de capture ?
À cet égard, le monde associatif offre un terrain fertile à l’émergence de ce type de contreexpertise
et de connaissances d’usage. Un des premiers et plus spectaculaires exemples met
en scène les associations de patients qui ont, dans le traitement de la maladie du sida, réussi
à faire reconnaître un certain nombre de revendications (mise à disposition de médicaments,
recherche, droits des malades) aux dépens de l’industrie pharmaceutique. C’est aussi un peu
ce que nous enseigne le baromètre social de Wallonie quand il met en exergue cette vitalité
associative qui caractérise la société wallonne.
Pierre Verjans :
Ce sentiment d’impuissance induit-il une baisse de confiance dans les institutions ?
Sébastien Brunet :
Non, car comme le montre le graphique, les enseignants, l’armée, la santé et la police
obtiennent un niveau de confiance très élevé (80 à 90%). La justice, l’Administration, l’État, la
Région wallonne, les syndicats, le Parlement de Wallonie et l’Union européenne obtiennent
un niveau de confiance élevé (60 à 70%)… Par contre, les médias, les hommes et les femmes
politiques ainsi que les partis sont dans le bas du classement !
Pierre Verjans :
Ces chiffres de confiance relative sont-ils spécifiques à la Wallonie ?
Marc Jacquemain :
La méfiance des citoyens à l’égard du politique ne peut se traiter dans le cadre exclusif de la
Belgique. En effet, même si elle présente des aspects propres à notre pays, cette méfiance,
tout comme son évolution, sont loin de lui être spécifiques. Elle est attestée dans tous les pays
démocratiques — ou qui du moins se prétendent tels, cette prétention méritant parfois d’être
vérifiée.
Il existe à ce sujet un paradoxe historique relevé par une série de commentateurs politiques :
si on observe les enquêtes d’opinion, là où elles existent depuis suffisamment longtemps, la
décennie des années soixante, qui fut celle de toutes les contestations, en particulier issues
de la jeunesse, apparaissait dans ces enquêtes d’opinion moins désabusée à l’égard de ses
élites politiques qu’elle ne l’est aujourd’hui. On a là sans doute un élément décisif
d’explication du mouvement en cours. Si l’État et plus généralement le pouvoir politique
étaient contestés, il y a un demi-siècle, c’était d’abord parce qu’il y avait un pouvoir politique
à contester. Dans la foulée de l’après-guerre, le pouvoir politique, aux États-Unis comme en
Europe, avait conservé une forte présence au sein de l’économie et l’État (sous quelque forme
que ce soit) était le premier garant du pacte social, l’épine dorsale de ce que l’on appellerait
aujourd’hui « l’intégration sociale ».
Le « retrait de l’État » de son rôle intégrateur est aujourd’hui une donnée évidente dans toutes
les démocraties, même si ce retrait est bien sûr partiel — et sans doute toujours en cours. Si
la contestation des années soixante visait la pesanteur des institutions (et pas seulement des
institutions politiques), la méfiance actuelle vise surtout leur faiblesse et leur incapacité à
répondre aux demandes sociales. Je rejoins ici tout à fait Sébastien sur le constat de
l’impuissance publique.
Ce mouvement de retrait de la puissance publique, qui abandonne progressivement l’initiative
créatrice aux forces du marché, s’est accompagné, à des degrés variables selon les pays, d’une
forte montée des inégalités de revenus et de patrimoines. Comme l’ont bien montré les
travaux de Wilkinson et Pickett, cette montée des inégalités est génératrice de fortes tensions
sociales et dégrade les conditions de vie de tous les secteurs de la société, y compris celles des
plus aisés, qui devraient en principe en être les bénéficiaires.
Toujours en s’appuyant sur les enquêtes d’opinion, ce passage de la contestation au
désenchantement et à la méfiance s’est concrétisé, dès le milieu des années 1990, par un
changement révélateur : à cette époque, le sentiment, massif depuis la fin de la Seconde
Guerre mondiale, que nos enfants vivraient mieux que nous s’est inversé. Le pessimisme a
commencé à l’emporter sur l’optimisme.
La Belgique a bien sûr ses spécificités, en particulier le caractère de plus en plus multipolaire
de la puissance étatique, qui la rend encore plus difficile à saisir, et l’effacement progressif des
« piliers » qui ont contribué, dans notre pays, à assurer aux côtés de l’État la fonction
d’intégration sociale. Ces particularités belges jouent certainement un rôle dans la méfiance
de nos citoyens à l’égard du monde politique et des institutions en général. Mais notre pays
ne peut, sur cette question, être étudié isolément du « monde démocratique occidental », qui
a connu, partout, une évolution similaire.
Pierre Verjans :
Que peut-on dire du contexte dans lequel cette méfiance s’exprime ?
Pierre Delvenne :
Pour faire écho à un livre de Milan Kundera, j’aimerais aborder ce qui me semble constituer
un trait caractéristique du contexte dans lequel la méfiance à l’égard du monde politique
s’exprime. Je veux parler de la prolifération des fake news et de « l’insoutenable légèreté de
la vérité ». Il s’agit selon moi d’une des conséquences de l’intensification des politiques
néolibérales dont Marc vient de nous parler, qui n’ont en effet pas cessé d’échouer et
d’accentuer les inégalités au cours des 35 dernières années.
Pour commencer, partons de constats directement issus de la politique récente, pas
seulement en Belgique, et des mensonges qui l’habitent. C’est ce qui a fait dire à certains
éditorialistes que nous étions entrés dans « l’ère post-vérité » ou « la démocratie postfactuelle
». Parmi ces constats, citons par exemple le fait qu’aux États-Unis, Donald Trump
mente constamment à la société américaine, au point que les journalistes se livrent à des
activités de fact-checking aussi nombreuses qu’inefficaces. Rappelons-nous aussi que les
partisans du « Leave » au Royaume-Uni ont avoué a posteriori avoir éhontément menti durant
la campagne du Brexit, en annonçant que si le Royaume-Uni quittait l’Union européenne, ce
seraient pas moins de 350 millions de livres sterling qui pourraient chaque semaine abonder
dans les caisses de la sécurité sociale britannique. Enfin, pour prendre un exemple plus proche
de nous, il est utile de se remémorer les propos de notre ancien ministre de l’Intérieur, Jan
Jambon, qui invoquait des soi-disant « faits » pour soutenir l’affirmation ahurissante « qu’une
partie significative de la communauté musulmane de Belgique avait dansé après les attentats
du 22 mars 2016 ».
En d’autres termes, les mensonges semblent régner en maitres dans notre démocratie. Ce
n’est certes pas nouveau. Peut-être est-ce même un trait humain éternel. Le philosophe Harry
Frankfurt, de la prestigieuse Université de Princeton, a publié un petit essai sobrement intitulé
On Bullshit, ce qui signifie « à propos de la foutaise ». Il considère que la foutaise est même
l’un des traits caractéristiques de notre culture. Mais comme l’écrit très justement un
journaliste québécois, Antoine Robitaille, « le menteur sait qu’il trahit une vérité puisqu’il
estime qu’elle existe ou qu’on peut tendre vers elle. Le « baratineur » ne croit pas à la vérité
et n’a donc aucun scrupule à utiliser n’importe quel argument pour faire avancer ses
intérêts ».
Mais ce qui est peut-être nouveau, c’est qu’une fois les mensonges avérés, souvent très
rapidement après avoir été proférés, ils ne sont suivis d’aucun effet négatif pour les
baratineurs. Au contraire : la moitié de l’électorat américain continue à s’amuser des relents
racistes et sexistes de Trump, l’ancien maire de Londres et tête de proue de la campagne pro-
Brexit est devenu Premier ministre du Royaume-Uni, et Jan Jambon est devenu MinistrePrésident
flamand et il a longtemps été l’une des personnalités politiques préférées des
Wallons. La rédactrice en chef du quotidien britannique le Guardian a récemment relayé, dans
une longue analyse sur la politique post-vérité, une déclaration que lui avait faite un partisan
du Brexit. Je cite : « une campagne politique aujourd’hui se gagne par l’émotion et non plus
par la démonstration ». En d’autres termes, la vérité ne pèse plus rien. Et la disparition
progressive d’un consensus sur les faits dans les débats publics démocratiques — tant pour
les acteurs politiques que pour leurs électeurs — a de quoi inquiéter, car elle constitue un
ressort structurel de la méfiance à l’égard de ce que les leaders populistes de tous bords
appellent l’establishment.
Je terminerai en citant l’historien américain Timothy Snyder de l’Université de Yale, dans un
court essai intitulé À propos de la tyrannie. Vingt leçons du XXe siècle, pour conclure en disant
qu’il ne faut jamais cesser de chercher et de réclamer la vérité. Selon Snyder, la post-vérité est
le pré-fascisme. Selon lui, il faut à croire en la vérité car, je le cite, « abandonner les faits, c’est
abandonner la liberté. Si rien n’est vrai, alors personne ne peut critiquer le pouvoir, parce qu’il
n’y a aucune base sur laquelle le faire. Si rien n’est vrai, alors tout n’est que spectacle. Celui
qui possède le plus gros portefeuille paye pour avoir les lumières les plus aveuglantes ».
Pierre Verjans :
Mais cette attitude de mépris relatif pour la vérité et de soutien d’un mensonge crédible d’un
leader politique, ne ressemble-t-elle pas à l’aveuglement partisan qui était observé lors de la
période de la particratie ? On dit que les réseaux sociaux sont souvent homogènes et
rassemblent des personnes qui pensent de la même manière. Cela ne correspond-il pas au
« soutien indéfectible » des militants des piliers vis-à-vis de leurs leaders il y a deux ou trois
générations ?
Marc Jacquemain :
Bien sûr, on n’a pas attendu Internet pour pratiquer le mensonge et l’attention sélective aux
faits. On oublie souvent que « l’engagement citoyen » dont nous regrettons aujourd’hui
l’affaiblissement a toujours été couplé à l’idéologie et à l’esprit partisan. Ce qui a changé, avec
la temporalité ultrarapide d’Internet, c’est la nature même du rapport à la vérité comme l’a
très bien expliqué Pierre. Auparavant, on mentait par souci de cohérence, ce qui donnait prise
à des contre-discours eux-mêmes cohérents. Aujourd’hui, on ment par indifférence à tout
souci de cohérence, ce qui asphyxie progressivement toute expression rationnelle du
désaccord.
https://www.youtube.com/watch?v=xuz3P70KI_g&feature=youtu.be