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L’identité nationale et la République
Un texte de Daniel Lefeuvre et Michel Renard

Dans une pétition, qui leur vaut la « Une » de Libération du 22 juin 2007, quelques 200 universitaires et intellectuels s’élèvent « contre la dénomination et les pouvoirs dévolus » au ministère de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du co-développement.
Au cœur de leur protestation, il y a cette affirmation que, de leur « point de vue, l’identité nationale constitue, aujourd’hui, une synthèse du pluralisme et de la diversité des populations et ne saurait être fixée dans le périmètre d’un ministère. »

Cette thèse suscite plusieurs objections majeures.
On a parfois le sentiment que parler d’identité nationale, qu’affirmer sa fierté d’être français relèveraient d’un positionnement politique d’extrême-droite, xénophobe et raciste. D’ailleurs, combien de fois, lors de la campagne électorale précédant le référendum sur le projet constitutionnel européen, ces qualificatifs ont-ils été jetés à la face des partisans du « Non » ? Aujourd’hui même, dans le débat qui nous occupe, ceux qui revendiquent la réalité d’une identité française ne sont-ils pas victimes d’une même stigmatisation ?

Situation étrange lorsque l’on sait que la plupart des initiateurs de la pétition et de bon nombre de ses signataires se revendiquent, par ailleurs, de l’anticolonialisme. Mais sur quoi ont reposé les mouvements de libération nationale, de l’Indochine à l’Algérie, de Madagascar à l’Afrique noire, sinon sur l’affirmation que la domination coloniale bafouait les identités des peuples et qu’il fallait mettre à bas ce système d’aliénation. Combien de fois, dirigeants nationalistes et militants anticolonialistes, pour justifier leur combat, ne se sont-ils revendiqués de la France des Lumières, de la Révolution française et de Victor Hugo, bref, d’une « certaine idée de la France » qui est la marque de son identité nationale, y compris pour ceux qui ont combattu sa domination.

Pourquoi alors s’enthousiasmer pour les luttes d’indépendance des autres peuples si on ne mesure le prix de sa propre indépendance… ? Pourquoi s’enflammer pour le destin national d’un peuple si on reste indifférent au sien ? Pourquoi se passionner pour les identités “Autres” si on nie la sienne… ?

Il est, également, surprenant de défendre le droit du travail ou les services publics français – y compris son modèle universitaire – autres marques de l’identité nationale, lorsqu’ils sont mis en cause et, en même temps, combattre les principes sur lesquels reposent les notions de service public et d’exception culturelle à la Française.

Aujourd’hui, en France même, combien de communautés n’affirment-elles pas leur identité avec fierté, sans que nos pétitionnaires semblent y trouver à redire ? Fierté revendiquée des homosexuels lors des gay-pride, fierté d’être Noir ou Arabe, fierté d’être Marseillais ou Breton. Mais être fier d’être Français voilà l’inadmissible !

Pour notre part, nous voulons situer notre attachement à l’identité nationale dans la double filiation de Marc Bloch et de Vidal de la Blache. L’historien, fondateur des Annales, écrivait qu’en mai 1940, “sur les hommes qui en ont fait leur chant de ralliement, la Marseillaise n’avait pas cessé de souffler, d’une même haleine, le culte de la patrie et l’exécration des tyrans. (…) Je n’ai jamais cru qu’aimer sa patrie empêchât d’aimer ses enfants ; je n’aperçois point davantage que l’internationalisme de l’esprit ou de la classe soit irréconciliable avec le culte de la patrie ” (L’étrange défaite, examen de conscience d’un Français). Le géographe, auteur du Tableau géographique de la France notait que “le mot qui caractérise le mieux la France est variété” et poursuivait : “La France oppose aux diversités qui l’assiègent et la pénètrent sa force d’assimilation. Elle transforme ce qu’elle reçoit. Les contrastes s’y atténuent ; les invasions s’y éteignent. Il semble qu’il y a quelque chose en elle qui amortit les angles et adoucit les contours”.

L’État ne devrait-il jouer aucun rôle dans la construction de l’identité nationale ? En réalité, dans ce domaine, l’État a toujours joué un rôle majeur, notamment :
-  par la définition de l’espace de l’identité nationale avec la création des frontières de la nation française ;
-  par l’imposition progressive, à partir de l’ordonnance royale de Villers-Cotteret (25 août 1539), d’une langue nationale, qui n’est pas seulement une façon de parler mais aussi une façon de penser ;
-  par la construction d’une administration centralisée luttant contre les particularismes locaux ou provinciaux, des premiers âges de l’absolutisme royal à l’administration préfectorale ;
-  par l’autonomisation croissante de l’État et de la société civile vis-à-vis des Églises, de la Renaissance à la loi de séparation de 1905, qui fait qu’aujourd’hui la laïcité constitue un des fondements de notre identité nationale ;
-  par l’instauration d’une Instruction publique, dotée de programmes nationaux, et dont l’une des ambitions majeures était d’amener tous les écoliers, quelles que soient leurs origines sociales ou géographiques, à devenir des citoyens français et à en concevoir de la fierté ;
-  par l’égalité de tous devant une justice commune ;
-  par la distinction de plus en plus nette opérée entre Français et Étrangers, à partir du milieu du XIXe siècle, processus qui s’est accompagné par la définition des conditions d’accès de ces derniers à la nationalité française, notamment par la loi du 26 juin 1889.

Certes, l’État n’a jamais été le seul acteur de cette construction. Français et immigrés installés sur le territoire national y ont pris leur part, individuellement ou collectivement, notamment lors des révolutions, des révoltes et des mouvements sociaux : le suffrage universel, le droit du travail, le droit à la santé, etc. tout cela, qui constitue aussi des éléments de notre identité nationale, en est aussi le fruit. Sans leurs luttes, le droit de vote des femmes n’aurait pas fini par s’imposer, tout comme le droit à la contraception et à l’avortement.

Si l’identité nationale est une construction historique faite de synthèse, elle repose d’abord sur un héritage, sur la « possession d’un riche legs de souvenirs » (Ernest Renan). Dans L’identité de la France, Fernand Braudel écrit qu’une « nation ne peut être qu’au prix de se chercher elle-même sans fin, de se transformer dans le sens de son évolution logique, de s’opposer à autrui, de s’identifier au meilleur, à l’essentiel de soi (…) toute identité nationale implique, forcément, une certaine unité nationale ».

Loin d’être le résultat d’un processus spontané, l’identité nationale est un produit historique, c’est-à-dire une réalité construite par l’histoire et ancrée dans l’histoire. Dès lors, l’intégration des nouveaux arrivants au sein de la Nation a toujours constitué un défi : défi pour la Nation d’accueil qui doit intégrer des immigrés dont la culture, les coutumes, les valeurs spirituelles lui sont plus ou moins étrangères. Défi pour les immigrés qui doivent assimiler les valeurs de la Nation au sein de laquelle ils aspirent à vivre, ce qui signifie abandon d’une partie de leur propre identité. Il est indiscutable que les immigrés, à quelque période que ce soit, ont enrichi la France, par leur travail comme par leurs apports culturels. Mais il est tout aussi indiscutable qu’ils ont été progressivement conduits, voire contraints, de se fondre dans la société française, de devenir des Français.

N’est-ce pas Claude Lévi-Strauss qui écrivait « aux XVIIIe et XIXe siècles, (le) système de valeurs (de la France) représentait pour l’Europe et au-delà, un pôle d’attraction. L’assimilation des immigrés ne posait pas de problème. Il n’y en aurait pas davantage aujourd’hui si, dès l’école primaire et après, notre système de valeurs apparaissait à tous aussi solide, aussi vivant que par le passé (…) Si les sociétés occidentales ne sont pas capables de conserver ou de susciter des valeurs intellectuelles et morales assez puissantes pour attirer des gens venus du dehors et pour qu’ils souhaitent les adopter, alors, sans doute, il y a sujet de s’alarmer ».

« La synthèse des pluralismes et de la diversité des populations », chère à nos pétitionnaires ne relève donc pas d’un processus de fusion, elle ne constitue pas un alliage à égalité de proportion, mais un processus d’assimilation, tout à la fois contrainte et acceptée, dans un espace à la fois géographique, politique et mental, qu’on appelle la nation française. Une assimilation qui entraîne l’acceptation de normes et de règles qui s’imposent à tous, aux « vieux » Français, comme au nouveaux et à ceux qui aspirent à le devenir.

C’est cela qui constitue les « traditions démocratiques françaises » : la possibilité pour chacun de devenir citoyen du pays qui l’accueille, dès lors qu’il en adopte les principes fondamentaux et qu’il en accepte les règles.

Par conséquent, ce que souhaitent les pétitionnaires, dans leur appel au président de la République, ne relève pas des « traditions démocratiques françaises » qu’ils invoquent, mais, bien au contraire, leur tourne le dos : leur revendication conduit à ce que la République renonce à sa tradition assimilatrice au profit d’un multiculturalisme et d’un communautarisme destructeurs des valeurs universelles dont notre pays se veut le porteur.

Ce débat sur l’identité nationale montre que la République est, aujourd’hui, à une croisée des chemins. Deux voies sont proposées. La première, dans la perpétuation des « traditions démocratiques françaises », entend maintenir la République dans ses valeurs universelles, une République une et indivisible, laïque, composée de citoyens égaux en droits et en devoirs, assurant l’égalité des hommes et des femmes, etc. quitte à lutter pour que les réalités se rapprochent chaque jour un peu plus de cet idéal.

L’autre voie, qu’esquisse le texte de la pétition, jusque dans le vague de sa formulation, suggère d’abandonner l’universalisme républicain au profit d’une République de la cohabitation, du voisinage entre communautés, chacune disposant de ses valeurs, de ses normes, de son droit et de ses représentants.

Mais il convient alors, d’aller jusqu’au terme du projet. Dans cette « synthèse » qu’ils appellent de leurs vœux, jusqu’où les pétitionnaires poussent-ils le compromis ? Jusqu’où acceptent-ils que la France reconnaisse et accorde une place aux valeurs « du pluralisme » et à la « diversité des populations » ? Veulent-ils abandonner le Français comme langue nationale pour un multilinguisme ? Appellent-ils à une refonte des règles de la laïcité et de la loi de 1905 ? Renoncent-ils, au moins pour certaines populations françaises ou résidants en France, au principe de l’égalité entre les hommes et les femmes, en matière d’éducation, d’héritage, de droits au sein de la famille ? Acceptent-ils le droit à la polygamie ? Veulent-ils restreindre le champ du droit à la contraception et à l’avortement ? Veulent-ils légaliser l’excision et l’infibulation ?

Caricatures de notre part ? La notion de synthèse conduit pourtant bien à accepter certaines des valeurs de ceux qu’on veut intégrer et donc à renoncer à certaines de nos propres valeurs. Qu’est-ce qui, dès lors, est acceptable et ne l’est pas ? En fonction de quels critères objectifs ?

Il est trop commode, en effet, de rester au niveau des bons sentiments et de ne pas indiquer la portée pratique de ses positions de principes, surtout lorsqu’on engage une action politique, sous forme de pétition.

Daniel Lefeuvre est professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris VIII-Saint-Denis

Michel Renard est professeur de lycée, historien.


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