Aujourd'hui, nous sommes le :
Page d'accueil » Idées » Histoire » La tragédie de l’insurrection de Varsovie
Version imprimable de cet article Version imprimable
La tragédie de l’insurrection de Varsovie
Par Bernard Frederick

En Occident, chez les nationalistes polonais et dans la nouvelle Pologne post-communiste, il est tenu pour acquis qu’en août et septembre 1944, Staline laissa les Allemands écraser l’insurrection déclenchée le 1er août par l’Armia krajowa (AK) – l’Armée de l’intérieur, dirigée par le gouvernement polonais en exil à Londres.

Cette thèse s’appuie sur certaines réalités de l’époque : la détestation des Soviétiques pour une Pologne d’avant-guerre, maillon principal du « cordon sanitaire » mis en place contre la jeune République des Soviets dans les années vingt ; la volonté de Moscou d’imposer par la diplomatie et les armes un nouvel État pacifique et « ami » à ses frontières après la guerre ; l’exigence russe d’effacer les concessions territoriales qu’ils avaient dû consentir, en 1921, à la suite de leur défaite face aux Polonais, soutenus par la France et la Grande-Bretagne - territoires ukrainiens et biélorusses reconquis, de fait, en 1939 à travers l’accord secret Molotov- Ribbentrop.

Si ce sont là des vérités historiques, elles ne sauraient à elles seules expliquer que les Soviétiques, qui se trouvaient à proximité de Varsovie, n’aient pu prendre la ville que le 17 janvier 1945, deux mois et demi après la reddition des insurgés et de leur chef, le général Tadeusz Bór-Komorowski. Enfin, les Soviétiques n’avaient pas, dans cette affaire, le monopole des calculs politiques. Les Polonais firent les leurs, pas forcément avec les meilleurs intentions à l’égard de l’Armée rouge.

Quels étaient les buts de l’Armia krajowa ? En 1942 et 1943, celle-ci avait élaboré un plan de libération des grandes villes polonaises avant l’arrivée de l’armée soviétique : l’opération Burza (Tempête). Il s’agissait d’y établir une administration locale dévouée au gouvernement de Londres. L’AK tenta par trois fois d’exécuter son plan à Lublin, à Wilno (Vilius) et à Lwow (Lviv). Trois échecs : « Des bandes de partisans mal armés sont incapables de chasser d’une ville des unités allemandes régulières. » [1]. Ces opérations furent conduites sans aucune corrélation avec l’Armée rouge, ce qui créa une certaine confusion mettant en danger et les offensives soviétiques et les troupes. Le NKVD (service de renseignements) intima donc l’ordre à l’AK de déposer les armes, d’intégrer l’armée polonaise formée en URSS ou de se constituer prisonnier.

La bataille de Lublin se termina le 25 juillet 1944. Celle de Lwow, le 28. Le gouvernement polonais de Londres et l’AK, sur place, étaient informés de ces échecs. Ils n’en décidèrent pas moins de lancer le mot d’ordre d’insurrection à Varsovie. Cependant, certains militaires polonais – et non des moindres - étaient hostiles à cette opération. Le général Anders, commandant en chef du deuxième corps polonais combattant en Italie aux côtés des Alliés, révèle, dans ses Mémoires, la teneur du message qu’il envoya au chef d’état-major polonais à Londres, le général Kopański, le 30 juillet 1944 : « Je le répète encore une fois : je suis catégoriquement opposé, dans les conditions actuelles, à une insurrection générale dont le résultat serait, par la force des choses, l’échange d’une occupation par une autre. Le Conseil des ministres ne devrait pas délibérer au sujet d’une insurrection, sans connaître ni ce qu’ont été les conversations de Moscou, ni leurs résultats ». Deux jours plus tard, alors que les combats ont commencé à Varsovie, il télégraphie de nouveau à son chef d’État-major : « Je considère personnellement la décision du Commandement de l’Armée de l’Intérieur comme un malheur » [2].

Le « malheur » va en effet entraîner en 63 jours, du 1er août au 2 octobre, la perte de 18 000 insurgés - 25 000 blessés - et la mort de 200.000 civiles, hommes, femmes et enfants. Les Allemands détruisent la ville à 85%.

L’admirable courage des combattantes et combattants de Varsovie, après ceux du Ghetto (avril 1943) fait honneur à la Pologne. Mais à bien des égards, ce courage était vain. Les nazis, même s’ils craignaient l’arrivée des Soviétiques, avaient encore suffisamment de forces dans la ville pour réduire une insurrection mal préparée et qui n’atteint pas ses objectifs dès les premières heures des combats. Le manque de coordination avec l’Armée rouge empêcha les insurgés de connaître avec précision la situation militaire. Si, après coup, on déclara que les Russes campaient sur la rive orientale de la Vistule et qu’ils auraient pu la traverser, l’histoire militaire de cet été 44 le dément tout à fait.

Les Soviétiques achevaient une gigantesque offensive – l’opération Bagration- qui n’avait pas pour objectif Varsovie mais la libération de Minsk et de la Biélorussie d’une part et, corrélativement, la création de têtes de pont au sud est de la Pologne, dans le région de Sandomir (Sandomierz). L’opération avait débuté le 22 juin. À la fin juillet, l’Armée rouge avait avancé de plus de 600 km sur un front large de 1000 km. Les soldats étaient épuisés et la logistique n’avait pu suivre cette avance. On manquait de nourriture, de carburant pour les tanks, de munitions. Les communications étaient difficiles. L’aviation était encore trop en arrière pour assurer une couverture aérienne à l’infanterie et aux chars, encore moins pour attaquer. « Entre Minsk et la Vistule, les Allemands ont laissé derrière eux un désert. Ponts, gares, dépôts, triages, carrefours routiers, tout a été détruit », écrit un des meilleurs spécialistes de la seconde guerre mondiale à l’Est [3].

De plus, les troupes soviétiques rencontrent une sérieuse résistance de l’armée allemande, qui en outre lance de meurtrières contre-attaques. C’est notamment le cas devant Varsovie près des faubourgs de Praga sur la rive orientale de la Vistule. Le 28 juillet, la 2eme armée de tanks du major général Radzievski, reçoit l’ordre du maréchal Rokossovski de marcher sur Varsovie, à 50 km. L’état-major allemand rameute alors les divisions blindées SS qui se trouvent à proximité de Varsovie : la division Hermann Göring, de retour d’Italie, les divisions Viking et Totenkopf (tête de mort). Des régiments d’élite, rompus aux combats. Le 1er août, jour du début de l’insurrection, les panzers SS fondent sur Radzievski. Le 3 août, le corps blindé de la 2éme armée soviétique est écrasé. Les chars russes n’avaient plus de carburant ! Le 5 août le front se stabilise à plus de 20 km de Varsovie.

Après les 40 jours de combats ininterrompus de l’opération Bagration , le puissant coup de boutoir soviétique était déjà amorti, l’Armée rouge avait perdu 425.000 hommes et 850 chars et canons automoteurs. Elle n’avait pu franchir la Vistule que loin au sud et au nord de Varsovie. Néanmoins, le 10 septembre, la 47e armée attaqua Praga mais ne put avancer face à la défense allemande. Le 16 septembre, les troupes polonaises, formées en URSS et commandées par le général Berling, tentèrent de franchir la Narew au sud de la capitale. Elles ne purent tenir cette tête-de-pont que 7 jours avant de décrocher.

Varsovie ne fut finalement encerclé et libéré qu’à la mi-janvier.

Pouvait-il en être autrement ? Les Soviétiques pouvaient-ils apporter une aide décisive aux insurgés ?

Politiquement, la situation aurait pu être différente. Le 23 juillet 1944 fut fondé à Lublin, une grande ville du sud-est tout juste libérée, un Comité polonais de Libération nationale (PKWN), plus connu sous le nom de Comité de Lublin. Présidé par un socialiste, Edward Osóbka-Morawski, regroupant des hommes et des femmes issus de divers courants politiques, le Comité est, principalement, animé par des communistes. Il se déclare, aussitôt fondé, « seul représentant légitime » du peuple polonais. La Pologne se voit ainsi dotée de deux « gouvernements ».

Cette situation embarrasse les Alliés, notamment Churchill l’hôte du gouvernement en exil. D’autant plus que celui-ci par son antisoviétisme risque de court-circuiter les relations déjà difficiles entre Soviétique, d’une part et Anglo-américains, d’autre part. Sur les instances du Premier ministre britannique, son homologue polonais, Stanisław Mikołajczyk, s’envole pour Moscou où il rencontre Staline le 3 août. Le maréchal dénonce « l’aventure varsovienne » et presse son interlocuteur de rencontrer les gens du Comité de Lublin, ce qu’il consent à faire les 6 et 7 août. Le dirigeant communiste Bolesław Bierut lui propose 4 ministères. Mikołajczyk lui retourne la politesse en proposant l’entrée des communistes dans le gouvernement en exil. La solution du gouvernement de coalition plaisait cependant à Staline autant qu’à Churchill et Roosevelt, mais elle attendra la libération totale de la Pologne (1945) pour être mise en œuvre. Mikołajczyk démissionera alors du gouvernement de Londres pour devenir un des vice-présidents du gouvernement de coalition de Varsovie.

Cependant, la rencontre Staline- Mikołajczyk ne fit que conforter les appréhensions du premier à l’égards de la politique des Polonais de Londres et ne facilita pas le soutien aux insurgés de Varsovie. Ceux-ci purent quand même compter sur l’aide des aviateurs soviétique qui effectuèrent en deux mois 2.500 sorties et larguèrent 500 tonnes d’armes, 600 canons ATK, 500 tonnes de munitions , 120 tonnes de vivres et 1 tonnes de matériel médical et médicaments.

De leur côté, les Britanniques - ou plus exactement les pilotes polonais de la RAF - tentèrent de ravitailler les Résistants. Les avions devaient effectuer des rotations depuis des bases situées en Italie. Les Alliés demandèrent aux Russes d’utiliser leurs bases aériennes dans la partie de la Pologne sous leur contrôle. Le Kremlin refusa tout d’abord, sans doute à cause des revers militaires que l’Armée rouge encaissait en juillet et début août. Peut-être aussi, à cause de l’interdiction signifiée par les Américains aux pilotes soviétiques, qui ravitaillait les partisans yougoslaves de Tito, de se poser en Italie. À la mi-septembre, Staline donna l’autorisation aux Alliés d’utiliser les bases de l’Armée de l’air soviétiques. Pour leur malheur les Allemands avertis y dépêchèrent leurs bombardiers…

Tout le monde put comprendre, alors, que la politique ne peut pas toujours décider du sort des armes.

Article paru dans L’Humanité dimanche du 21 août 2014

Notes :

[1Jean Lopez, Opération Bagration, la revanche de Staline, Economica, Paris 2014, page 317.

[2Wladyslaw Anders, La Jeune Parque, Paris 1948, p.296

[3Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri, Joukov, l’homme qui a vaincu Hitler, Perrin, Paris 2013, page 502.


Rechercher

Fil RSS

Pour suivre la vie de ce site, syndiquez ce flux RSS 2.0 (lisible dans n'importe quel lecteur de news au format XML/RSS).

S'inscrire à ce fil S'inscrire à ce fil