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Diderot : un écrivain et philosophe encore méconnu à la différence de ses contemporains Voltaire ou Rousseau
Par Marie Leca-Tsiomis

Marie Leca-Tsiomis, professeure de littérature, révèle toute la modernité de la pensée philosophique, politique et artistique de Diderot.

Pourquoi est-il important de célébrer nationalement le tricentenaire de Diderot aujourd’hui ?

Marie Leca-Tsiomis. Diderot a encore beaucoup à apporter à notre monde actuel, notamment par son rapport à la liberté, au savoir, au bonheur et à la justice. Et puis, c’est un écrivain et philosophe encore méconnu, qui n’a été largement découvert que dans la seconde partie du XXe siècle… à la différence de ses contemporains Voltaire ou Rousseau, par exemple ! En 1913, une campagne a même été menée contre la célébration de son bicentenaire, par l’Action française et des gens comme Barrès. Célébrer aujourd’hui son tricentenaire c’est donc aussi une façon de se souvenir qu’il y a moins d’un siècle, la reconnaissance de Diderot et de sa pensée était toujours un combat.

Justement, qu’a-t-il à dire à notre monde contemporain ? Quelle est sa modernité ?

Marie Leca-Tsiomis. À la fin de l’un de ses ouvrages, Éléments de physiologie, Diderot résume sa pensée en ces termes : « Il n’y a qu’une vertu, la justice, qu’un devoir, se rendre heureux ». L’homme doit se diriger vers autrui, c’est la vertu de justice, et vers soi, c’est le devoir de bonheur. Ce qui est important est que Diderot dit d’un même souffle ce souci d’autrui et ce souci de soi. Notre monde aujourd’hui érige le souci de soi en principe premier, c’est notamment un fondement de la consommation. Mais chez Diderot, ce souci de soi est lié à l’exercice de la justice. Il a bien là quelque chose à nous dire !

Il défend la laïcité avant la Révolution française ?

Oui, il n’est pas le seul de son époque d’ailleurs à refuser le dogme religieux, mais il est certainement celui qui a exprimé de la façon la plus claire que la morale n’a rien à voir avec la religion, et même, que la religion est contraire à la morale, puisqu’elle prône la résignation et le malheur dans l’espoir d’un au-delà rémunérateur. Grand dénonciateur de l’intolérance religieuse (voir son article du même nom dans l’Encyclopédie), Diderot voulait que la notion de Dieu soit bannie des lois, et prônait un code purement civil.

Est-ce dans ce même souci d’aider ses contemporains à se libérer de la religion pour mieux se tourner vers la recherche d’une existence terrestre heureuse que Diderot consacre vingt-cinq ans de sa vie à l’Encyclopédie ?

Oui, aussi. À l’époque, le savoir était essentiellement diffusé au travers des traités spécialisés et souvent accessibles aux seuls savants. Avec l’Encyclopédie, pour la première fois, un seul ouvrage réunit l’ensemble des savoirs existants, classés par ordre alphabétique. Pour composer ce dictionnaire encyclopédique, Diderot et d’Alembert, le célèbre géomètre, ont fait appel aux savants contemporains. Ainsi, l’Encyclopédie contient non seulement les savoirs anciens, mais aussi les plus récentes découvertes. Diderot lui-même y a écrit beaucoup d’articles, notamment de langue française, d’histoire de la philosophie, et de description des métiers : il est le premier homme de lettres à avoir considéré le travail humain, les gestes et la langue des métiers comme éminemment dignes d’intérêt. On lui doit un enrichissement exceptionnel du vocabulaire technique. J’ajoute qu’une de ses grandes préoccupations fut aussi que l’Encyclopédie soit écrite dans une langue claire, limpide, pour transmettre les connaissances à tous ceux qui les cherchent.

Diderot souhaitait-il armer ses contemporains par la connaissance ?

Indéniablement. Il écrivait que « le but d’une encyclopédie c’est de ramasser les connaissances éparses sur la surface de la Terre, […] afin que les travaux des siècles passés n’aient pas été des travaux inutiles pour les siècles à venir, et que nos neveux [nos descendants] devenant plus instruits deviennent en même temps plus vertueux et plus heureux ». Cette idée du bonheur liée à la vertu, au savoir, est omniprésente dans l’œuvre de Diderot. Secouer le joug religieux, se libérer aussi de la peur de la mort sont des armes premières.

Peut-on dire que Diderot avait une démarche progressiste ?

On le peut ! Un exemple : Catherine de Russie, le consultant sur la Constitution qu’elle préparait pour son pays, se demandait comment prévenir les révoltes des serfs. Diderot répondit : « Il y a un excellent moyen de prévenir la révolte des serfs contre leur maître : c’est qu’il n’y ait point de serf. » Autre exemple, celui de sa défense des femmes et de leur émancipation, loin des préjugés misogynes de nombre de ses contemporains : je signale qu’il fit donner une véritable éducation sexuelle à sa fille !

Diderot était contre l’esclavage et le colonialisme, il défendait la liberté, c’était l’un des prosateurs préférés de Marx… Diderot était-il révolutionnaire avant l’heure ?

Je n’emploierai pas ce terme, historiquement défini. Mais ce qui est sûr est qu’il s’éleva toute sa vie contre le double despotisme des prêtres et des souverains. Il soutint les « Insurgents » d’Amérique, écrivit contre la domination coloniale, appelant les populations soumises à prendre les armes contre leurs colonisateurs.

On voit combien Diderot a marqué son époque philosophiquement et politiquement, fait-il figure de novateur dans d’autres disciplines ?

Oui, c’est un immense écrivain, donc un immense artiste et un profond novateur tant dans le théâtre, que dans le roman. Nous n’avons pas fini aujourd’hui de puiser la force moderne des romans de Diderot, prenez par exemple Jacques le fataliste ! Il est aussi l’inventeur du théâtre contemporain : c’est lui qui crée ce qu’on appelle le drame, forme moderne par excellence, et il invente la scénographie, le quatrième mur, la gestuelle et les silences des acteurs, le tableau scénique. Il fut aussi, bien avant Baudelaire, le premier écrivain critique d’art (peinture, sculpture). Féru de mathématiques, mais aussi de cette science alors toute neuve, la chimie, il en rédige d’ailleurs un des premiers traités. Si l’œuvre de Diderot est polymorphe, son écriture multiple, c’est qu’il eut l’appétit insatiable de toutes les capacités de l’espèce humaine, de ses arts, ses sciences, de ses progrès et de ses découvertes.

Marie Leca-Tsiomis est professeure de littérature à l’université Paris Ouest Nanterre, responsable de la revue Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie.

Entretien réalisé par Anna Musso paru dans l’Humanité du 4 Octobre 2013

Retrouvez les événements organisés en France sur le site Internet : https://sites.google.com/site/diderot2013/


2 commentaires liés à cet article

  • Je lis avec regret que Marie Leca-Tsiomis est qualifiée de « professeure » (sic) de littérature. Cette graphie choque à plusieurs titres et il serait bon que La faute à Diderot en reconsidère l’emploi.

    Il ne s’agit naturellement en aucune façon de refuser la féminisation des titres, mais de féminiser à bon escient.

    Seuls les adjectifs (le plus généralement des comparatifs) en « -eur » ont un féminin en « -eure » (comme meilleure , supérieure , etc.), et non les substantifs !

    Le « e » n’est, en effet, pas une marque universelle de féminin, en particulier dans les mots en « -eur », comme fleur , blancheur , tiédeur , couleur , etc., tous féminins. La féminisation de termes comme docteur , professeur , auteur , par exemple, prend ainsi une forme épicène : une docteur, une professeur , une auteur , etc. Précisons que ce dernier mot a été employé ainsi par Boileau aux vers 463 et 464 de sa Satire X :

    « [...] De livres et d’écrits, bourgeois admirateur,
    Vais-je épouser ici quelque apprentive auteur ? »

    Plus récemment, le féminin « autrice » , tenté par Emile de Girardin, aurait certainement mérité moins d’indifférence.

    C’est dans ce nécessaire respect de l’orthographe que l’association (française) des professeurs de lettres mentionne ses membres de sexe féminin comme « professeur agrégée », « professeur certifiée », y compris quand celles-ci sont docteurs es lettres et auteurs d’ouvrages ! Le titre officiel est d’ailleurs, pour les deux sexes, « professeur des universités ».

    L’argument de l’évolution, invoqué par certains pour justifier cette atteinte à l’orthographe, n’est pas judicieux. Si, en effet, la société évolue en faveur de la féminisation des titres et de la façon de les nommer ; la langue française, elle, a d’autres règles. Elle a, de façon constante, évolué de façon à éliminer les lettres qui ne se prononcent pas . Ce n’est donc pas pour en ajouter.
    En outre, toutes les recherches en psycho-mécanique du langage ont montré que, dans le français contemporain, les marques de genre et de nombre avaient une tendance marquée à disparaitre de la fin des mots et à ne plus se maintenir que dans les déterminants, c’est-à-dire à être anticipées ! L’idée de suffixer un « e » est donc, au sens propre, une démarche « réactionnaire » (je ne parle naturellement pas ici de politique).

    Alors, oui, on peut dire « la ministre » (c’est même chez Racine), « la cheffe » (comme l’écrivait Jeanne d’Arc) ou « l’écrivaine » qui, si ces féminisations ne sont pas reçues par tous, ou n’ont pas la sanction du bon usage, ne heurtent cependant pas les règles du français. En revanche, il faut s’opposer de la façon la plus nette au non-sens linguistique des pseudo-féminins en « -eure » .

    Merci d’y faire réfléchir la sympathique équipe de La faute à Diderot !

    Bien cordialement,

    Philippe L.
    (accessoirement docteur en Sciences du Langage)

    • Je souscrit tout à fait à la thèse de Philppe L. sur le féminisation de certaines profession. Je ne suis pas aussi savant que lui, mais j’appellerais ça du "grammaturgiquement correct".
      J’écris dans La faute à Diderot, je n’ai jamais utilisé le vocable "auteure", professeure", and so on.
      Pour prendre un exemple tiré de la vie courante, la pharmacie ou je me sers est tenue par une jeune femme. Au tout début, j’ai dû lui dire quelque chose comme "voilà mon ordonnance, madame la pharmacienne". Elle m’a gentiment repris en me disant "la pharmacienne, c’est l’épouse du pharmacien. Je suis docteur en pharmacie". Elle a prononcé docteur, pas docteure.
      Jacques Barbarin

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