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Le logiciel des années Mitterrand
Par François Cusset

Apologie de l’autre mai, celui de 1981, à profusion. Célébration en bon ordre d’un grand jour, car c’en fut un. Béatification d’un président défunt, à en faire oublier celle du pape Jean Paul II. Pourtant, si le trentième anniversaire de l’élection de François Mitterrand suscite ce déluge commémoratif, entre louanges et nostalgie, on ne peut l’imputer seulement aux donneurs de leçons des années 1980, aux propriétaires de la marque déposée "Mitterrand", même s’ils sont toujours à l’avant-scène en 2011.

Dans le contexte actuel, la réticence manifeste à faire de cet anniversaire l’occasion d’un bilan critique procède d’une double contrainte, comme l’appellent les psychologues. Une double contrainte expliquait aussi, au milieu des années 1980, le fameux "silence des intellectuels de gauche" : à l’époque, ne pas critiquer ouvertement le pouvoir, pour ne pas faire le jeu de la droite, mais ne pas le défendre non plus, au risque de la malhonnêteté. La double contrainte, cette fois, ne s’embarrasse pas de ces scrupules. On ne célèbre pas la gauche, cette notion un peu obsolète, mais un homme et une fonction qui n’ont qu’en France ce prestige et ces prérogatives, démesurés, sinon dangereux.

Si on leur rend cet hommage unanime, c’est bien sûr parce que la fonction a perdu de sa superbe, celui qui l’incarne aujourd’hui défoulant sur sa personne les rages et les rancoeurs de la majorité. Tout le monde paraît s’accorder à dire qu’on est passé en trente ans, et trois présidents, du Roi-Soleil de 1981 au Roi-Solex, si l’on osait cette formule pour désigner Jacques Chirac, puis au Soi-Rolex de 2007. Un prince au-dessus du lot, qu’on disculpe au nom de sa stature. Puis son successeur de 1995, qu’on regrette aujourd’hui sous les traits d’un homme simple et sympathique. Et le président actuel, dont les réflexes de caïd et les manières de nouveau riche auraient rompu la distance qui a toujours fait, en France, le respect de la fonction.

Ce rapport à nos derniers chefs d’Etat, avec sa psychologisation et ses raccourcis, n’est pas seulement le fait d’une démocratie outrancièrement médiatique. Il est aussi le symptôme d’une passion très française pour le "granthomme", adulé puis honni, d’un désir de chef qui fait de la politique française, dans le tableau de la psychologie des peuples, ce mélange singulier de sujétion volontaire et d’insoumission soudaine. C’est ce que Jacques Lacan, en une prophétie qui résume le passage d’un mai à l’autre (de 68 à 81), lança en 1968 aux jeunes gauchistes à cheveux longs venus interrompre son séminaire : "Vous avez besoin d’un maître, et vous l’aurez !" Ils l’ont eu, en 1981.

Sauf que le besoin d’un maître, à l’âge des médias et de l’immédiateté, devient la complicité fantasmée avec un personnage : c’est de cette mue du roi en mascotte, ou du chef en fétiche, trompeusement inoffensif, que la longue présidence Mitterrand est contemporaine. Elle l’a inspirée autant qu’elle en a bénéficié, jusqu’à aujourd’hui. C’est un peu la prosopopée des mythes anciens, qui changeaient une abstraction en personnage, une statue en individu, les personnalisant, leur donnant vie. Mais adaptée à la démocratie médiatique, avec ses marionnettes de télévision et ses discussions de comptoir.

Souvenons-nous. Mitterrand fut métamorphosé en divers personnages, qui éloignaient l’homme des compromis et des trahisons de la politique réelle, le rapprochaient des Français, le plaçant à l’abri du temps aussi, jusqu’à adoucir la fin pourtant crépusculaire de son second mandat, entre cohabitation et Europe à marche forcée, entre sa maladie, qu’il ne pouvait plus cacher, et le retour sur sa vie des spectres de Vichy. De ces personnages, on peut retenir trois figures, qui étaient les mieux à même de lui offrir l’éternité : Tonton d’abord, autrement bienveillant que la figure paternelle, mais aussi Kermit la grenouille, toujours plus malin que les autres animaux politiques (au "Bêbête show" de TF1), et toujours la figure de l’auctor, combinant l’autorité naturelle et les vertus du lettré, de l’amoureux des livres - de l’auteur, puisque c’est à ce titre qu’il dama le pion à son adversaire Chirac et remporta largement l’élection de 1988, après avoir envoyé en guise de programme une Lettre aux Français qui le hissait pour de bon au-dessus des mesquineries de l’affrontement partisan.

Et pourtant. Il est plus que jamais nécessaire, en cet anniversaire, de dissiper l’écran de fumée. Aussi nostalgiques que puissent être certains d’une grandeur perdue, ou d’un homme à la hauteur de la fonction, il ne faudrait pas réduire l’homme au personnage, la fonction à l’homme, ni cette époque lointaine, dans laquelle notre présent prend ses sources, aux seuls débats sur l’homme d’Etat, le Florentin, ou sur cette "passion de l’indifférence" qui était sa marque - selon l’expression qu’il reprenait aux écrivains de la Restauration, sa période littéraire préférée. Ce serait priver les générations ultérieures, celle qui devint adulte à ce moment-là et celles qui la suivirent, des instruments dont elles ont besoin pour comprendre ce qui s’est passé. Ce qui nous est arrivé. Car les années Mitterrand sont celles d’une transition historique. Elles sont celles d’un choix politique assumé [1], mais présenté comme inévitable, et par conséquent celles d’un double jeu magistral, destructeur à bien des égards.

A la série des personnages, il faut substituer celle des mots à double sens, ou des contradictions, d’aucuns diraient des mystifications pures et simples. C’est d’abord à cet ex-antigaulliste en chef, contempteur du "coup d’Etat permanent", qu’on doit le néogaullisme d’une République présidentielle, et ses dérives autocratiques dénoncées aujourd’hui. La "gauche" ensuite, le mot et l’aspiration : François Mitterrand, patron unique de la gauche, sans successeur dans ce rôle, est aussi le fossoyeur de la différence droite-gauche, pour avoir réduit l’émancipation à une promesse rhétorique et la réalité du pouvoir au réalisme de sa gestion.

On lui doit l’abandon par la gauche des classes populaires, et par tous du mot "peuple" : celui qui dédiait son élection de 1981 aux Français de peu, "qui toute leur vie ont espéré ce jour où leur pays viendrait enfin à leur rencontre", a vite perdu le peuple, à tous les sens du terme, social comme électoral. Il semble en 1990 qu’il n’en reste plus que ce style "popu sublimé" (sic) cher aux publicitaires alors en vogue, de Jean-Baptiste Mondino à Jean-Paul Goude (qui mit en scène le Bicentenaire de 1789).

L’ère Mitterrand, où les idées subversives des années précédentes servaient désormais à rafraîchir les médias et l’entreprise, vit triompher également l’ordre des experts, l’argument spécieux de la compétence : pour substituer les "sociostyles" aux classes sociales, la science de la "tolérance zéro" à la prévention de la délinquance, le management à l’américaine à la logique du service public, et même l’artefact du sondage à la volonté politique.

L’essor de la communication politique et du conseil en image sous le règne de ce président altier, inflexible, n’est pas le moindre des paradoxes. Pareil, loin de son éloquence, pour la vogue du "TapSeg" comme on disait alors : mélange du sabir du communiquant Jacques Séguéla et du franc-parler de l’homme d’affaires Bernard Tapie. Quant à la "créativité" chère à Jack Lang, elle fut chantée partout pour être mise au service de l’entreprise France. Tandis que la "fête" était promue en nouvelle valeur républicaine, orchestrée à date fixe par le ministère de la culture.

La "crise", de son côté, ce signifiant-maître des années 1980, était alors, selon les mêmes, à la fois le virus à éradiquer, à force de vertu et de probité, et cette chance pour la France de secouer ses paresses, de s’adapter, de se moderniser. Même la décentralisation, avec son ambition louable de "décoloniser la province" (selon le mot fort de Michel Rocard), a eu des résultats mitigés, entre nouvelles baronnies locales et surenchère publicitaire pour mieux vendre sa ville et sa région.

Au coeur du vocabulaire de la génération Mitterrand, rien ne condense mieux cette duplicité que deux expressions antinomiques mais compatibles, la "diversité" d’un côté, louée par SOS-Racisme et les médias en vogue, et de l’autre la "pensée unique", maudite bientôt par tous, aussi liée soit-elle pourtant à ces thématiques nouvelles. Au-delà du lexique, ce qui était en jeu derrière cette forme inédite de double discours, ou cette "idéologie de la fin des idéologies" (ainsi que la qualifia le sociologue Pierre Bourdieu), c’était l’aptitude des nouvelles élites des années 1980 à faire accepter par les Français une série d’options politiques présentées comme fermées, moyennant des polarités mensongères : renflouement par l’intégration européenne ou faillite en solitaire, libéralisation ou déficits intenables, morale antiraciste ou lepénisme haineux, République ou barbarie.

C’est contre ces faux choix, et les idéologues qui les ont promus, qu’un mouvement social nouveau, pluriel, mal représenté, s’est mis en branle depuis quinze ans, des grèves de l’automne 1995 au soulèvement des banlieues en 2005. Sans faire sortir la France, pour l’instant, de l’interminable double jeu des années Mitterrand.

François Cusset, historien des idées, ancien directeur du Bureau du livre français de New York, il est professeur à l’université Paris-Ouest

Texte publié dans Le Monde du 9 mai 2011

Notes :

[1Voir l’encadré "Fallait-il choisir entre l’Europe et la justice sociale sur lemonde.fr, en complément de cette tribune


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