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Je me souviens d’Armand Gatti
Par Jacques Barbarin

Je me souviens que tu es né en 1924 à Monaco. Tiens, à Monaco, comme Léo Ferré. Comme Léo, tu te revêtais de noir. Comme Léo, t’étais anar. « Peut-être qu’à Monaco on ne les comprend pas » [1]. Je me souviens que tu étais le fils d’un anarchiste italien et d’une piémontaise. Le Piémont, patrie de Bartolomeo Vanzetti.

Je me souviens qu’en 1941, tu es exclu du petit séminaire et que tu entres en première au lycée de Monaco. Tu écris une épopée signée Lermontov où tu te moques de tes professeurs, ce qui entraîne ton exclusion le 14 juin.

Je me souviens qu’en 1943, tu es arrêté à Tarnac, emprisonné à Tulle, puis transféré à Bordeaux où tu es travailleur forcé à la construction de la base sous-marine. Transféré à Hambourg, à l’entreprise Lindemann, tu t’en évades et rejoins en Corrèze l’un des nombreux maquis dépendant de Georges Guingoin (il est surnommé « Jo Grand » et le « Préfet du Maquis »).

Je me souviens qu’en 1944 et 1945, tu es parachutiste à Londres dans le Spécial Air Service (SAS) et participes à la bataille de Hollande. Renvoyé dans tes foyers le 1er novembre 1945, tu passes la nuit de Noël avec Philippe Soupault, présenté par un ami parachutiste.

Je me souviens que celui-ci consacre quelques pages au « jeune homme » dans son Journal d’un fantôme : « Nous parlons de Rimbaud, de Lautréamont. (...) Ses jugements sont justes, parfois sévères lorsque les poètes l’ont déçu. (...) Ah ! Henri Michaux, dit-il, Michaux, lui il est bien ! ».
Je me souviens qu’en 1950 et 1951, tu réalises des reportages sur des sujets variés : spiritisme, justice pauvreté, collaboration, exploitation de la main-d’œuvre en Martinique ...

Je me souviens que fin 1951, tu pars pour l’Algérie où tu rencontres Kateb Yacine [2]. Tu lui as consacré un film, « Le poète aux trois langues ».

Je me souviens qu’en 1953, tu assistes au procès d’Oradour-sur-Glane. « La Justice militaire », article publié dans Esprit, dénonce l’acquittement d’un capitaine de gendarmerie « coupable d’avoir fait passer de vie à trépas quelques maquisards ».

Je me souviens qu’en 1965 tu écris le scénario de L’Affiche rouge, ce qui occasionne des rencontres avec de nombreuses organisations d’anciens Résistants, ainsi qu’avec Mélinée Manouchian [3] et Arsène Tchakarian [4]. Le sujet sera traité, plus de dix ans après, avec La Première Lettre, série de six films.

Je me souviens que tu te mets à écrire du théâtre fin des années 1950 et que c’est Jean Vilar qui va te faire connaître. En effet, celui-ci décide de monter Le Crapaud-Buffle en 1959 au TNP.
Je me souviens que la représentation du Crapaud-Buffle est un scandale. Les critiques sont assassines, envers Vilar autant que vis-à-vis de toi. À cette époque tu es plus sensible aux critiques, c’est le soutien de Vilar qui va te maintenir dans la voie du théâtre.

Je me souviens qu’entre « Le poisson noir » (1958) et « Possibilité de la symétrie virtuelle se cherchant à travers les mathématiques selon les groupes de la dernière nuit d’Évariste Galois » (2012), tu auras écris 37 œuvres théâtrales.

Je me souviens que tu ne fais pas de théâtre dans l’objectif de représentations car tu rejettes violemment l’idée du spectateur-consommateur, le résultat n’est donc pas l’important.
Je me souviens que, pour toi, l’essentiel c’est le travail en lui-même, le Work in Progress qui passe par l’apprentissage du son, du corps, de la musique et surtout de la pensée et du verbe ; « c’est la confrontation de l’individu et du texte ».

Je me souviens qu’à partir des années 1970/1980, tu commences tes expériences de créations et d’écritures théâtrales. Elles font intégralement partie du travail que tu élabores avec les loulous des villes de France que tu traverses.

Je me souviens que dans ces expériences avec les loulous, tu veux retrouver « les mots et le langage qui permettent d’affronter le monde ». Tu ne choisis pas toi-même les loulous, ce sont des organismes sociaux qui se chargent des annonces et le seul critère est la motivation, celle de faire du théâtre.

Je me souviens qu’avec eux et ton groupe de travail, La Parole Errante, tu explore tes pièces, pendant plusieurs mois, afin que ces « exclus » retrouvent un langage et une parole qui leur sont propres, pour s’armer contre l’humiliation que leur impose la société. Le théâtre doit être « l’université du pauvre ».

Je me souviens que La Parole errante est aussi le titre d’un de tes ouvrages, un texte de 1760 pages à caractère autobiographique, mais aussi un récit de la traversée du XXe siècle, dont l’auteur entreprend l’écriture en 1980 et qu’il écrit et réécrit jusqu’en 1999, où il sera publié par les éditions Verdier qui, au demeurant, ont édité la plupart de tous tes écrits.

Je me souviens que tu as eu le prix Albert Londres [5] en 1954, le prix de la critique au festival de Cannes et le prix de la mise en scène au festival de Moscou pour « L’Enclos » (1951), le prix Jean Delmas de la revue Jeune Cinéma et le prix du meilleur film de l’année au Festival de Londres pour « Nous étions tous des noms d’arbres » (1982), la médaille de vermeil Picasso attribuée par l’UNESCO pour sa contribution exceptionnelle au développement du théâtre de notre temps (mai 1994), ainsi que divers hochets (chevalier de la légion d’honneur, commandeur des arts et des lettres…)
Je me souviens avoir croisé ton chemin par trois fois, une en Avignon et deux à Marseille, donc le Sud.

En Avignon, c’était pour une présentation au Musée Lapidaire de ta pièce « Les empereurs aux ombrelles trouées », en 1991. A Marseille, c’était pour une interview, à la friche de la belle de Mai, pendant les répétitions de ta pièce « Marseille Adam quoi ? » avec les loulous des quartiers nord, en 1993.

Et, en 2003, à Marseille, c’était pour le départ de la seconde édition de l’ « Odyssée pour la paix » sous l’égide de l’Institut International du Théâtre Méditerranéen [6] . D’une tourelle du porte-hélicoptère roumain Le Constanza, transformé en bateau pour la paix, tu déclamais ton dernier poème, Les Cinq noms de résistance Georges Guingoin. [7] Tu jetais chacun des feuillets que tu venais de lire, le vent les emportait, sur le quai J4 du port de la Joliette où le Constanza était amarré, des enfants les ramassaient.

Je me souviens que tu es parti pour le royaume de la parole errante le 6 avril 2017.
Je me souviens que ton nom était, est, sera pour toujours Armand Gatti, de ton vrai prénom Dante Sauveur. Dante, comme le fils de Nicolas Sacco.

Article original paru sur https://ciaovivalaculture.com

Notes :

[1« Détournement » de la chanson de Léo Ferré, « Les anarchistes » : Peut-être qu’en Espagne on ne les comprend pas… »

[2Romancier et dramaturge visionnaire (1929-1989) considéré grâce à son roman Nedjma comme le fondateur de la littérature algérienne moderne, Kateb Yacine était avant tout un poète rebelle. Il reste aussi l’une des figures les plus importantes et révélatrices de l’histoire franco-algérienne.

[3La justice viendra sur nos pas triomphants/ Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline/ et je te dis de vivre et d’avoir un enfant (Strophe pour se souvenir, de Louis Aragon, chanté par Léo Ferré sous le titre l’Affiche rouge).

[4Arsène Tchakarian né en 1916 est un résistant membre des FTP – MOI dirigé par Missak Manouchian, élevé au grade de commandeur de la Légion d’Honneur le 14 avril 2017.

[5Le prix Albert-Londres, créé en 1932, couronne chaque année, à la date anniversaire de la mort d’Albert Londres, le meilleur « Grand Reporter de la presse écrite ».

[6Voir article Qu’est-ce que l’Institut International de Théâtre Méditerranéen ?

[7Début du poème : Pour les cinq noms de guerre de Georges Guingouin/c’est s’illuminer de destins d’étoiles/ pronomalisés : je, tu, nous, vous, ils, elles/Destins que nous ne pouvons que retrouver/ lorsque sur les cartes de gendarmerie/les forêts/ deviennent le mot « maquis » (Edition Le bruit des autres).


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