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Idéologie : la gauche sur la sellette
Jérôme Anciberro commente Le complexe d’Orphée, de Jean-Claude Michéa et La gauche à l’épreuve (1968-2011), de Jean-Pierre Le Goff

La campagne des primaires socialistes a redonné des espoirs à une gauche qui se sent revivre. Mais celle-ci continue d’essuyer des critiques de fond, en particulier de la part d’intellectuels engagés qui remettent en cause certains de ses présupposés historiques. C’est le cas du philosophe Jean-Claude Michéa ou du sociologue Jean-Pierre Le Goff.

Un vrai succès. Les commentaires sont quasi unanimes : les débats qui ont ponctué la primaire socialiste ont intéressé les Français. Des arguments et des idées ont été échangés ; les différents candidats ont su marquer, parfois fermement, leurs différences sans pour autant se déchirer. Viril, mais correct, dirait-on au rugby. Une dynamique a été lancée.

En route, donc, vers de nouvelles aventures. En attendant, quelques mauvais coucheurs continuent de maugréer ou de rigoler doucement et cassent un peu l’ambiance. Parmi eux, des intellectuels comme le philosophe Jean-Claude Michéa, qui vient de publier Le Complexe d’Orphée (Climats), ou le sociologue Jean-Pierre Le Goff, avec La Gauche à l’épreuve, 1968-2011 (Tempus).

PARALYSIE

Membre du PCF dans les années 1970, Jean-Claude Michéa se revendique volontiers du socialisme, mais au sens qu’avait ce mot au XIXe siècle sous la plume d’un Proudhon ou d’un Pierre Leroux. Jean-Pierre Le Goff, qui est passé par la militance gauchiste, s’inscrit quant à lui dans une tradition républicaine plus classique.

En dépit de cet ancrage politique et philosophique, une bonne partie, voire l’essentiel, de l’argumentaire critique proposé par ces auteurs semble aujourd’hui remettre en cause des notions généralement considérées comme structurant l’identité de la gauche, tels que le progrès, la modernité, voire l’émancipation individuelle…

Cela peut agacer, voire inquiéter. La tentation est grande de les classer définitivement dans la catégorie des « réacs ». C’est d’ailleurs ce que font sans état d’âme certains de leurs lecteurs de gauche.

Le dernier livre de Jean-Claude Michéa a ainsi eu droit récemment à une exécution en règle dans les colonnes du Monde [1] par le sociologue Luc Boltanski, lequel n’a pas hésité à évoquer le pétainisme pour mieux dénoncer les risques d’une pensée qu’il juge par ailleurs simpliste.

Chacun à sa manière – Michéa manie avec brio l’ironie et le sarcasme, Le Goff a le ton bien plus grave – ces deux auteurs revendiquent le droit de « penser là où ça fait mal ». Contemplant le champ de ruines idéologique dans lequel se meut la gauche et son incapacité à proposer une alternative crédible à la violence libérale dominante, ils s’attachent à analyser les mécanismes qui ont conduit à cette paralysie théorique et politique.

COMMON DECENCY

Pour Jean-Claude Michéa, qui s’inspire entre autres des analyses de l’écrivain George Orwell (1903-1950), une des causes de cette dé­composition tiendrait à ce qu’il appelle la « religion du progrès » :

« Le tabou fondateur de toute pensée de gauche (très différente de l’ancien socialisme ouvrier et populaire, dont les rapports au monde pré­capitaliste – ou même à l’univers familial – étaient autrement plus dialectiques) est donc bien cette interdiction religieuse de regarder en ar­rière ou, a fortiori, d’accorder le moindre intérêt à la recherche du temps perdu et à l’expérience historique des civilisations antérieures. Interdiction qui suffit amplement à expliquer, au passage, que la pente idéologique naturelle des mouvements de gauche et d’extrême gauche […] ne puisse être, partout et toujours, que la surenchère mimétique et la fuite en avant. »

La gauche souffrirait du « complexe d’Orphée ». On connaît l’histoire de ce personnage de la mythologie grecque : ayant perdu sa femme Eurydice, mordue par un serpent, il descend chez les morts pour aller la rechercher, et amadoue grâce à son talent musical Hadès, le dieu des enfers. Celui-ci l’autorise à repartir avec sa femme, mais à une condition : ne pas se retourner vers l’objet de son amour avant de se retrouver sous la lumière du soleil.

Malheureusement, Orphée se retourne trop tôt et Eurydice retourne au pays des ombres. Ne pas se retourner, aller de l’avant de peur de perdre l’essentiel : telle serait donc l’attitude fondamentale de la gauche moderne. Quitte à ne plus trop savoir ce qu’est cet « essentiel » qu’on prétend préserver et à se couper d’un certain sens commun populaire, ce que George Orwell appelait la common decency, c’est-à-dire cette capacité à sentir « ce qui se fait et ce qui ne se fait pas ».

C’est ainsi que l’on peut désormais, comme Dominique Strauss-Kahn ou Pascal Lamy, adhérer au parti socialiste tout en prêchant les vertus de la mondialisation libérale. Celle-ci pose encore quelques problèmes ? Soit. Mais le mieux est forcément à venir. Autant, donc, accélérer sa venue en s’inscrivant dans le mouvement, en « rattrapant notre retard », quitte à aménager un peu les choses en les régulant.

CAMP DU BIEN

Petit à petit, l’idée de modernisation se substitue à celle, jugée ringarde ou dangereuse, d’émancipation sociale. Y compris, d’ail­leurs, pour une bonne partie de la gauche dite radicale, prompte à dénoncer les ravages du capitalisme financier, mais en première ligne dans la promotion d’une modernité culturelle dégagée de tout archaïsme moral.

Car libéralisme économique et libéralisme culturel sont pour Michéa les deux faces d’une même médaille : en prônant l’innovation permanente et la libération des anciens « carcans » et « préjugés » familiaux, locaux, culturels ou religieux, la gauche culturelle prépare le terrain aux marchands, qui se retrouvent enfin face à une masse d’individus livrés à des désirs qu’ils ne savent plus maîtriser mais que la grande machine libérale sait parfaitement renouveler et manipuler.

Autre cause de la paralysie théorique et pratique de la gauche, cette fois mise en avant par Jean-Pierre Le Goff : son moralisme paradoxal et la conviction d’incarner le camp du Bien, ce qui ne va pourtant pas de soi, même si la droite sarkozyenne a tout fait ces dernières années pour réussir à incarner le Mal aux yeux du « peuple de gauche ». Or, affirme Jean-Pierre Le Goff, « pas plus que le peuple, la morale n’est la propriété d’un camp. » En témoigne l’affaire DSK et ses suites.

« L’invocation du populisme, le rejet de l’égalitarisme et de la démagogie ne peuvent servir à masquer le fossé existant : pour l’immense majorité des citoyens ordinaires, les sommes étalées et le mode de vie d’une partie des élites concernées sont tout simplement inimaginables. […] « Ils se croient tout permis ». Cette réflexion partagée par de nombreux citoyens témoigne d’un sens commun que le spectacle médiatique avait tendance à faire oublier. »

CONFUSION

Petit à petit, en dépits des slogans et des formules électorales, le clivage droite/gauche a fini par s’estomper. « Dans le même temps où elle opérait un tournant économique libéral non assumé dans les années 1980, le foyer de la critique se déplaçait de la question sociale vers celle des mœurs, de l’éducation, de la culture « bourgeoise » et de leurs oripeaux.

La gauche s’est ainsi propulsée à l’avant-garde d’une révolution sur les plans de la culture et des mœurs avant d’être rejointe plus tardivement par une droite qui s’est voulue à son tour moderne dans tous les domaines. Il en est résulté une fracture sociale et culturelle et un débat public marqué par la confusion, tandis que le chômage de masse continuait de produire ses effets de déstructuration anthropologique et sociale. »

On le voit : s’ils ne partagent pas exactement les mêmes idées ni les mêmes passions, Jean-Claude Michéa et Jean-Pierre Le Goff posent des questions de fond auxquelles la gauche devra forcément finir par répondre un jour ou l’autre. Même si cela ne se fera pas forcément en période électorale et encore moins lors de « débats citoyens » télévisés.

La gauche à l’épreuve (1968-2011), Jean-Pierre Le Goff, Tempus, 288 p., 8,50 €

Le complexe d’Orphée – La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès, Jean-Claude Michéa, Climats, 368 p., 20 €

Chronique parue dans Témoignage Chrétien du 30 octobre 2011

Notes :

[1« Michéa, c’est tout bête », Le Monde, 6 octobre 2011


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