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La non-violence. Une histoire hors du mythe
Entretien avec Domenico Losurdo à propos de son dernier livre, réalisé par Marie-Ange Patrizio

Le nouveau livre de Domenico Losurdo, professeur de philosophie à l’Université d’Urbino, sera en librairie (en Italie, ndt) le 4 mars : La non-violenza. Una storia fuori dal mito (La non-violence. Une histoire hors du mythe) (Laterza, 287 p., 22 euros), titre de ce nouveau travail, destiné à susciter des débats et peut-être de vives polémiques, comme cela a été le cas pour nombre de publications de l’auteur italien.

Losurdo, de fait, se caractérise comme un historien à contre-courant, capable de définir et faire émerger des aspects de la philosophie et de l’histoire souvent refoulés par la culture dominante. Il a proposé une nouvelle image de Kant et surtout de Hegel dans les années 80 et 90 du siècle dernier, pour publier ensuite une monumentale monographie sur Nietzsche (de plus de mille pages) dans laquelle le grand philosophe allemand est réinterprété de façon jusque ici inattendue et hors du chœur habituel. Sans parler des études sur l’histoire de l’Occident re-parcourue de façon critique à travers ses récents Controstoria del liberalismo et Il linguaggio dell’Impero, jusqu’à sa monographie récente sur Staline (Staline. Histoire et critique d’une légende noire. Carrocci, Rome 2008, traduction française en cours), dernière publication avant l’ouvrage dont nous allons parler avec l‘auteur ; monographie (Staline) qui a elle aussi suscité de vifs débats et obtenu un succès de vente notable, malgré son argument brûlant et volontairement passé sous silence, de divers côtés.

Nous avons demandé à Domenico Losurdo d’anticiper quelques-unes des thèses les plus fortes contenues dans son livre.
Marie-Ange Patrizio.

Le thème de la non-violence nous fait immédiatement penser à Gandhi : quel jugement exprimes-tu sur cette grande personnalité historique ?

Il faut distinguer deux phases dans l’évolution de Gandhi. Au cours de la première phase, il ne pense pas du tout à une émancipation générale des peuples coloniaux. Il appelle au contraire la puissance coloniale, la Grande-Bretagne, à ne pas confondre le peuple indien, qui à l’instar des anglais peut faire état d’une antique civilisation et d’origines raciales « aryennes », avec les noirs, avec, même, les « grossiers cafres, dont l’occupation est la chasse et dont la seule ambition est de rassembler une certain nombre de têtes de bétail pour conquérir une femme et mener ensuite une existence d’indolence et de nudité ». Afin d’obtenir la cooptation dans la race dominante, dans le peuple des seigneurs (aryens et blancs), Gandhi appelle au début du 20ème siècle ses co-nationaux à se mettre au service de l’armée impériale engagée dans une répression féroce contre les Zoulous.

Surtout, à l’occasion de la première guerre mondiale, le présumé champion de la non-violence se propose de recruter cinq cent mille hommes pour l’armée britannique, et il le fait avec tellement de zèle qu’il écrit au secrétaire personnel du vice-roi : « J’ai l’impression que si je devenais votre recruteur en chef, je pourrais vous submerger d’hommes ». Et, qu’il s’adresse à ses co-nationaux ou au vice-roi, Gandhi insiste de façon quasiment obsédante sur sa disponibilité au sacrifice dont tout un peuple est appelé à faire preuve : il faut « offrir notre appui total et décidé à l’Empire » ; l’Inde doit être prête à « offrir, à l’heure critique, ses fils valides au sacrifice à l’Empire », à « offrir en ce moment critique tous ses fils idoines à combattre comme sacrifice pour l’Empire » ; « nous devons, pour la défense de l’Empire donner tout homme dont nous disposons ». Avec une cohérence (guerrière) d’acier, Gandhi souhaite que ses propres fils mêmes s’enrôlent et participent à la guerre.

À ce propos, tu confrontes l’attitude de Gandhi avec celle prise par le mouvement antimilitariste d’inspiration socialiste et marxiste, et c’est ce dernier qui va le mieux s’en sortir.

Oui, en réfutant le mythe selon lequel le marxisme serait synonyme de culte de la violence, je renvoie en particulier à la figure de Karl Liebknecht (qui sera ensuite un des fondateurs du Parti Communiste Allemand, avant d’être assassiné avec Rosa Luxembourg). Eh bien, après avoir longuement lutté contre le réarmement et les préparatifs de guerre, alors qu’il est appelé au front, avant d’être arrêté à cause de son pacifisme, Liebknecht envoie une série de lettres à sa femme et à ses enfants : « Je ne tirerai pas […] Moi je ne tirerai pas même si on me l’ordonne. On pourra me fusiller à cause de cela ».

Reste le fait que Liebknecht finit par saluer la violence de la révolution d’Octobre déclenchée par Lénine.

En fait il ne faut pas perdre de vue le fait que, au moment de l’éclatement de la première guerre mondiale, Lénine, bien loin de célébrer à la manière de Gandhi la valeur de la vie militaire et du combat au front, exprime sa « profonde amertume ». L’espoir, moral avant encore que politique, renaît chez lui grâce à un phénomène qui pourrait peut-être enrayer la machine infernale de la violence : c’est la « fraternisation entre les soldats des nations belligérantes, jusque dans les tranchées ». Lénine écrit : « C’est bien que les soldats maudissent la guerre. C’est bien qu’ils exigent la paix. La fraternisation peut et doit devenir fraternisation sur tous les fronts. L’armistice de fait sur un front peut et doit devenir un armistice de fait sur tous les fronts ». Malheureusement, cet espoir aussi sera déçu : les gouvernements belligérants traitent la fraternisation à l’instar d’une trahison. A ce point-là, il s’agit de choisir non pas entre violence et non-violence, mais bien entre la violence de la continuation de la guerre d’une part et la violence de la révolution appelée à mettre fin au carnage insensé, d’autre part.

Les dilemmes moraux de Lénine ne sont pas différents des dilemmes moraux auxquels font face aux USA les pacifistes chrétiens des premières décennies du 19ème (c’est de ce chapitre de l’histoire que part mon livre). Contraires à toute forme de violence et à l’esclavage des noirs (lui-même expression de violence), tandis que la Guerre de Sécession se profile puis fait rage, les pacifistes chrétiens sont appelés à opérer un choix tragique : appuyer directement ou indirectement la continuation de cette forme particulièrement horrible de violence qu’est l’institution de l’esclavage ou bien adhérer à cette sorte de révolution abolitionniste que finit par être la guerre de l’Union. Les pacifistes les plus matures choisissent cette seconde partie du dilemme, en se situant ainsi de façon non différente de celle qui caractérisera plus tard Lénine, Liebknecht et les bolcheviques dans leur ensemble.

Nous avons laissé Gandhi dans le rôle de chef recruteur au service de l’armée britannique qu’il a joué au cours de la première guerre mondiale. Tu as parlé cependant d’une seconde phase de son évolution. Quand et comment advient-elle ?

Deux événements l’ont déterminée : l’un de caractère international, l’autre national. La révolution d’Octobre et la diffusion de l’agitation communiste dans les colonies et en Inde même constituent un formidable coup de buttoir à l’idéologie de la pyramide raciale et rendent obsolète l’aspiration à la cooptation dans la race blanche ou aryenne, qui doit maintenant faire face à la révolte généralisée des peuples de couleur. Mais ce qui va surtout jouer un rôle décisif est avant tout une expérience directe et douloureuse pour le peuple indien. Celui-ci avait espéré améliorer sa condition en se battant vaillamment dans l’armée britannique au cours de la première guerre mondiale. Si ce n’est que, à peine les célébrations de la victoire s’étaient-elles terminées, le pouvoir colonial va au printemps 1919 se rendre responsable du massacre d’Amritsar, qui non seulement coûte la vie à des centaines d’indiens sans armes, mais comporte aussi une terrible humiliation nationale et raciale : par l’obligation pour les habitants des villes rebelles de devoir se traîner à quatre pattes pour rentrer chez eux ou en sortir. Pour le dire avec Gandhi, « des hommes et des femmes innocents furent obligés de se traîner comme des vers, sur le ventre ». Il en résulte une vague d’indignation à cause des humiliations, de l’exploitation et de l’oppression infligées par l’Empire britannique : son comportement est un « crime contre l’humanité, qui ne trouve peut-être pas de parallèle dans l’histoire ». Tout ceci fait disparaître chez les Indiens le désir d’être cooptés dans une race dominante qui leur apparaît maintenant odieuse et capable de toute infamie.

À partir de quand Gandhi prend-il réellement au sérieux sa profession de non-violence ?

En réalité, chez le second Gandhi, rien n’a moins disparu que la disponibilité à appeler ses co-nationaux à accourir sur les champs de bataille aux côtés de la Grande-Bretagne ; mais il pose maintenant comme condition à cet appel aux armes la concession de l’indépendance de l’Inde. Il est par contre difficile d‘imaginer le second Gandhi faire la promotion de la participation de ses co-nationaux à la répression d’une révolte comme celle des zoulous (un peuple cruellement opprimé par le colonialisme). A partir de la révolution d’octobre et de la répression d’Amritsar le mouvement indépendantiste indien est une part intégrante du mouvement de libération nationale des peuples opprimés. Et Gandhi s’identifie pleinement avec ce mouvement sans procéder à une lacération entre violents et non-violents. En juin 1942, il exprime sa « profonde sympathie » et son « admiration pour la lutte héroïque et les sacrifices infinis » du peuple chinois, décidé à défendre « la liberté et l’intégrité » du pays. C’est une déclaration contenue dans une lettre adressée à Tchang Kai-chek, qui à ce moment-là est allié avec le Parti communiste chinois. En septembre 1946 encore -entre temps Churchill a ouvert la Guerre froide avec son discours de Fulton- Gandhi exprime sa sympathie pour le « grand peuple » de l’Union Soviétique dirigée par « un grand homme comme Staline ».

Alors que tu livres un jugement positif, outre sur le dernier Gandhi, sur M. L. King aussi, tu as des termes très critiques sur le Dalaï Lama, qui est pourtant célébré de nos jours comme l’héritier de la tradition non-violente.

Dans mon livre je cite un ex-fonctionnaire de la CIA, qui déclare tranquillement que la non-violence était un « écran » dont le Dalaï Lama se servait pour une meilleure propagande sur le plan des relations publiques pour la révolte armée qu’il stimulait au Tibet, grâce aux financements et aux arsenaux états-uniens, révolte cependant échouée à cause du manque de soutien de la population. Eh bien, ajoute l’ex-fonctionnaire de la Cia, malgré son échec, cette révolte fournit aux USA les leçons qui trouvèrent ensuite leur application « dans des lieux comme le Laos et le Vietnam » (c’est-à-dire au cours de guerres coloniales qui ont été parmi les plus barbares du 20ème siècle). Tandis que grâce à cette attitude le Dalaï Lama recevait à Washington reconnaissances et hommages, M.L. King organisait aux USA la contestation contre la guerre au Vietnam, et finissait par mourir assassiné pour cette raison justement.

L’antithèse entre Gandhi et le Dalaï Lama n’est pas moins nette. Le premier parle de « méthodes hitlériennes » et d’ « hitlérisme » à propos du bombardement atomique de Hiroshima et Nagasaki. Et ouvrons maintenant le Corriere della Sera du 15 mai 1998 : à côté d’une photo du Dalaï Lama les mains jointes en signe de prière, on trouve un petit article dont le sens est clair dès son titre : « Le Dalaï Lama se range aux côtés de New Delhi : ‘Eux aussi ont droit à la bombe atomique’ », afin de contrebalancer –est-il précisé ensuite- l’arsenal nucléaire chinois. (Evidemment on se tait sur le bien plus puissant arsenal nucléaire états-unien, pour se défendre duquel est conçu le modeste arsenal chinois).

Et l’on pourrait continuer sur cette voie…

Il y a autre chose ?

L’identification de Gandhi avec le mouvement anti-colonialiste est si forte que le 20 novembre 1938, tout en dénonçant avec force la barbarie de la Nuit de Cristal et des « persécutions antijuives » qui « semblent n’avoir aucun précédent dans l’histoire », Gandhi n’hésite pas à condamner la colonisation sioniste de la Palestine en tant qu’« incorrecte et inhumaine » et contraire à tout « code moral de conduite ». Il ne me semble pas que le Dalaï Lama ait jamais exprimé de sympathie à l’égard des victimes de la colonisation sioniste persistante, et il ne pourrait en être autrement étant donné que les protecteurs états-uniens de Sa Sainteté sont les principaux responsables, avec les dirigeants israéliens, de l’interminable martyre infligé au peuple palestinien.

Outre le Dalaï Lama, tu t’exprimes en termes assez critiques aussi sur les « révolutions colorées », en les faisant d’ailleurs partir des incidents de la Place Tienanmen.

Les documents que nous avons à présent à notre disposition, et qui ont été publiés et célébrés en Occident comme révélation ultime de la vérité, les dits Tienanmen Papers, démontrent sans l’ombre d’un doute que les manifestations qui se sont déroulées à Pékin (et en d’autres villes de la Chine) au printemps 1989 ont été tout autres que pacifiques. Les manifestants avaient eu recours même à des gaz asphyxiants et avaient à leur disposition des outils techniques sophistiqués au point de pouvoir falsifier l’édition du Quotidien du peuple. Il s’est clairement agi d’une tentative de coup d’Etat. Les « révolutions colorées » successives ont tiré profit de cet échec et ont mis au point des techniques plus sophistiquées, exposées et enseignées avec une patience pédagogique dans un manuel états-unien traduit dans les différentes langues des pays à déstabiliser, et diffusé gratuitement et massivement. Ce manuel (une sorte d’ « Instructions pour le coup d’Etat à effectuer avec l’aide des ambassades et de certaines fondations états-uniennes et occidentales) est analysé minutieusement dans mon livre. On s’interroge, en faisant aussi référence aux événements récents en Iran, et en se servant toujours en majorité de sources et témoignages occidentaux, sur la signification stratégique qu’ont désormais pris dans le cadre de la politique du regime change, des outils comme Internet, Facebook, Twitter et les téléphones portables, etc.

Dans ton livre, tu analyses aussi le débat théologique et philosophique sur la violence, qui se développe au 20ème siècle et qui a comme protagonistes de grands théologiens comme Niebuhr et Bonhoeffer et de grands philosophes comme Arendt et Simone Weil. On a l’impression que tes sympathies vont aux théologiens…

Oui, je reconnais le charme de Dietrich Bonhoeffer qui, tout en ayant été pendant quelques temps admirateur et disciple de Gandhi, quand il se trouve face à l’expérience de l’horreur du Troisième Reich, conspire pour organiser un attentat contre Hitler (et affronte ensuite la pendaison). A ceux qui voudraient liquider comme une orgie de sang l’épisode historique qui a commencé avec l’Octobre 1917, et s’est poursuivie avec les autres grandes révolutions du 20ème siècle, je voudrais suggérer de réfléchir sur la polémique de Bonhoeffer avec celui qui « choisit l’asile de la vertu privée ». En réalité, ce n’est « qu’en se trompant lui-même [qu’il peut] garder pure sa propre irréprochabilité privée et éviter qu’elle ne soit tâchée en agissant de façon responsable dans le monde ». C’est l’attitude – affirme le théologien chrétien - du « fanatique », lequel « croit être capable de s’opposer au pouvoir du mal avec la pureté de sa volonté et de son principe ». En réalité, « il pose sa propre innocence personnelle au-dessus de sa responsabilité pour les hommes ».

Partant du Dalaï Lama et des "révolutions colorées », tu dénonces la transformation du mot d’ordre de la non-violence en une idéologie de la déstabilisation, du coup d’Etat et en dernière analyse de la guerre. Mais ton livre contient-il aussi un message positif ?

Le livre se conclut en appelant à donner une nouvelle force à la lutte pour la paix, en réactualisant la grande tradition du mouvement anti-militariste. Au cours de l’histoire, jamais peut-être comme de nos jours n’a-t-on rendu un hommage aussi insistant au principe de la non-violence. Nimbé d’une auréole de sainteté, Gandhi jouit d’une admiration et jusque d’une vénération incontestées et universellement répandues ; les héros de notre époque trouvent leur consécration dans la mesure où, sur la base de motivations réelles ou de calculs de réalpolitique, ils sont placés au panthéon des non-violents. Ce n’est pas pour autant que la violence réelle a diminué, et elle se manifeste non seulement dans les guerres et menaces de guerre, mais aussi dans les blocus, les embargos etc. La violence continue à être aux aguets jusque dans ses formes les plus brutales.

On pouvait récemment lire sur le Corriere della Sera un illustre historien israélien évoquer tranquillement la perspective d’« une action nucléaire préventive de la part d’Israël » contre l’Iran. Le paradoxe est que, pour être efficace, la lutte pour la paix doit savoir démasquer la transformation, promue par l’impérialisme, du mot d’ordre de la non-violence en une idéologie appelée à justifier la prévarication et la loi du plus fort dans les rapports internationaux, et, en dernière analyse la guerre.

Entretien réalisé et traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio en mars 2010, publié sur le site de Domenico Losurdo ainsi que sur les sites http://www.ism-france.org/news/ et http://www.voltairenet.org/article164337.html

La non-violence. Une histoire hors du mythe. Laterza, 287 p., 22 euros


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