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L’oublié et l’interdit
Par Remi Boyer

L’oublié et l’interdit. Littérature, résistance, dissidence et résilience en Europe Centrale et Orientale (1947-1989)} est un ouvrage collectif sous la direction de Roumania L. Stantchéva et Alain Vuillemin.

C’est le titre d’un livre à ne pas manquer. Il s’offre comme l’un de nos manuels lycéens d’histoire, ornés d’une carte de l’Europe. En fait d’histoire, il traite d’une contre-histoire de la littérature qui résiste.

L’oublié et l’interdit. Littérature, résistance, dissidence et résilience en Europe Centrale et Orientale (1947-1989) est un ouvrage collectif sous la direction de Roumania L. Stantchéva et Alain Vuillemin. Il est publié par les Editions de l’Institut d’Etudes Balkaniques, Editura Limes et les Editions Rafael de Surtis.

Il faut ici saluer le magnifique travail d’Alain Vuillemin, Professeur à l’Université d’Artois qui, de 2004 à 2007, fut le maître d’oeuvre d’une série de journées d’études réciproques sur ce concept fort de « l’oublié et l’interdit ». Ces études furent notamment organisées à Sofia, en Bulgarie, à l’Académie Bulgare des Sciences et à Arras, à l’Université d’Artois, en France. Des chercheurs d’universités bulgares, roumaines, serbes, hongroises et autres ont pu y présenter leurs travaux. Ces études eurent et ont encore de nombreux prolongements et présentent un intérêt tout particulier dans la période que nous traversons. Leur publication est d’importance.

De 1947 à 1989, les penseurs et auteurs du Sud-Est européen furent confrontés aux lois et comportements liberticides des totalitarismes de l’Europe centrale et orientale. Exclusions, interdictions de publication, menaces, exils contraints, enfermements arbitraires, voire tortures et disparitions constituèrent une chape de plomb pesant sur l’intelligence et la liberté. Cependant, précisent Roumania L. Stantchéva et Alain Vuillemin dans leur avant-propos, « en chacun de ces pays, une littérature de la protestation s’est toujours manifestée, marginale, souveraine, clandestine. »

C’est de cette littérature de la protestation, cette littérature dissidente et résistante, inventive, que traite ce livre, malgré les difficultés à en comprendre la nature et les mécanismes :

« Les attitudes de résistance déclarées ou de dissidences feutrées se révèlent aussi très complexes, poursuivent Roumania L. Stantchéva et Alain Vuillemin. L’analyse en est difficile. Les raisons en sont multiples. Une autre littérature de la résilience et de la survie à l’intérieur de l’univers concentrationnaire, que ce fût en Roumanie ou en Bulgarie, est aussi apparue depuis la chute du Rideau de Fer. C’est cette littérature du témoignage, de l’interdit, condamnée à l’oubli, qu’on a essayé d’explorer. »

Alain Vuillemin note que cette littérature dissidente en Europe de l’Est est la seconde expérience de référence dans le domaine, après celle qui vit des écrivains, des intellectuels, des poètes, des artistes, résister par les mots au régime nazi au cours du deuxième conflit mondial, de 1939 à 1945. Il remarque comment, dans les années 1960-1970, le mot « dissidence » se substitua au mot « résistance » pour désigner de nouvelles formes de luttes apparues en Union Soviétique dès les années 1930. « Penser autrement » était interdit et ce « penser autre » eut à inventer, dans des conditions extrêmes, de nouvelles formes d’expression, de nouvelles stratégies de survie, de nobles subversions, sources, selon lui, de « l’originalité de cette littérature de la protestation, encore très mal étudiée, condamnée au silence entre 1947 et 1989, revenue de l’exil depuis 1989, témoignant de cette résilience et acharnée à s’affirmer en dehors de toutes les normes imposées. »

Alain Vuillemin définit cette littérature en quatre modalités. Elle est, dit-il, une littérature du silence, une littérature de l’exil, une littérature de la déviance et enfin une littérature de la résilience.

Beaucoup d’auteurs, réduits au silence, continuèrent à écrire, journaux intimes, notes au jour le jour, témoignages, pamphlets, poèmes, au risque de leur vie. C’était souvent une manière de maintenir leur intégrité psychique et d’éviter un effondrement du moi. Certains, comme le bulgare Lubomir Guentchev, se réfugièrent dans une écriture en une autre langue, le français pour Guentchev (nous devons aussi à Alain Vuillemin la publication des oeuvres remarquables de Guentchev en français chez Rafael de Surtis). La plupart de ces écrits ne furent publiés que plusieurs années après la mort de leurs auteurs. Sortir ces oeuvres du silence, c’est prolonger leurs actes de résistance et donner force et pérennité à toute forme de dissidence, passée ou future.

Chacune des grandes crises à l’Est, Prague en 1948, l’insurrection hongroise de 1956, l’intrusion de l’Armée Rouge en Tchécoslovaquie en 1968, les « Thèses de juillet » dans la Roumanie de 1971, provoquèrent des vagues d’exil. Alain Vuillemin égrène les noms sur le chapelet des souffrances et des résistances. Certains nous sont familiers, Láslo Szabó, Eugène Ionesco, Emil Cioran, Virgil Gheorghiu, Gombrovicz, Milosz, Julia Kristéva... Beaucoup nous sont inconnus et il reste encore nombre de littératures de l’exil à découvrir.

Alain Vuillemin évoque une histoire comparée des littératures de la dissidence, encore en formation, pour éclairer les modes de déviance littéraires mis en oeuvre pour contourner la censure. Chaque Etat totalitaire présentait ces propres conditions restrictives et développait ses propres toxicités. Les dissidences littéraires durent s’adapter et inventer des déviances renouvelées pour maintenir le flambeau de la révolte contre les dictatures. En Hongrie, le surréalisme survécut ainsi jusqu’en 1982 autour de la personnalité de Zoltan Jékely. En Bulgarie, le théâtre de la dérision de Yordan Radikov et Stanislav Stratiev demeura le coeur de la contestation.

Les écrits de résilience, surgis après 1989 pour la plupart, furent écrits par les détenus. Ils témoignent des méthodes utilisées : internements, déportations, camps de travail, immersions en asiles psychiatriques, interrogatoires, tortures...

Alain Vuillemin insiste sur le fait que ces combats ne sont pas achevés, qu’aux dictatures ont succédé des « démocratures » et que le combat pour la liberté est permanent.

Ce livre rend hommage à la fécondité intellectuelle des êtres humains oppressés, à la permanence inventive de la lutte pour les libertés. Nous avons beaucoup à apprendre de ces dissidents de la plume, de leurs résistances, des opportunités qu’ils ont su se donner. Dans un système, c’est l’organisme qui a le plus de choix comportementaux qui maîtrise le système. Les dictatures n’ont de cesse de contrôler les comportements par la réduction des choix. Ce livre montre que l’être qui se veut libre a toujours au moins un choix de plus que les apôtres militarisés de la bêtise. Même s’il le paie de sa vie, l’esprit peut rester libre.

Zlatka Timénova-Valtchéva de l’Université Lusophone de Lisbonne, donne une définition pertinente de l’intellectuel, entendu comme « éternel dissident » :
« De par son essence, l’ ̏ intellectuel̋ serait un éternel ̏ dissident̋ dans une acception plus large de la notion. En effet, l’intellectuel se trouve toujours en une position critique, déclarée ou non, par rapport au présent immédiat, social, politique ou culturel. Son questionnement dérange, il ouvre l’espace vers un ailleurs et un temps autre, il met en cause l’admis et l’établi. Il fait progresser la machine sociale et politique par son discours inquiet, il prend des risques au nom de la justice sociale, il engage sa liberté personnelle, il s’expose au jugement public. Le caractère non-conformiste de son comportement et de ses attitudes sociales font de lui un dissident au sens large. Il s’inscrit dans une culture d’opposition. »

Peut-être faudrait-il rappeler cette définition aux prétendus intellectuels de l’Europe de l’Ouest, tombés dans une douce torpeur, qui ne voient pas que les nouvelles formes totalitaires sont déjà à l’oeuvre, installées dans l’indifférence générale sous le vernis de la démocratie. Si nous voulons avoir quelques choix de plus que les tueurs de liberté qui veulent réduire jusqu’à la nature humaine, nous devrions nous mettre en route. Etudier ce livre peut s’avérer un premier pas salutaire. La créativité, l’invention, se nourrissent de la créativité et de l’invention des autres.

Du pamphlet à retardement à l’indifférence métaphysique, nombreuses sont les pratiques qui libèrent...

Le sommaire du livre

Avant-Propos, par Roumiana L. Stantchéva et Alain Vuillemin

I. PRÉALABLES
- Résistance, dissidence, résilience, par Alain Vuillemin (Université d’Artois, France)
- La dissidence face à la dictature en Europe, par Arnaud de Raulin (Université d’Artois, France)
- Xénophon ou la résistance « active » en littérature dans l’Antiquité, par Nicolas Corvisier (Université d’Artois, France)
- Silence, dissidence, résistance dans l’URSS (1917-1991), par Jean-Pierre Arrignon (Université d’Artois, France)
- L’occultation des relations avec la Russie par l’historiographie bulgare, par Nadia Danova (Institut d’Études Balkaniques, Bulgarie)
- La résistance contre les stéréotypes journalistiques : les éditions franco-bulgares à l’époque du Réveil national en Bulgarie, par Éléna Guétova (Université « Païssy Hilendarski », Bulgarie)

II. LA TRAVERSÉE DES DICTATURES

- Échos d’écrivains résistants, de Jean-Paul Sartre à Milan Kundera, par Doïna Zamfir-Goes (Université de Craïova, Roumanie)
- Négovan Rajic, écrivain canadien : un intellectuel au service de la paix, par Liljana Matic (Université de Novi Sad, Serbie)
- Deux écrivains croates au temps des dictatures : Miroslav Krlezaž (1893-1981) et Antun Šoljan (1932-1993), par Sineva Bene-Katunaric (CIRCE, Université Paris-Sorbonne – Paris 4)
- Ionesco-Béranger : le mal des tyrannies, par Mariana Perianu (Académie d’Études Économiques de Bucarest, Roumanie)
- Résistance, dissidence et résilience en Europe centrale et orientale à travers deux intellectuels francophones : Lubomir Guentchev en Bulgarie et Georges Astalos en Roumanie, par Alain Vuillemin (Université d’Artois, France)

III. LES DRAMATURGES ET LES ROMANCIERS

- L’insolite dans la dramaturgie de Yordan Raditchkov et de Stanilas Stratiev face à la censure, par Dina Mantchéva (Université « Saint-Clément d’Ochrid », Bulgarie)
- Le théâtre politique de Georges Astalos en langues roumaine et française, par Alain Vuillemin (Université d’Artois France)
- Le Second messager de Bujor Nedelcovici, une anti-utopie dissidente, par Micaela Gulea (Académie d’Études Économiques de Bucarest, Roumanie)
- Vie(s) et vue(s) de l’esprit. Le philosophe et ses dialogues, par Luiza Palanciuc, (École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris, France)
- La censure institutionnalisée : le régime des publications sous la Roumanie communiste, par Ioana Toma (Université « Babes-Bolyai », Roumanie)

IV. LA RÉVOLTE DES POÈTES

- Tristan Tzara et les Hongrois, par Jenö Farkas (Université « Eötvös Lörand », Hongrie)
- Cri et révolte dans l’oeuvre de poètes roumains d’expression française, par Ecaterina Grün (Université « de Vest », Roumanie)
- Irina Mavrodin : dissidence et poésie, par Nicolas Cavaillés (Université « Jean-Moulin » - Lyon 3, France)
- La situation de dissidence du poète, traducteur et éditeur, Kiril Kadiiski, par Stéphane Baquey (Université d’Artois, France)
- L’intellectuel, un éternel dissident ? Une relecture de Pentcho Slaveykov, par Zlatka Timénova-Valtchéva (Université « Lusophone » de Lisbonne, Portugal)
- The Book as a Monument : the Case of Konstantin Pavlov’s Remembrance of the Fear (1963), par Kleo Protokhristova (Université « Païssy Hilendarski », Bulgarie)

V. LES TÉMOIGNAGES

- Le récit d’Alain Robbe-Grillet : « Quatre jours en Bulgarie », par Maya Timénova (Université « Païssy Hilendarski », Bulgarie)
- La résistance silencieuse : les journaux d’Ion D. Sîrbu, par Izabella Badiu (Université « Babes-Bolyai », Roumanie)
- Roumains Déracinés de Paul Miclu, l’odyssée d’un journal de mémoires à l’époque de la censure en Roumanie, par Anda Rădulescu (Université de Craïova, Roumanie)
- Le discours neutre dans la Roumanie communiste des années 1960-70, par Ioana Toma (Université « Babes-Bolyai », Roumanie)
- La représentation du mal dans les romans Un Sosie en cavale de Oana Orlea et Compte rendu sur ma mort de Gabriel Chifu, par Roxana Sicoe-Tirea, École Doctorale de Littérature française et comparée, Université « Sorbonne Nouvelle – Paris 3 », France)
- Yordan Valtchev et son « Manuel de survie » face à la terreur communiste, par Roumiana L. Stantchéva (Institut d’Études Balkaniques, Bulgarie)

Pour se procurer le livre en France : Editions Rafael de Surtis, 7 rue Saint-Michel, 81170 Cordes-sur-Ciel


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