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"Il est tout aussi facile de tuer au nom des droits de l’homme qu’au nom de Dieu !"
Entretien avec Tzvetan Todorov

Dans Goya à l’ombre des Lumières, Tzvetan Todorov décrypte l’oeuvre du peintre espagnol.

La peinture pense-t-elle ? Peut-on lire une toile comme un traité politique ou philosophique ? Telles sont les questions posées par le penseur Tzvetan Todorov dans son nouvel essai, Goya à l’ombre des Lumières. Pour lui, le peintre espagnol est l’un des plus grands analystes de son temps, et le commentateur visionnaire de la face obscure des Lumières. Explications.

Pourquoi chercher à déchiffrer la pensée de Goya à travers son oeuvre ?

Les images, depuis la plus haute Antiquité, sont porteuses de sens ! Il me paraît donc tout naturel de s’interroger sur leur signification. C’est d’autant plus facile dans le cas de Goya qu’il a mis des légendes (ironiques, drôles, paradoxales...) à toutes ses gravures et à bon nombre de ses dessins. Textes et images ont vraiment été conçus dans un même mouvement. Et surtout, au contact des oeuvres de Goya, j’ai eu le sentiment d’être confronté à l’un des esprits les plus lucides de toute cette époque marquée par l’impact des idées des Lumières et de la Révolution. Si ces idées trouvèrent un écho immédiat en Espagne, et notamment dans les milieux que fréquentait Goya, sa réaction a été l’une des plus intenses et révélatrices. Il ne participe pas à certaines illusions des Lumières parce qu’il regarde avec une extrême vigilance ce qui se passe autour de lui.

Il soupçonne l’échec des Lumières ?

Disons plutôt qu’il en voit la face sombre. Certes, il approuve le combat des Lumières contre les superstitions, les illusions, l’ignorance, etc. Mais il comprend aussi que la tentation du bien peut être parfois plus dangereuse que celle du mal ! Les évènements de son temps montrent qu’il ne suffit pas de se réclamer de la raison et d’idéaux tels que l’égalité ou la fraternité pour que votre conduite y corresponde. Les Lumières mettaient en doute la pertinence du socle de croyances sur lequel les peuples vivaient depuis des siècles. Cet ébranlement était porteur d’un espoir : l’homme pourrait chercher lui-même son Salut, au lieu de l’attendre de Dieu et de la Providence. Les Révolutionnaires français ont espéré atteindre cet idéal. Mais Goya est le témoin de l’occupation napoléonienne en Espagne. Il voit bien que cette armée auréolée des idéaux des Lumières et de la Révolution, saluée par une partie de ses amis éclairés, amène la guerre, la répression, la violence. Il découvre qu’il est tout aussi facile de tuer au nom des droits de l’homme qu’au nom de Dieu ! Il parvient à cette révélation en un laps de temps très court, alors qu’il aura fallu trente ou quarante ans aux Français pour que cette déception se produise, un peu comme l’a décrit Stendhal. Or c’est une découverte très grave, suffisante pour plonger dans un pessimisme profond... Pourtant, Goya ne renoncera pas pour autant à en appeler à la justice, à la liberté, à la raison. Ces idéaux restent les siens.

Nous aide-t-il à déchiffrer les grands désastres de l’histoire moderne ?

Je suis toujours frappé, c’est vrai, de voir à quel point ses images semblent destinées à illustrer des évènements survenus après lui. Il a tout vu ! Le dessin intitulé Le Chemin de l’enfer, où des êtres humains sont poussés vers des flammes, donne ainsi le sentiment d’une prémonition effrayante. On ne peut pas ne pas penser aux fours crématoires... Face à la gravure Les Ravages de la guerre, qui représente l’instant qui suit l’explosion d’un boulet de canon, on songe immédiatement au Guernica de Picasso. C’est comme s’il voyait déjà dans l’amoncellement de cadavres les effets de cette folie qui s’empare parfois de nous. Ses scènes de torture nous rappellent les photos prises à Abou Ghraib. Je pense à cette image d’un soldat français à côté duquel on entrevoit un pendu. Ce qui frappe, c’est son visage tranquille, comme nous frappait avant tout le sourire de ces jeunes Américains qui montraient, béats, les effets de la torture sur les corps humains empilés. Sans aucune sentimentalité, sans aucun souci du mélodramatique, Goya est visionnaire. Il ne nous demande pas de pleurer, mais de devenir lucides.

Pour vous opposer à une intervention militaire en Libye, vous en avez d’ailleurs appelé à cette leçon de Goya : il n’y a pas de guerre propre...

Goya est très salutaire de ce point de vue, parce qu’il nous rappelle que derrière les magnifiques slogans qui peuvent nous enflammer à l’occasion, il y a une réalité, celle de la guerre, dont il montre l’aspect hideux. Il s’agit non d’annihiler tout élan vers le bien ou vers autrui, mais de comprendre la réalité hideuse qui peut en résulter, celle des missiles, des fusillades, des explosions... Face à ce prix très lourd, il faut hésiter longuement, et toujours se demander s’il n’existe pas un autre moyen pour parvenir aux mêmes fins. C’est d’autant plus important à notre époque que depuis vingt ans, nous sommes pris par un élan messianique qui consiste à croire qu’on peut apporter la démocratie et les droits de l’homme en les imposant par la force ! C’est un projet qui me laisse profondément dubitatif...

Goya refuse d’esthétiser l’horreur. Et pourtant, nous ne pouvons voir ses oeuvres sans être séduits par leur beauté...

Le malentendu est inévitable, puisque lorsque nous sommes confrontés aux oeuvres de Goya, nous ne pouvons nous empêcher de les admirer. Dans mon livre, j’essaie pourtant de rappeler que Goya ne recherchait pas la beauté, mais la vérité. Pour lui, la peinture était une forme de connaissance : celle de la vérité intérieure, mais aussi du monde extérieur. Aujourd’hui, c’est vrai, nous allons au musée pour admirer ses oeuvres. Mais je crois qu’il ne se laisse pas totalement enfermer dans l’esthétisme. La preuve, c’est qu’on utilise souvent ses images pour illustrer les catastrophes du passé ou du présent. J’ai récemment vu son Colosse en couverture d’un livre contemporain sur la guerre totale. Ses images n’ont pas perdu leur force d’interpellation. Je crois ne pas être le seul à me demander ce qu’il a voulu dire.

Il comptait sur cette relecture par la postérité, non ?

En tout cas, il est à ma connaissance le seul peintre dont on ait découvert les oeuvres les plus importantes - ou du moins celles qui nous touchent le plus aujourd’hui - après sa mort. Beaucoup de ses dessins sont destinés à un usage privé, sans pour autant être de simples travaux préparatoires à des tableaux, comme chez d’autres peintres. Il écrit des légendes, et il les réunit en albums en les numérotant dans l’ordre qui lui paraît le plus judicieux... En somme, il les prépare pour la perception par autrui, mais il ne les montre à personne. Sa première série de gravures, les "Caprices", avait certes été exécutée pour être vendue. Mais face aux réactions mitigées que ces images suscitent, il les retire de la circulation au bout de quinze jours ! Et il garde par devers lui sa deuxième série de gravures, les "Désastres de la guerre". Sans doute parce qu’il y présente ce que j’appelle les désastres de la paix : les violences subies par la population espagnole lors de la restauration, quand l’Inquisition reprend du poil de la bête et recommence à opprimer. Cela rend son recueil impubliable. Le bouquet final ? Les "peintures noires", ces panneaux qui lui servent à décorer deux grandes pièces dans la maison qu’il vient de s’acheter, et qu’il ne montre à personne ! Il est stupéfiant de penser qu’il passe deux ans à couvrir ses murs de ce qui sera sans doute l’aboutissement de toute son oeuvre, et qu’ensuite il ferme la maison à clef et part à l’étranger sans que jamais personne ait vu ni commenté ces images... Et pourtant, il a une pensée pour le spectateur futur. Comme s’il enfermait son oeuvre dans une bouteille et l’envoyait à la mer, avec l’espoir que quelque temps plus tard, cette bouteille atteignant un rivage favorable, son message serait déchiffré. Cela se produira quarante ans après sa mort, au moment où l’on commence à publier les "Désastres de la guerre", à découvrir les peintures noires et à les transposer sur des toiles pour les accrocher dans des musées.

Annonce-t-il une nouvelle conception de l’individu ?

Incontestablement. Goya opère une révolution au sens où il montre les choses selon sa perception. Ce n’est plus le monde tel qu’il est, mais tel que l’artiste le voit. Dans la seconde moitié du siècle, les impressionnistes généraliseront cette découverte en décomposant l’image. Goya a déjà pleinement atteint cette vision selon laquelle toute perception est individuelle. C’est un kantien, qui ne pense plus que nous pouvons avoir accès au monde en soi, mais seulement au monde tel qu’il se présente pour nous. Toutes ces découvertes picturales et philosophiques ne l’amènent pas pour autant à une dispersion post-moderne qui ferait que chacun s’exprime dans un idiome qui lui est propre. Il a le souci d’un idiome commun, reconnu par la perception traditionnelle. Nous voyons les viols, les gestes, les êtres humains, les cadavres et nous savons de quoi il s’agit. Plus tard, on versera dans un renoncement au monde commun qui menacera l’art contemporain de perte de sens : on se doute que l’artiste exprime quelque chose, mais on ne comprend pas quoi, à moins qu’il ne fournisse une notice explicative... Goya est en deçà de cette dispersion totale du sens. Sa vision est individuelle, mais elle reste accessible à l’interprétation de chacun. C’est une leçon, y compris pour la peinture d’aujourd’hui. Pour être un enfant de Goya, un artiste devrait chercher cet équilibre. Pour produire un message individuel adressé universellement, il lui faudrait créer à la fois sans reproduire servilement le réel et sans se contenter d’exprimer une individualité infiniment différente.

Propos recueillis par Sophie Pujas

Goya à l’ombre des Lumières, Tzvetan Todorov, Flammarion, 319 p., 22 euros.


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