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Humeur noire de Bashung
Par Luc Vigier

Alain Bashung m’est entré dans le ventre par L’Imprudence. Auparavant rien qui parlât, rien qui chantât mais c’était de ma part isolement, erreur, éloignement, mauvais choix. Il y avait eu Madame rêve, Malaxe (l’émotion brute de la voix, Et du haut de nous deux on a vu...), Ma petite entreprise, mais le coup au ventre vint par L’Imprudence. C’est évidemment une oeuvre (pas un piège éditorial, un concept marketing ou ce qu’on s’obstine à nous donner comme un "univers") un recueillement dense de la voix et de textes aux vers coupés, versets démontés. Ainsi ce qui aurait pu s’étirer
tu perds ton temps à mariner dans ses yeux tu perds ton sang
s’entendait :
tu perds ton temps
à mariner
dans ses yeux
tu perds ton sang
suivant l’inquiétude du souffle, au profit de la suspension de la rime et du rythme, du vol, de la pensée, une sombre forme morale ouverte sur l’abîme. Le rocker dandy des années quatre-vingt dix, adossé à une fascinante guitariste aux seins nus sous son gilet de cuir, le déjanté luxueux filant lourdement la métaphore des chevaux du désir au centre de l’arène égotiste se déployait ici lentement, les épaules immenses, une main posée sur Fauque, l’autre bientôt sur Roussel, l’oeil sur l’autre géant, Manset. Il y avait pourtant eu une autre surprise, celle d’une nouvelle écoute dans On connaît la chanson d’Alain Resnais, avec cette autorité du cinéma, Vertige de l’amour dans la bouche de Dussolier, et j’avais enfin entendu la qualité musicale, et puis l’oubli. J’écoutais autre chose. Avec L’Imprudence, il y avait désormais cette oeuvre opérale, où hérissée de douleurs, de zones stratifiées de la mémoire, de ravins sombres, d’abîmes et de rêves, l’âme tout entière du vieux mage vibrait. La brièveté, le ciselage, et puis l’expansion musicale et, en concert, les fonds mobiles, les films d’ombres, de paysages, le dessin. L’évolution de la silhouette sur scène, appuyée, graphique, secouée parfois de mouvements de danse étonnants mais très brefs, tendait depuis un moment à faire de Bashung l’ombre discrète d’un maître, d’un initiateur, du grand alchimiste : "Faites monter", celui qui mélange, qui malaxe imprudemment et observe,non sans surprise, l’étape de la sublimation :
dans ma cornue
j’y ai versé
six gouttes de ciguë
un peu d’espoir
ça d’épaisseur
et j’ai touillé

L’amour partout, la présence à peine supportable du souvenir des corps étreints, la mémoire joyeuse, endeuillée, les désillusions entassées ("je vous déteste tous", Samuel Hall), la remontée vers les traumas de l’enfance (les siens, ceux des autres, pris sur les épaules), le désir ou ce qu’il en reste, tout en effet se mélange et se croise en point nodal des images, des scénographies intérieures. L’Imprudence émerge d’une imprégnation onirique, cinématographique, picturale, dont on trouve comme la cristallisation dans la reprise de Vénus ( Là un dard venimeux / Là un socle trompeur). Pas certain que ces deux oeuvres soient, moralement parlant, philosophiquement si l’on veut, d’un grand optimisme. On plonge dès la pochette (j’allais dire la couverture) de L’Imprudence dans l’encre opaque de l’humeur noire, son pétrole, sa terre, ses feuilles, ses arbres, qui envahissent le corps de l’homme, lui splendide évidemment, Oscar Wilde incrusté sur fond d’humus, le visage sans lunettes, habité pourtant par la nuit oculaire.

16 mars 2009


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