La thèse de l’islamo-gauchisme n’est pas qu’un bricolage idéologique pour pourfendre les séparatistes, communautaristes et autres ennemis de la « laïcité républicaine ». Elle a à voir avec une polémique d’une agressivité extrême lancée par les courants des sciences sociales portant sur les problématiques du colonialisme-universalisme-esclavagisme-racisme et dont l’hégémonie se voit contestée par les tenants de l’approche pré et/ou décolonialiste.
Le 26 décembre 2019, paraissait dans l’Express une tribune dont le titre, Les bonimenteurs du postcolonial business en quête de respectabilité académique, était on ne peut plus explicite. Cette tribune était dans le même esprit que plusieurs autres publiées les mois précédents : Comment le racialisme indigéniste gangrène l’Université (FigaroVox 7 septembre 2018), Le décolonialisme, une stratégie hégémonique : l’appel de 80 intellectuels (Le Point 28 novembre 2018), Les “décoloniaux” à l’assaut des universités (L’Obs, 30 novembre 2018), L’offensive des obsédés de la race, du sexe, du genre, de l’identité (Marianne, 11 avril 2019). La tête de gondole de cette campagne, Pierre – André Taguieff, vient de publier un ouvrage, L’Imposture décoloniale. Science imaginaire et pseudo-antiracisme qui porte la polémique à un niveau d’agressivité rarement atteint. Ce dernier et cinq autres universitaires et chercheurs (Nathalie Heinich, Isabelle de Mecquenem, Dominique Schnapper, Véronique Taquin et Laurent Bouvet) signataires de la plus récente tribune s’en prenaient à plusieurs de leurs collègues dont l’ « objet principal de préoccupation, (est) l’héritage du colonialisme, et leur posture hypercritique à l’égard de l’Occident, supposé intrinsèquement colonialiste, raciste et impérialiste. ».
Il me paraît ici secondaire de mettre l’accent sur l’agressivité des propos pour ne retenir que le fond de la polémique. Pour ce faire, j’en reproduis les passages les plus significatifs :
-« Tous les théoriciens du postcolonialisme postulent que, dans les sociétés postcoloniales, l’héritage du colonialisme, expression de la "domination blanche", est à la fois vivant et structurant. Ils croient le voir à l’oeuvre dans l’ordre social, les mentalités et le discours dominant. D’où l’appel à déconstruire les représentations sociales, les croyances et les stéréotypes constitutifs de cet héritage, voire, pour les plus radicaux, l’ordre social-racial tout entier, supposé intrinsèquement inégalitaire et discriminatoire. Mais cette orientation antiraciste coexiste avec une propension à appréhender tous les problèmes sociaux et politiques en termes ethno-raciaux, notamment sur la base de la catégorisation binaire "Blancs-Noirs" ou "Blancs vs. les autres", et sur celle de l’opposition dominants/dominés. Il s’ensuit que les identités raciales sont placées au premier plan, marginalisant tous les autres aspects de la vie sociale et culturelle. »
-On en retient la thèse relativiste selon laquelle l’idée d’une rationalité universelle n’est qu’une imposture occidentale. Tous, universitaires, militants et entrepreneurs idéologiques se réclamant des études postcoloniales postulent que la "domination occidentale" ou "blanche", à travers la colonisation ou l’impérialisme colonial, est la nouvelle clé de l’histoire.
- C’est aussi diffuser comme une évidence fondatrice la thèse selon laquelle le moteur de l’histoire est la lutte des races et des sexes.
- cette haine de l’Occident théorisée par les adeptes du postcolonialisme et du décolonialisme alimente le racisme anti-Blancs diffusé par des minorités actives formées de prétendus "racisés".
- Les importateurs français des postcolonial studies entendent depuis leur ouvrage-manifeste, La Fracture coloniale (2005), décrypter la société française contemporaine "au prisme de l’héritage colonial". Tout s’explique selon eux par des survivances et des résurgences.
Ce n’est qu’en octobre 2020, plusieurs mois après la publication de cette tribune, que Pascal Blanchard et Nicolas Bancel, deux des chercheurs mis en cause ont décidé d’y répondre. Ils l’ont fait en publiant successivement deux articles Professer le faux : il faut brûler l’histoire coloniale – sur le postcolonial sur le site A.O.C faute d’avoir pu le faire dans L’Express, la direction de l’hebdomadaire n’ayant pas autorisé un droit de réponse dans ses colonnes. Le ton de leur réponse est à la mesure de celui adopté par les signataires de la tribune. Nous ne nous y arrêterons pas pour privilégier une fois encore le fond du débat sur lequel ils interviennent en les termes suivants (extraits) :
- Les auteurs de la tribune nous assènent la « vérité » : « Tous les théoriciens du postcolonialisme postulent que, dans les sociétés postcoloniales, l’héritage du colonialisme, expression de la “domination blanche”, est à la fois vivant et structurant. » C’est, malheureusement, un peu plus complexe.
-de multiples interprétations traversent ce courant (les études postcoloniales. NDLR), beaucoup de chercheurs y critiquant d’ailleurs la systématicité d’une « théorie globale » qui ferait de la colonisation la matrice unique de notre contemporanéité.
- De même, entre autres affirmations sans nuance, les auteurs de la tribune présentent comme un dogme pour ceux qui travaillent dans une perspective postcoloniale « que les identités raciales sont placées au premier plan, marginalisant tous les autres aspects de la vie sociale et culturelle ». Eh bien non, pour de nombreux chercheurs proches de ce courant, c’est un des éléments de l’analyse, qui côtoie la question sociale (qui est pour nous essentielle), les dynamiques politiques, la multiplicité des appartenances, la question du genre, etc., que ces auteurs croisent dans une optique intersectionnelle.
- Les chercheurs attaqués intègrent ces paramètres (la « race » et le racisme) dans leurs travaux, sans en faire pour autant un dogme. Ils s’autorisent certes à questionner les héritages de l’Empire, y compris le rôle de la colonisation dans la construction du racisme scientifique ou « populaire », l’anticolonialisme, la trajectoire des États postcoloniaux, les effets postcoloniaux des systèmes économiques impériaux, etc.
Cette polémique, qui pourrait passer comme savante a, en fait, des retombées politiques redoutables. Pour preuve, entre le 22 et le 25 octobre, quelques jours après l’assassinat de Samuel Paty, Michel Blanquer s’était démené sur Europe 1, au Sénat, puis dans le Journal du dimanche pour s’en prendre aux « courants islamo-gauchistes très puissants dans les secteurs de l’enseignement supérieur qui commettent des dégâts sur les esprit. » Il appelait à combattre « une matrice intellectuelle venue des universités américaines et des thèses intersectionnelles », une « idéologie » qui aurait « gangrené une partie non négligeable des sciences sociales françaises ». La référence aux approches postcoloniales était on ne peut plus claire. Et si l’on en doutait, ces propos recevaient immédiatement le soutien d’une centaine d’intellectuels, dont plusieurs avaient déjà été signataires des tribunes citées plus haut. Dans cette nouvelle tribune (Le Monde, 31 octobre), ils dénonçaient une « idéologie qui mène au pire » et « les idéologies indigéniste, racialiste et « décoloniale » (…) nourrissant une haine des « Blancs » et de la France ».
Il ne faut pas s’y tromper, cet acharnement concerté au plus haut niveau de l’État pour décider de ce qui dans les productions académiques serait acceptable de ce qui ne le serait pas, n’est pas qu’une affaire d’ intellectuels. En fait, il renvoie à une vision binaire et guerrière par laquelle le pouvoir politique jugerait de qui a le droit de s’exprimer et qui ne l’a pas, qui est républicain et qui ne l’est pas, qui est laïque et qui ne l’est pas, qui a sa place dans la société et qui ne l’a pas.
3 décembre 2020